Avec ses frayeurs de mécontemporain, Alain Finkielkraut est un virtuose dans l’art de « cliver », pour user d’un terme cher aux spécialistes du marketing et de la communication. Celui qui, il y a douze ans, à la grande stupeur de tout ce que notre pays compte de vigilants, prenait fait et cause pour un écrivain (déjà) passablement borderline, Renaud Camus, n’est certes pas toujours avisé dans ses foucades ; mais voilà : qu’on adhère, ou non, à son pessimisme culturel, qu’on valide ou qu’on récuse la tonalité crépusculaire du plus austro-hongrois des intellectuels français, la lecture de ses livres impose d’abord la vibration d’un style. Un style : sceau d’unicité d’une pensée qui avance en se mesurant à d’autres, en ferraillant le cas échéant, et dont l’auteur, recordman de la citation, se veut vulnérable aux surprises de la conversation. Normal. Il y a une définition de la culture dont Finkielkraut s’inspire : celle que livre, je crois, La crise de la culture, ouvrage dans lequel la philosophe Hannah Arendt explique que la culture, c’est d’abord l’art de « se choisir des compagnons« . On répondra qu’à force d’enchevêtrer les admirations, à force de nouer autour de sa pensée l’anneau de Moebius de références scintillantes, de rebrousser de Kundera à Arendt, avec stations chez Hans Jonas ou Günter Anders, plongées chez Levinas, Patocka, et descentes en rappel vers les sources romantiques de la phénoménologie, Finkielkraut a tellement brouillé les pistes qu’il est lui-même sans doute un peu perdu dans son dédale intertextuel. Peut-être, mais pas sûr : les recueils publiés à intervalles réguliers par Stock à partir de la programmation de son émission « Répliques » sur France Culture, donnent justement à saisir une pensée en vol, dans le vif de l’interlocution, un « think in progress » bondissant, hésitant, véhément.
70 ans après la mise en œuvre officielle de la Solution finale, il faut saluer l’entrée en Folio du recueil que Finkielkraut a consacré, en 2010, à L’Interminable écriture de l’Extermination. Un recueil à vingt voix, où des historiens comme Philippe Burrin, Annette Wieviorka ou Serge Klarsfeld, des écrivains comme Daniel Mendelsohn et Gitta Sereny, ou encore les philosophes Pierre Bouretz, Alain Badiou et Marc Crépon, se penchent, à ses côtés, sur cet obscur foyer de nuit du XXe siècle. Disons-le d’emblée : pour le producteur de « Répliques », il ne s’agit pas d’un objet de réflexion parmi d’autres, mais de la texture la plus intime de sa biographie familiale. Fils unique de survivants, il a raconté dans Le Juif imaginaire les ombres au milieu desquelles il a passé son enfance, il a dit aussi la découverte plus tardive d’une urgence dont ces ombres lui avaient fait l’injonction silencieuse : celle de passer « de l’ostentation à la fidélité ». Trente ans après Le Juif imaginaire, cette Interminable écriture de l’Extermination consacre une trajectoire marquée par cet effort vers la « fidélité », par-delà les données immédiates du narcissisme.
Il s’ensuit, on l’a vu, quelques devoirs de vérité, aussi patients et fragiles que l’édifice historiographique qui tente, depuis les lendemains de la Libération, d’approcher la destruction de six millions d’êtres humains par l’un des pays les plus éduqués de la planète ; il en découle, surtout, une poignée d’intuitions théoriques qui consistent, pour le philosophe, à réaffirmer face aux interlocuteurs qu’il a sollicités la nécessité du devoir de mémoire (et à souligner l’entière légitimité de la loi Gayssot, comme il l’a fait encore à La Règle du jeu, en janvier 2012), tout en précisant à chaque fois que le souvenir le plus fidèle se soustrait aux redondances du lyrisme et de l’analogie complaisante. Penser Auschwitz sept décennies après Auschwitz, cela implique, d’abord, selon lui, de récuser en doute ces modalités de la mémoire qui se réduisent à ce qu’il nomme ici des « morceaux d’éloquence ».
Des « morceaux d’éloquence » ? Pense-t-il, en l’occurrence, au « plus jamais Auschwitz » dont l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer, dans un beau discours que le philosophe n’a pas toujours épargné, expliquait qu’il était appelé à devenir le Grund, autrement dit le fondement de la communauté de destin européenne en gestation ?
Finkielkraut songe plutôt visiblement à des tendances mémorielles « extrêmement réductrice(s), faisant du nationalisme le seul coupable » ou inclinant à limiter le mal radical à un hyper-chauvinisme botté. Quel dispositif discursif met-il alors dans son viseur ? Un travail d’historien, d’abord, celui de l’Américain Daniel J. Goldhagen, titré Les Bourreaux volontaires de Hitler. Face à ses invités, les historiens Enzo Traverso et Jean-Michel Chaumont, il s’emporte contre cette reductio ad patriotum, en pensant pouvoir lui opposer les intuitions précoces de la philosophe Simone Weil : « Le succès de Goldhagen » consiste, martèle-t-il, à ne tirer « d’autre leçon de l’épisode nazi que la nécessité d’en finir avec l’identité nationale ». « Et une telle pratique de la mémoire, précise-t-il, refoule aussi la trajectoire pourtant exemplaire de Simone Weil. Sous l’influence d’Alain et du pacifisme radical né dans les tranchées de la guerre de 14, elle découvre le « spectacle hideux » de Français qui ne se sentent liés à rien par aucune fidélité. La catastrophe tient, pour elle comme pour Marc Bloch, non dans le déchaînement mais dans l’effondrement du sentiment national. D’autres menaces pèsent donc sur la vérité que la concurrence des victimes ou le judéocentrisme ». Cette envolée radiophonique toute finkielkrautienne pointe l’une des ces menaces sous-estimées : l’anti-nationisme de principe, qui est devenu, au gré des simplifications idéologiques et médiatiques, l’un des axiomes granitiques de la grammaire mémorielle. N’en déplaise aux apparences, Finkielkraut ne fait ici aucune concession au passéisme souverainiste : dans sa polémique inapaisée contre la mentalité « post-nationale », où le patriotisme constitutionnel de Jürgen Habermas est compromis, c’est le futurisme anti-national des hitlériens, leur volontarisme déchaîné contre toutes les patries charnelles du Vieux Continent, qu’il entend remettre en mémoire. Dans un texte de 1994, il citait le cri de joie de Pierre Drieu La Rochelle, consigné dans son Journal, au moment de l’invasion des Pays-Bas par les SS : « Le nombre des petites nations se raréfie en Europe ».
Finkielkraut aime brosser à rebrousse-poil l’esprit du temps. On l’applaudit de cette audace, quand on ne lui en fait pas reproche. Dans L’Interminable écriture de l’Extermination, il ne fait pas faux bond à sa légende. Si la Shoah, selon lui, ainsi que le lui suggère Traverso, doit être envisagée comme « mutilation de l’Europe« , comme la blessure inguérissable que la civilisation occidentale s’est infligée à elle-même, il en découle un autre précepte : pour n’être pas « vaine », la mémoire doit être vectorisée par une conception tragique de la liberté. Car, ajoute-t-il, méditant sur l’exemple de ceux que Primo Lévi nomme les « Muselmänner, les damnés du camp », l’expérience concentrationnaire « nous apprend qu’un homme qui est seulement un homme n’est pas vraiment un homme, que la liberté n’est pas une donnée élémentaire de l’existence, contrairement à ce qu’établissait Sartre, mais qu’elle est fragile, non héroïque, qu’elle peut être brisée et, par conséquent, requiert des institutions ». Outre que l’on reconnaît aisément ici la marque de la phénoménologie arendtienne, qui célèbre dans l’ « agir humain » une tentative d’assurer la « continuité du monde » contre le jeu incessant du naître et du mourir (autrement dit contre la spontanéité du « processus vital »), Finkielkraut s’aventure dans un nouveau territoire de pensée, qui dépasse les dualismes métaphysiques souvent attachés à l’exercice du devoir de mémoire : un territoire situé au-delà de l' »humanisme de l’Autre homme ». Saisissant paradoxe terminal : tout en s’inscrivant dans la « génération Lévinas » (BHL), Finkielkraut confirme sa prise de distances avec « une série d’antithèses » que, comme il l’explique à Marc Crépon et à Hadrien France-Lanord, il redoute « de voir se figer » : « l’être ou l’autre, l’ontologie ou l’éthique, la terre ou les hommes ».
Un paradoxe terminal qui relance une interrogation déjà effleurée les échanges du philosophe avec ses amis Benny Lévy et Bernard-Henri Lévy : faut-il être seulement lévinassien pour répondre correctement à l’injonction de la mémoire ? Faut-il, en d’autres termes, refuser de prendre en charge toute autre question que celle de l’Autre pour être fidèle au souvenir de six millions de Juifs assassinés ? Ne concluons pas, et laissons, pour l’heure, le dernier mot au doute – et au trouble.
Il est vrai qu’Alain Finkielkraut est un personnage assez trouble. un commentateur compulsif.
Mais il est vrai également que ses écrits sont bien plus profonds que l’image du philosophe méditique que nous avons.
Un grand intellectuel mais qui se laisse trop séduire par les sirènes des débats polémiques.
Il apporte souvent de la profondeur à ses débats mais finit également par s’y perdre.
« On » a décidé, dans les médias, de permettre à Finkielkraut d’y battre un record de présence.
« Monsieur Le Philosophe » (?) a passé sa vie à courir d’un plateau de radio-télé à l’autre. Il devrait bien réfléchir à cette question : s’est-il servi autant des médias que les médias se sont servi de lui?
Finkielkraut jouit de la détestation dont il est l’objet … Ce n’est pas possible, sinon, à son âge …
Cette détestation s’explique tout simplement par la nausée …cette omniprésence… …
Le matraquage médiatique, n’importe lequel, finit toujours par lasser.