Mon cher fils,
Je ne t’écris pas souvent, mais aujourd’hui les circonstances l’exigent. Demain, dimanche 6 Mai 2037, tu voteras, pour la première fois de ta courte vie. Tu seras seul, face à ta conscience, dans l’isoloir. Enfin c’est une licence poétique, car comme tu vas l’expérimenter, désormais, en France, le vote se fait depuis l’i-pod 15 de chaque citoyen. Pourquoi t’écrire, me diras-tu ? Ce n’est pas pour ta pension alimentaire. Comme tu le sais, en cette belle année 2037, tout comme le Qatar a de grandes chances de remporter la prochaine coupe du Monde, le Nouveau Parti Socialiste va probablement gagner ces élections. C’est un fait : telle l’apparition régulière d’une comète un peu molle, tous les vingt-cinq ans, nous, peuple de gauche, gouvernons. Entre deux occurrences, nous sommes progressivement mais inexorablement enthousiastes, gênés, déçus, battus, et Laurent Fabius a une calvitie un peu plus prononcée entre chaque passage à Bercy ou Matignon.
Aujourd’hui mon fils, je sens que tu hésites à voter socialiste. Tu entends partout que cela amènerait la peste, le choléra, la faillite financière, les attaques spéculatives, et des vagues d’immigrés. Ton vote est retenu par un mélange de curiosité, d’appréhension, de crainte. Curiosité : ça fait quoi, un gouvernement de gauche ? Est-ce que Stéphane Guillon continue à faire des blagues dessus ? Appréhension : seront-ils à la hauteur ? Serai-je déçu ? Où sera Laurent Fabius ? Crainte, enfin : mais enfin, les marchés, la mondialisation, Wall Street, le déficit : la France résistera-t-elle ? Mon fils, écoute-moi. Éteins donc Europe 1 (Alain Duhamel devrait vraiment prendre sa retraite, ça lui fait quel âge ?). Ne lis pas les arguments du Mouvement Populaire Bleu Marine. Je vais te raconter pourquoi j’ai voté Hollande il y a vingt-cinq ans, et pourquoi, tu devrais en faire de même dimanche prochain, sans crainte ni peur. Oui, écoute donc l’histoire de ce beau mois de Mai 2012.
Je me souviens.
A cette époque, nous n’avions pas les machines à café portables. Bénabar n’était pas mort d’une overdose. La Chine n’avait pas racheté la Grèce. Il y avait encore du pétrole. On en était à The Voice, saison 1. Parfois, les gens allaient acheter des livres dans des librairies. « La Guerre est déclarée » était le titre d’un film français, et pas celui de l’essai d’Eric Zemmour sur l’immigration. On portait des chino de couleur et Jean Dujardin avait des cheveux. Bref : c’était il y a longtemps.
Je me souviens. Nous sortions de cinq ans de Sarkozy. Apprend-t-on encore de nos jours qui fut Nicolas Sarkozy ? Je sais que les jeunes d’aujourd’hui confondent un peu, qui est avant qui, René Coty, Jacques Chirac, Philippe le Bel ou Mitterrand. La Vème République est si loin… Je vais t’expliquer : Nicolas Sarkozy était un avocat extraordinaire, et un président médiocre. Il pouvait plaider successivement, et avec la même apparente bonne foi la discrimination positive puis le républicanisme forcené, le libéralisme anglo-saxon puis l’étatisme convaincu, accueillir Kadhafi puis bombarder la Libye, inventer la République irréprochable puis se prendre un petit crème chez les Bettencourt, vouloir une France de propriétaires puis pourfendre les subprimes anglo-saxons, citer Jaurès et inventer à Grenoble des Français en sursis. Il interprétait tout ce qu’on lui demandait : un juke-box de l’idéologie. Il était de droite : la droite française fait toujours semblant d’être libérale, pire que Thatcher. Alors qu’en fait, autoritaire et étatiste comme pas deux, elle prend très vite la tentation d’administrer tout, du président des chaînes de télé au patron d’EDF. Sauf que Sarkozy, lui, aimait l’argent. Comme aucun autre dirigeant de droite avant lui. Écartelé entre son amour du volontarisme avec garde républicaine et sa passion pour l’entrepreneur et la méritocratie façon HEC, Sarkozy, c’était cohérent comme un film de David Lynch.
A cette époque, en France, nous, peuple de gauche, étions traumatisés, exactement comme tu l’es actuellement. Avant toi, moi, ton vieux père, j’ai aussi connu vingt ans longs et ternes de défaites électorales, de larmes dans les yeux, de quiches lorraines froides, dans les fédérations désertes. Jospin, deux fois, et puis Royal : Solférino, morne plaine. Nous avions les jetons : la présidentielle ce n’était pas pour nous. La droite, leurs sourires carnassiers, leur cynisme éclatant, leur avidité sans frein nous faisaient peur. Nous la gauche, nous devions perdre, c’était ainsi. Sarkozy était prêt à tout, et Véronique Genest le soutenait : c’était vraiment, mal parti.
A cette époque, déjà, le Figaro (oui il y avait encore des journaux, sur papier et tout, je te montrerai, j’en ai à la cave) effrayait les braves gens, en promettant le sort de la Grèce à la France. Comme aujourd’hui, en 2037, comme en 1981, et comme en 1936, comme toujours, en fait. Le pays était triste et gris, sans avenir, tel un dimanche en province devant Michel Drucker. Comme aujourd’hui, comme toujours, comme éternellement sous la droite, c’était la tyrannie de la non-alternative, la dictature des gens raisonnables, le « je ne vois pas pourquoi on changerait », le « il est là, donc c’est lui le mieux placé ». Un syndrome Raymond Domenech (mais cet homme n’a pas marqué les annales du foot français, je t’enverrai sa fiche Wikipédia pour comprendre). En ce temps-là, en Europe, triomphait le règne mortifère d’une austérité technocratique. Au prix d’un monstrueux crime historique, cette fédération bâtie sur l’amour commun de la démocratie et du progrès social, se convertissait aux vieilles lunes d’une légitimité de droit divin. Sacré à la City, le souverain était plus intelligent, averti et clairvoyant que le peuple à ses pieds. Hobbes avait gagné sur Rousseau, qui avait la tête dans le ruisseau. La Grèce et l’Italie se gouvernaient comme des duchés de Goldman Sachs ; on allait mettre la France au pas.
Et puis voilà. François Hollande arriva. Ramène tes vieux souvenirs du bac : 1936, Léon Blum, 1981, Mitterrand, 2012, Hollande. François Hollande : le mariage gay, l’euthanasie, la politique sociale. Le renouveau de l’Europe. Je me souviens, du 6 Mai : la place de la Bastille noire de monde, le soir couleur figue fendue, le visage grave de Jean-Pierre Elkabach (quel âge ça lui fait à lui aussi ? Il devrait prendre sa retraite, non ?). Benjamin Biolay chantait l’Internationale avec Brigitte Fontaine, Étienne Mougeotte, sur le trottoir, pleurait doucement. Laurent Fabius pestait, pris dans les embouteillages sur la route de Matignon où il aurait voulu arriver le premier, avant Martine Aubry, qui elle, dansait sur les Black Eyed Peas avec Jamel Debbouze. Bien sûr, quand Eva Joly proposa de limiter strictement à deux verres les consommations d’alcool, sous peine de convocation au tribunal d’instance, la fête fut moins folle, mais avec du goudron, des plumes, et Éric Besson, ce fut néanmoins rigolo.
A cette époque, ce que l’on appelait le Front National rassemblait plus de six millions de personnes. Laissés à l’abandon par une école massacrée, un champ social dévasté, flattés grassement dans les préjugés de café-comptoir musulmano-sceptiques, les lepénistes de France nous envahissaient. Ne se contentant plus des paisibles retraités amoureux de l’ordre blanc entre Dunkerque et Tanmarasset, Marine Le Pen (alors à sa première tentative présidentielle) avait également conquis les ouvriers déclassés et sous-chef de bureau au Conseil Général des Vosges soucieux des bonnes conditions d’égorgement de la race porcine sous nos latitudes. Que devions-nous faire ? Les excuser, eux, ces victimes de la mondialisation ? Tout homme est moral, libre et responsable : voter FN ne s’excuse pas. Même si c’est dur, atroce, compliqué, nous avons toujours le choix de faire ce que nous devrions faire : les données sociologiques ne nous conditionnent pas. Face à l’isoloir, la conscience éthique aurait dû parler : donc, pas d’excuses. En revanche : comprendre, pour éviter les récidives. Bref. Les électeurs FN, quand y en a un ça va, c’est quand y en a plusieurs qu’y a des problèmes. Face à eux, en 2012, les Docteurs Frankenstein de l’UMP contemplaient, hébétés, leur créature : Néron, à l’Élysée, devant Rome en flammes, se demandait où il avait bien pu mettre l’extincteur.
La situation était donc grave. On nous promettait la banqueroute, l’invasion, les croisades, et pourtant comme tu le sais, nous avons choisi l’espoir, et la justice. La République forte et émancipatrice qui fit du monde une chance, du futur un sourire. Le socialisme, c’est comme des vacances en Bretagne : une réputation infâme, alors qu’en fin de compte, c’est quand même là qu’on passe nos meilleurs moments. Alors je t’en prie, mon fils, en 2037, pas d’histoires, vote pour le Nouveau Parti Socialiste. Même François Bayrou, défait à sa quatorzième tentative, appelle à battre Jean Sarkozy. Ok, Thomas Hollande est un peu mou et terne, mais si tu savais, on disait la même chose de son père (si, si !) Et regarde un peu comment il s’est débarrassé de Laurent Fabius pendant la primaire. Et puis tu ne peux pas voter Jean Sarkozy : cinq ans encore, non merci. Le changement, c’ était hier : ce doit être maintenant.
Je t’embrasse.
Ton père.
Déjà les Français parlaient un peu grec.
Pourquoi Jean Sarkozy a-t-il donc été élu? Parce-qu’en 2012 le père ne pensait pas à son fils et votait pour un candidat qui mentait sans compter. Dès les mandats suivants la droite revint et appliqua un programme plus dur que de coutume. Réparer finalement les bêtises d’un homme qui préférait le pouvoir à son pays. Déjà les Français parlait un peu grec.