Pour faire baisser le Front National, deux méthodes ont été essentiellement utilisées : 1) la pratique du « cordon sanitaire », c’est-à-dire le refus de tout contact avec ses élus, sur la base de sa disqualification morale ; 2) la récupération de ses thèmes, au motif de « réintégrer à la République » des électeurs qui sont des « citoyens comme les autres ». Partant d’une conception claire du rôle tenu par le Front National dans notre système politique, une stratégie nouvelle doit donc s’élaborer sur la base de ces tactiques ayant échoué. Une piste importante peut être d’aider le parti à s’institutionnaliser (jouir de parlementaires) tout en asséchant son terreau culturel (isoler ses thèmes sans les disqualifier moralement).

Pourquoi le Front national?

Le parti est né en 1972 sous l’impulsion des radicaux d’Ordre Nouveau cherchant une voie d’intégration au système politique. Il a conservé cette nature de compromis, avec des tensions entre partisans d’une ligne d’intégration au système et d’autres le rejetant en bloc¹. Alors que le FN a joui d’un groupe parlementaire entre 1986 et 1988, grâce au scrutin à la proportionnelle, aucun de ses députés n’a donné son nom à une loi. En revanche, depuis que le parti projette son ombre sur la scène politique, la législation relative à l’immigration n’a cessé d’être compulsivement révisée par toutes les majorités parlementaires. Le FN est donc structurellement un instrument de lobbying d’une fraction de l’électorat. Celui-ci ne réclame pas un retour à Vichy, mais un « libéralisme ethnocratique », où le libre marché est régulé par le discriminant ethno-national. D’où la capacité du parti à agréger ensemble des clientèles socialement très diverses.

Or, lors de la scission mégretiste de 1999, provoquée en grande partie par l’intensification de la question des modalités d’accès au pouvoir du parti, avec une ligne mégretiste d’ailleurs proche de celle qui est aujourd’hui empruntée par Marine Le Pen, la vision des mégretistes a été unanimement relayée : ils allaient remplacer le FN. La victoire leur était promise car ils avaient emporté l’encadrement et les structures de l’appareil dont ils étaient devenus les maîtres d’œuvre idéologiques. Le résultat du 21 avril 2002 est ainsi obtenu par le président septuagénaire d’un parti dépourvu de l’essentiel de ses cadres et militants, et à la doctrine désormais inexistante dès que l’on s’écarte du slogan de « préférence nationale ». En somme, la politique telle que conçue sur la base d’un corps militant diffusant un programme dogmatique relève de la défunte société industrielle. Elle se constitue désormais sur le modèle du marché où l’excitation d’une demande permet la production d’une offre. Le vote FN a su répondre à une demande politique, et on n’a pas assez insisté sur le fait que le 21 avril, la moitié du corps électoral s’est portée sur des candidats se présentant comme hostiles à la mondialisation néo-libérale. Leur report en 2007 sur le candidat Sarkozy tient moins au fait qu’il traite de l’identité nationale que parce que ce discours se joint à la promesse « travailler plus pour gagner plus ». Soit un ordre social où la hiérarchie serait enfin légitime, où le travailleur déclassé n’aurait pas au-dessus l’obscénité des gains et en-dessous des immigrés censés jouir de toutes les aides. La façon dont le FN traite de « l’immigration » ou de l’« islamisation » lui procure une martingale à ce propos. En effet, ce qui est dénoncé n’a en fait que peu à voir avec l’islam ou l’immigration en soi, mais beaucoup avec l’état de nos sociétés atomisées socialement, culturellement, économiquement, urbanistiquement. Le FN est un parti qui use des gimmicks « immigration » et « islam » comme cibles, mais qui en fait dénonce la post-modernité occidentale. Autant dire que, quel que soit le nombre d’immigrés, leur origine, ou l’attitude des musulmans en France, son discours pourra continuer à s’épancher.

 

Réinventer le « cordon sanitaire »

Depuis 1982, nombre d’hommes politiques ont imaginé faire baisser le FN en « intégrant à la République » ses thèmes. L’inverse c’est toujours produit et l’histoire électorale a donné raison à la formule de François Duprat : « l’électeur préfère toujours l’original à la copie »². Le FN a ainsi systématiquement été crédibilisé et a pu progresser, avec pourtant un mode électoral qui lui interdit d’être représenté. Or, faisons un détour par notre histoire récente quant à un tout autre groupe politique, le Parti communiste français. Le PCF a abandonné, en 1976, la dictature du prolétariat comme but. Mais s’il représentait un quart des voix, ce n’était pas au nom de cette utopie, mais parce que là aussi les électeurs en usaient comme d’un vote de lobbying, cette fois non quant au thème de la « préférence nationale » mais quant à celui de la « justice sociale ». Or quelle a été la politique menée à l’encontre du PCF ? On a fait de révolutionnaires pléthores de conseillers municipaux. Ils ont géré leurs villes avec leurs problèmes de voirie, d’écoles, etc. Ils ont pensé à leur réélection. Le système électif a complètement digéré cette contestation par la normalisation. Nous avions eu 35 députés FN entre 1986 et 1988. Si la proportionnelle avait été conservée, leur souci majeur aurait été leur réélection, la manière de séduire une partie de l’électorat du centre, et la façon de rédiger leurs notes de frais. Ils auraient été comptables de leurs propositions de lois, de leurs bilans, face à leur électorat. Ils n’auraient pas juste pu dénoncer mais dû proposer. Ils devraient en permanence gérer la tension entre partisans de l’institutionnalisation, souhaitant un mandat électoral, et adeptes de l’affrontement avec le système (soit, quand on sait le fonctionnement de l’extrême droite, une machinerie prête à exploser tous les trois ans). En somme, le cordon sanitaire doit être à l’égard des idées, des partis, mais non des hommes. Laissons les frontistes s’embourgeoiser : l’extrême droite reculera de manière plus forte qu’avec 1 000 « mobilisations antifascistes » (comme l’a démontré l’exemple du FPÖ au début des années 2000 à la suite de son intégration dans le gouvernement autrichien). En revanche, ne cédons rien sur le plan idéologique et programmatique. Avec, par exemple, un Sénat élu au suffrage universel direct et à la proportionnelle, l’électorat frontiste serait représenté, ses thèmes portés. Aucun parti n’aurait ni à s’allier avec lui, ni à reprendre ses thèmes – c’est la différenciation en propagande qui fait les succès dans les urnes. Les parlementaires frontistes auraient leur place, mais rien que celle-ci, leurs thèmes n’auraient plus à courir les bouches de leurs concurrents électoraux. Car c’est là la dernière étape : faire assumer aux autres forces sociales leur rôle dans le champ politique.

 

Exciter la concurrence

Pour les militants politiques qui veulent faire reculer le FN, il faut affronter leurs responsabilités et non adopter des postures. Cela signifie donc occuper un créneau électoral qui tienne compte de la nature et des ressorts du vote frontiste tels que vus initialement. Pour la droite, cela signifie ne pas dissoudre l’échec du libéralisme dans une alliance soit idéologique soit partisane avec l’extrême droite où le discriminant ethno-culturel viendrait sauver le marché (la même politique + la préférence nationale, l’islamophobie, etc.). Pour les socialistes et les écologistes, il leur faut admettre l’attachement des Français à des cadres unifiés avec une fonction sociale de l’État et non se satisfaire d’une société atomisée où la régulation étatique ne toucherait que les « exclus », les « sans ». Quant à la gauche antilibérale, elle a le devoir de restaurer sa propre fonction tribunicienne en s’unifiant électoralement. Elle doit porter la contestation du peuple français. Sachant que le FN a pu allier ensemble poujadistes et néonazis n’ayant rien de commun, on ne connaît pas de raison sérieuse interdisant la même opération à gauche de la gauche, permettant la même pression législative sur la question sociale que celle que le FN a obtenue sur la question migratoire depuis 30 ans. L’isolement des thèmes frontistes et l’intégration conjointe de ses hommes aurait de fortes chances de faire baisser le Front national et donc d’élargir l’assise électorale des autres formations. On ne leur demande pas ici d’agir aux grands noms de la morale et de la vertu républicaines ; on leur propose une stratégie qui à moyen terme correspond à leur intérêt, et que le désir de réussite et d’institutionnalisation du Front servirait puisqu’il ne disposerait d’aucun argument pour la contrer durant un premier temps.

 

1 Alexandre Dézé, Le Front National : à la conquête du pouvoir ?, Armand Colin, Paris, 2012.

2 Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, François Duprat, l’homme qui inventa le Front National, Denoël, Paris, 2012.


Campagne : Chaque jour une idée pour faire baisser le Front National

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3 Commentaires

  1. La méthode Sarkozy marcherait, à condition qu’on ne le diabolise pas, lui et ses électeurs, en même temps qu’on dédiabolise Le Pen, choyée par les médias, elle, évidemment mais aussi l’électorat qui lui restait fidèle, et puis, enfin, le bon morceau que la mauvaise conscience lui avait arraché avant qu’il ne se voie désigné à la vindicte pop sous la grimace anti-establishment d’un antisarkozisme michaelmoorisé. La méthode Sarkozy marcherait, mais cela impliquerait de la part de Hollande qu’il dépasse le candidat sortant pour avoir su lui-même entrer dans le vif de l’objet qu’il se fixe. Une approche requerrant des sherpas officiels et improvisés qu’ils ne feignent plus d’identifier les thèmes dont s’empare le FN avec des thèmes partageant la nature du traitement qu’on leur a fait subir, et qu’ils proposent enfin une vraie politique socialiste de la sûreté ou de l’immigration. On attend le meeting lumineux, celui qui saura emballer dans un paquet pascal ceux des Français les mieux ensevelis par la pelleteuse des trente piteuses, celui dont la parole saura convaincre de sa capacité à ressusciter les temps morts où la colère des sardines est sommée de patienter dans l’ascenseur en panne d’une globalisation qui les a mises en boîte et rit toute seule de sa plaisanterie.

    • La seule fois de ma vie où j’ai voté à droite, ce fut pour contrer l’extrême droite. Cela ne m’a pas empêché, à chaque fois que j’en estimai le mérite, de soutenir la ligne politique du sixième président de la Ve république. Je peux même avouer sans mal que je l’ai admiré lorsque sa détermination n’a jamais failli face aux forces loyalistes du régime kadhafien. J’ai donc soutenu l’homme du discours de Dakar, celui aussi du discours de Grenoble, ces discours dont quelques passages ont heurté mon esprit lévy-straussien et mon épine dorsale républicaine. Mais je juge un rhéteur à ses actes et non pas un acteur à sa rhétorique. Si à un seul instant j’avais considéré que le stratège mettait en pratique des valeurs opposées à celles que je défends, croyez bien que jamais de la vie je n’aurais appuyé ni par le verbe ni d’aucune autre manière que ce soit l’intervention d’un tel chef d’État auprès d’une population déjà martyrisée par la tyrannie de sa propre nation sachant que cet appui aurait fait de celle-ci l’éternelle débitrice de celui-là!

    • P.-S. : Vous aurez remarqué l’élément intrusif dans le champ de Lévi-Strauss dont la présence dénote du télescopage de deux champs presque convergents et néanmoins séparés par ce point de fuite intensément personnel, qui les poussera toujours à se dépasser l’un l’autre, et non pas comme on pourrait s’y attendre sous l’effet d’un courant alternatif, mais bien comme on peut le voir et l’entendre, d’une pulsion concomitante. J’avais rencontré le même phénomène intérieur en traversant un article de Hertzog sans m’arrêter, tandis que la colère de Dieu me faisait percuter la septième lettre placée entre les troisième et quatrième en partant de la gauche ou de la droite, c’est au choix, laquelle paraissait aimanter le «Her» au «zog», – her zog signifie «son oiseau» en albanais, – j’ignore ce que cela pouvait bien vouloir dire…, après quoi je m’étais retrouvé tel Aguirre, cerné par les archets de la jungle libyenne, sans doute un autre cauchemar…