L’Europe est pleine de mythes anciens qui ne font plus histoire, alors qu’à l’origine, dans tel événement, le mythe et l’Histoire se confondaient d’emblée, s’écrivaient ensemble indissolublement. Avec le temps, cette fusion s’est défaite, et ce qui était intimement lié,  tout à la fois Histoire et mythe, n’est plus aujourd’hui que mythe seulement ou principalement. Seule ou presque la partie mythique a survécu de l’événement, et le reste, le substrat historique lui-même n’est plus tenu pour historial, mais, pour l’essentiel, comme une quasi-fable.

Refaire de l’histoire avec du mythe et même contre lui, rendre à l’Histoire, à l’événement, ce que le mythe a recouvert d’eux, tel est le pari et l‘enjeu d’une pièce flamande, Sang et Roses, consacrée à Jeanne d’Arc et Gilles de Rais, et dont l’histoire croisée forme le contenu primordial.

Le théâtre va-t-il réussir là où l’Histoire a échoué ? L’historiographie n’a pas réussi à maîtriser ces “contenus mythiques”, souvent par manque d’accord entre les historiens eux-mêmes. En sorte que ces contenus mythiques survivent non seulement à toute capture et récupération historiques et historiographiques contemporaines, mais que l’évènement continue de rester, contre vents et marées des historiens, à l’état d’ébauche et de quasi-fable, sur le plan historique. Les mythes historiques « qui marchent » fabriquent avec de l’Histoire une crypto-Histoire qui phagocyte l’Histoire réelle, la recouvre et la dénature, ils « l’embellissent » jusqu’à la corrompre absolument et, presque, définitivement.

Les contenus structurels primordiaux, à commencer par la lutte entre deux forces, deux principes fondamentaux, le bien et le mal, préexistent à l’Histoire et l’événement lui-même, s’en emparent d’emblée, le capturent « les premiers », l’histoire, l’historiographie, par définition,  arrivant après, en quelque sorte « après la bataille », trop tard pour rivaliser victorieusement avec le mythe.  L’intervention historiographique est donc, dès le départ, imprégnée d’éléments mythiques, rien moins qu’anodins, et la résistance de ces  contenus à l’objectivisation historique a pris le pas sur le reste. L’histoire comme science ne parviendra jamais tout à fait à « récupérer » l’événement. Le mythe est le plus fort. C’est le cas encore aujourd’hui pour l’histoire -si l’on peut dire- de Jeanne d’Arc et Gilles de Rais. Cette histoire est, pour l’essentiel, une histoire mythique.

 

Sang-et-roses
Le Sang et les Roses. Mise en scène de Guy Cassiers.

Pendant deux heures quarante, Le Sang et les Roses va s’attacher à refaire d’un mythe une histoire. La grandeur de cette pièce est que l’entreprise échoue, et que le mythe triomphe de cette tentative de rendre à l’Histoire ce qui lui appartient. Quelle est la partie mythique dans la figure de Jeanne d’Arc, et quelle est la partie “objective”, objet de l’Histoire ? Idem pour Gilles de Rais, maréchal de France et compagnon d’armes de Jeanne d’Arc jusqu’à sa capture à la bataille de Compiègne par les Bourguignons, qui la vendent aux Anglais. Ils sont les deux protagonistes de la pièce, et chacun fait, successivement, l’objet d’un volet dédié en propre à son histoire singulière. Et pourtant, en dépit de la reconstruction historique pointilleuse à laquelle procède ce spectacle admirable, comme l’homme d’Occident, que nous sommes tous peu ou prou, a perdu une grande part de son assise personnelle dans son histoire nationale — au sens de Michelet, de Braudel et de Duby — et qu’il se soumet faute de savoir, à son fonds mythique, ce à quoi assiste le spectateur est, non plus un moment d’Histoire, mais un chant, «  le chant de Jeanne et Gilles ». Tel est le sous-titre du texte de Tom Lanoye, mis en scène par Guy Cassiers. Le spectacle a été créé le 26 mai 2011 au théâtre Bourla d’Anvers, en coproduction avec le Festival d’Avignon. Il s’est joué dernièrement à Paris, au théâtre de l’Odéon.

Sang et Roses
Le Sang et les Roses. Mise en scène de Guy Cassiers.

Pourquoi un chant ? L’appareil scénographique est impressionnant : les répliques des comédiens font un chant,  au sens qu’elles ne font pas d’intrigue historique. Les comédiens n’ « agissent » pas, ils dupliquent leurs propres répliques grâce à un appareillage complexe. Ils sont, en effet, immobiles sur scène, et dans l’ombre. En même temps, ils sont filmés, et on les y voit bien davantage, sur un grand écran quadrillé, assez chic (une sorte de quadrillage, comme des cahiers quadrillés pour les mathématiques et les nombres). Même les voix des acteurs sur scène semblent provenir de cet écran. Sur certains visages de comédiens sont même collés avec du sparadrap des micros transmetteurs.

Tout cet artifice, ces médiations, l’écran, les micros, servent à produire, par l’annulation corporelle et verbale directe des acteurs, une distanciation quasi-brechtienne maximale. La parole est exilée de la scène elle-même, les dialogues se passent ailleurs, sur un écran et, en quelque sorte, le spectacle se transporte dans un autre espace que celui des corps et des voix du théâtre, dans un second espace, désormais mental, l’espace de l’image, de la musique et du chant.

Les mythes en question — la geste guerrière de Jeanne d’Arc, les perversions pédophiles meurtrières de Gilles de Rais — sont transfigurés, et ces deux personnages mythiques acquièrent très vite une épaisseur d’invisibilité, connaissent une subsumation de leur enveloppe physique et de leur figure, qui va au-delà de la figure. On a affaire, là, à une occupation de l’espace, à un « faire espace », à un aménagement de l’espace, qui devient, à mesure du déroulement du chant implicite que compose le duo acteurs-écran, ce chant lui-même.

Sang et Roses. Mise en scène de Guy Cassiers.
Le Sang et les Roses. Mise en scène de Guy Cassiers.

Du coup, le spectateur vit et s’émeut de vivre un rêve : le mythique, déporté d’une histoire réelle qu’il refoule dans les limbes, réussit  ici, bel et bien, à être ce qu’il est : un pur mythe. Un mythe qui, pour se prouver et se consolider comme tel aux yeux du spectateur, passe de part en part, sous l’effet de la mise en scène, par une parfaite fantasmagorie. Celle-ci se fait ressentir de la façon la plus évident – et la plus poignante — dès que la Pucelle d’Orléans se sait vouée au feu. Ce feu qui était la solution finale – désespérée – imaginée par l’Église pour réduire le sensible – le corps et le mal dont il est porteur – à son  extrême, c’est à dire à son opposé, le rétablissement de l’ordre du bien.  Ce feu purificateur était l’annulation par la flamme, du Logos, de la voix, de la vérité, — de tout ce qui n’est pas corps et sensibilité. Dès que le spectateur réalise que la Pucelle va y passer, il sait, à son tour, qu’il ne lui reste à lui-même, dans la main, dans son corps, dans ses oreilles, dans ses propres réactions physiques à la réalité fantasmagorique des comédiens sur scène (réduits, en effet, à des ombres, à des porteurs de voix relatant un mythe, un presque rien), qu’il ne lui reste qu’un autre presque rien. Le spectateur se rend compte aussi, avec un sentiment de parfaite résignation, qu’il a assisté à un désastre : la défaite de son peu de mémoire historique. Il ne parvient, à aucun moment de ce spectacle si fort, à opposer au mythe raconté sur la scène, une quelconque mémoire, en lui, de l’histoire de Jeanne d’Arc, encore moins celle de Gilles de Rais.

Mais ce spectacle vaut non moins comme preuve que la distanciation brechtienne, ici, de nouveau, à l’honneur, autorise, par son détour-même, une identification du spectateur à l’Histoire, comme étant son mythe personnel. Elle autorise une personnalisation du mythe.

Ce second aspect du Sang et les Roses n’est pas la moindre des vertus apodictiques de l’art théâtral, ici à son meilleur.