Ces derniers quatre jours, quatre disparitions aux quatre coins de la scène du monde, quatre symboles de l’Histoire de la deuxième moitié du XXème siècle, quatre disparitions qui signent la fin des tragédies politiques de ce siècle de fer qui auront marqué nos vies, et qui sont désormais derrière nous.
Asie : Kim il Jong, dernier tyran stalinien.
Afrique : Cesaria Evora, l’ex-colonisée portugaise aux pieds nus devenue diva mondiale.
Amérique : Christopher Hitchens, l’intellectuel journaliste passé du marxisme à Georges Orwell.
Europe : Vaclav Havel, le dissident anti-totalitaire qui fit tomber le communisme à l’Est.
Rendons hommage à Vaclav Havel.
Janvier 1989. Bernard-Henri Lévy et moi-même sommes à Prague. Lévy doit faire un portrait « in situ » de Kafka pour une émission littéraire animée par Patrick Poivre d’Arvor.
La ville de Jean Hus, Tycho Brahé, Mozart, Smetana, Dvorak, de Kafka, Rilke et Kundera, enveloppée par l’hiver, est glaciale, les rues, sinistres, sentent la soupe aux choux et la lignite, des échafaudages de bois soutiennent les façades lézardées du Vieux Prague. Les rares cafés ouverts sont enfumés. Gustav Husak est président de la République, c’est un stalinien bon teint. On nous a prévenu à Paris qu’il y a des micros dans les chambres de notre hôtel.
Nous nous « baladons » place Venceslas, là où Jan Palach s’est immolé à la suite de l’intervention des chars soviétiques en août 68 contre le Printemps de Prague, nous « déambulons » sur le pont Charles, nous « passons » devant le Château à Hradcany sur les hauteurs de la ville, nous arpentons le vieux cimetière juif, nous nous recueillons sur la tombe de Kafka, dans une nécropole hors la ville, faisant partout mine de nous parler, tandis que Lévy un micro caché sous son col de manteau monologue sur Kafka, et, qu’à distance, le cameraman venu par un autre vol que nous joue au touriste filmant innocemment les lieux. On fait les librairies de la ville. Pas un exemplaire des œuvres de Kafka en vente… mais tout Jean d’Ormesson traduit en tchèque. A la sortie de l’Université de Lettres, les étudiantes qu’on interroge ont entendu parler de Kafka mais ne peuvent citer une seule œuvre de l’auteur du Procès.
Le dernier jour, le film en lieu sûr, nous rencontrons dans les cafés de la Vieille ville, l’un après l’autre, trois des signataires de la Charte 77, ce texte qui protestait contre la « normalisation » brejnievienne dix ans après le Printemps de Prague. Ils sont désespérés, coupés de tout, la population, disent-ils, semble résignée. Pour finir, nous décidons de tenter notre chance chez Vaclav Havel, alors de nouveau en prison, loin de Prague, en raison de ses écrits « anti-sociaux ». Les abords de l’immeuble bourgeois sur le quai Engels de la Vtlava sont apparemment déserts. Pas de « civil » en vue. Nous montons l’escalier, sonnons. Olga Splichalova, la femme de Havel, nous ouvre. « Vaclav va bien. Il a bon moral, il écrit. C’est « Eux » qui vont mal, personne n’y croit plus, eux les premiers, et ils ne peuvent rien y faire. Tout ça va finir. Mais quand ? Vaclav, dans ses lettres, est confiant. J’espère le revoir bientôt, libre. »
Nous regagnons directement l’aéroport. A la douane, une femme s’approche de nous : « Votre visite au domicile de Havel s’est bien passée ? Vous ne saviez pas que c’était interdit ? »
Vaclav Havel est libéré au début de l’été 89, sous la pression internationale. Le Mur de Berlin tombe le 9 novembre. Le 17 novembre, une manifestation d’étudiants à Prague est durement réprimée. Vaclav Havel et ses amis lancent le Forum civique, les Pragois descendent en masse dans la rue, la Révolution de velours s’accomplit sans un mort, le pouvoir communiste s’écroule sans un mot. Fin décembre, le dissident Havel est élu Président de la République. Kafka est vengé.
Un grand homme s’en va…