Tel que je l’ai lu, La guerre sans l’aimer constitue le récit d’un acte, l’acte d’un intellectuel au cœur du printemps libyen qui se trouve prendre une place décisive à ce moment de l’histoire (non seulement libyenne, arabe, mais encore mondiale). Bernard-Henri Lévy reconnait la révolution naissante – et cette reconnaissance aura une valeur performative – mais, il lui ouvre, qui plus est, une voie concrète lui permettant de se prolonger et d’aboutir.

Cet acte là se détache sur fond d’actes passés. Lorsqu’il quitte la Libye libérée, Bernard-Henri Lévy garde ainsi à l’esprit les causes perdues auxquelles il fut longtemps « abonné » comme il le dit ; il revoit les « visages défaits des combattants des monts Nouba, des Darfouris, des Angolais » pour lesquels il ne put rien, il pense au commandant Massoud assassiné après avoir été humilié, à Izetbegovic désespéré après avoir signé un accord scélérat à Paris, et à tous les vaincus, qui comme hier les Libyens, veulent leur liberté et se battent aujourd’hui encore pour l’obtenir.

Cette fois l’acte est réussi, et a des conditions nécessaires que je propose de dégager comme l’un des fils que l’on peut suivre pour lire La guerre sans l’aimer où se raconte « le rendez-vous majeur de la vie intellectuelle et politique » de Bernard-Henri Lévy, c’est-à-dire le point d’orgue d’un combat pour les vies infimes « sans destin ni ampleur ».

L’acte est d’abord un saut dans l’inconnu, il procède d’un pari et se fait sur fond d’une rupture dans le calcul. Cela ne veut pas dire que la raison ne s’y exerce pas, et ne tâche pas de circonscrire l’inconnu, loin s’en faut. Le calcul se montre à l’œuvre dans La guerre sans l’aimer (on y retrouve les déclinaisons d’hypothèses qui tâchent de répondre aux questions que se posent sans cesse le philosophe et qui sont caractéristiques, en particulier, du style de Bernard-Henri Lévy), mais le calcul a ses limites justement, et il cède là le pas au pari. C’est d’ailleurs à la jonction entre calcul et pari que surgit le désir. À la page 514 de l’ouvrage, on trouve cette proposition qui donne son titre à la séquence qui suivra : « n’être certain de rien et pour cela s’engager ». Cette proposition dit bien que l’acte n’a de sens que là où manque la certitude. Quand l’un des personnages qui croise sa route interroge l’écrivain et lui demande s’il est bien sûr de son coup dans cette affaire libyenne, voici ce qu’il répond : « C’est parce que je ne suis pas sûr, parce qu’il y a cette part d’incertain et de pari, parce que tout n’est pas joué […] que je me suis embarqué avec cette fougue. » Celui qui rompt le calcul pour l’acte, sait ainsi ne pas pouvoir inscrire au principe de son action la moindre analyse indubitable. La question est posée d’emblée et le restera jusqu’à nouvel ordre : « Ne sommes nous pas, tous, en ces circonstances, les fils de ce Maharal de Prague qui pensant façonner un nouvel Adam, lâcha au milieu des hommes un incontrôlable Golem ? » se demande Bernard-Henri Lévy (p.13). Nul ne sait si la Libye de demain tiendra les promesses de son printemps.

Toutefois – et c’est la deuxième caractéristique de l’acte tel que ce récit permet de le définir – l’acte était requis par l’impossibilité de laisser l’ordre ancien se maintenir. L’écrivain sait qu’entre la vie de part en part mortifiée qui règne dans la Libye de Kadhafi (ce type de vie à laquelle Claude Lanzmann consacre quelques pages dans le Lièvre de Patagonie pour l’avoir rencontrée en Corée du Nord, il y a soixante ans), entre la vie de part en part mortifiée, donc, et la vie au risque de la mort, le printemps libyen prend le risque de la mort pour que la vie reprenne ses droits, pour que la Libye entre à nouveau dans l’histoire. Le choix est donc dicté par un impossible à supporter. Mais c’est pour cette raison même, que point la nécessité d’un acte qui infléchisse le cours des événements.

L’acte se définit encore – et c’est la troisième caractéristique de l’acte que je voudrais ici dégager – de se poser entre ces deux positions que Bernard-Henri Lévy analyse et reconnaît comme le tentant parfois, mais auxquelles justement il ne cède jamais tout à fait : le pessimisme et l’optimisme. Ces deux penchants, poussés à l’extrême, ont en effet pour conséquence identique d’inhiber l’acte. Ni tout à fait optimiste, ni tout à fait pessimiste, Bernard-Henri Lévy propose un dépassement dialectique de ces deux postions. Je le cite : « Douter mais garder foi. Rester lucide, mais sans insulter l’avenir », ou encore : « ne pas être dupe des illusions lyriques, ni non plus des lendemains qui déchantent ». Là encore, la juste position se tient dans un espace infime, trop étroit sans doute, et dans lequel il faut pourtant se tenir, entre d’une part la foi béate en l’avenir, et d’autre part, la certitude que le mauvais augure a d’avance le fin mot de l’histoire.

Quatrième point : qui dit acte, dit encore engagement de cette livre de chair dont Shakespeare fait le centre du drame qui se joue dans le Marchand de Venise, livre de chair qui fait assez apercevoir qu’un engagement réel suppose d’y engager ce qu’on n’a pas. La mise engagée par le philosophe dans l’acte va ici au-delà de ses biens – même s’il les y engage, en partie, ne serait-ce que pour financer l’aventure – elle se situe encore au delà de son corps qui risque pourtant beaucoup au cœur des combats. Non, l’essentiel n’est pas encore là : cette mise, la véritable mise de l’écrivain, se situe dans un « emportement corps et âme », rien de moins.

Et c’est d’ailleurs « corps et âme » que Bernard-Henri Lévy paye le tribut de cet engagement quand il voit sa tête mise à prix en Libye, quand il voit la haine et la méfiance contre lui se déchaîner y compris de retour en France, quand il fait l’objet d’attaques antisémites qui semblent tout droit venues d’un autre âge et qu’il identifie comme telles, quand il fait face à des menaces de mort assez sérieuses pour devenir l’objet d’une protection rapprochée et permanente. Même après qu’il a quitté le champ de bataille, même revenu de la Libye en guerre, il faut « se battre, ruser et gagner », dit-il, pour rester en vie. C’est que l’acte engage ses valeurs les plus profondes, sa réputation, et finalement, plus que sa vie (zoé), son existence même (bios). C’est exactement cela qu’il risque dans l’acte posé au cœur du printemps libyen. Quatrième condition de l’acte donc : n’est sauvé que ce qui est risqué, et l’on ne peut risquer que ce que l’on n’a pas, dans l’exacte mesure où la mise n’appartient pas tant au registre des biens, qu’à celui de l’être.

Enfin – cinquième et dernier point – pour poser un acte, il faut s’en savoir responsable. Cette responsabilité, Bernard-Henri Lévy l’endosse de toute façon, lui qui croit fermement que le Mal (« la folie » comme dit Sarkozy) sont en nous avant que d’être en l’Autre. Comme André Glucksmann le dit de lui-même, Bernard-Henri Lévy se regarde « au miroir de Typhon ». Se faire responsable y compris du « Mal en soi » provoque la solitude radicale de celui qui ne peut se réfugier dans la haine pour faire exister un autre responsable de ses maux. Il est ainsi fort remarquable que bien qu’il en soit parfois l’objet, l’auteur de ces pages ne cède quant à lui jamais à la haine (et les quelques mots que lui inspire la mort de Kadhafi sont à cet égard saisissants de vérité). C’est depuis cette solitude de celui qui se fait responsable de son destin que l’acte trouve une de ses conditions de possibilité. Le philosophe et homme de combat ne s’autorise (comme Lacan le dit de l’analyste) que de lui-même, et sait ne représenter que lui-même.

Chacun de ces cinq points caractérise l’acte en même temps qu’il est corrélé à un impossible, c’est-à-dire à la catégorie logique du Réel selon Lacan. Reprenons : 1) l’acte s’opère sur fond d’un impossible à calculer, 2) il est provoqué par un impossible à supporter, 3) il suppose de se tenir sur un fil, ténu, entre le pessimisme et l’optimisme, 4) on y mise ce que l’on n’a pas, c’est-à-dire plutôt ce qu’on est, 5) on y éprouve une solitude radicale, et oserais-je dire, là encore, intenable.

Voici cinq conditions nécessaires et peut-être suffisantes de l’acte tel qu’on peut le concevoir à la lecture de La guerre sans l’aimer, cinq conditions, devant lesquelles Bernard-Henri Lévy n’a pas reculé. Et puisque l’auteur des ces pages cite Mallarmé affirmant que « le monde est fait pour aboutir à un beau livre », c’est-à-dire pour révéler un monde et sortir les habitant de ce monde de l’anonymat et de l’indistinction, disons que ce pari là est d’ores et déjà gagné.