La consommation de viande revêt une dimension singulière. Non seulement elle renvoie à l’homme l’image de sa condition animale et de sa propre mortalité, mais elle comporte une dimension sociétale bien plus forte que la plupart de nos autres consommations.
D’abord les faits, tels qu’ils sont relatés par la FAO. 80% de la surface agricole mondiale sont consacrés à l’élevage, qui intègre, entre autres domaines, ce que l’on appelle dans le langage technocratique « la filière viande ». En quarante ans, la consommation de viande a triplé dans les pays émergents et dans les pays en développement. Classique phénomène de rattrapage vis-à-vis des pays les plus avancés, qui joue là comme ailleurs, mais à une vitesse supérieure à la moyenne. Les Chinois ont multiplié par quatre leur consommation annuelle de viande par tête entre 1980 et 2005, et ne sont plus très loin des Occidentaux. Une moyenne qui camoufle de grandes disparités de consommation, conséquences de grandes inégalités chez eux comme chez nous. Rattrapage n’implique pas nécessairement alignement. Les pays émergents ne vont pas, pour autant, renier leurs traditions culturelles, religieuses, sociétales.
Manger de la viande n’est pas le signe distinctif principal des classes sociales entre elles, sauf à répondre à ces questions : avec quelle fréquence consomme-t-on de la viande ? Quelles viandes le sont principalement, dans l’éventail des produits carnés ? Selon quelle motivation : goût, satisfaction ; équilibre alimentaire et diététique ; conformité aux normes sociales ; dimension (rarement) ostentatoire de la consommation de viande ? En France, les ménages ont ramené de 25% en 1960 à 12% en 2006 la part de leur budget consacrée à l’alimentation en général, et la tendance se poursuit, même si le rythme se ralentit, compte tenu des dépenses incompressibles.
Par-delà cette révolution budgétaire qui reflète l’essor irrépressible de la consommation des nouvelles technologies de l’information et de la communication, des services automobiles et des loisirs, apparaît une grande stabilité des dépenses de viande dans le total du repas (hors desserts) : 59% en 1960, 57% en 2006, la montée de la consommation de poisson étant obtenue moins au détriment de la viande que par le recul des féculents et des légumes frais.
L’appétit de viande résiste à des vents contraires : la dérive de certains prix, certaines contraintes religieuses, des conseils médicaux fondés ou non. Dans ma petite enfance, la viande était perçue comme une menace lorsque j’entendais mes grands-mères – c’était pratiquement leur seul point de convergence – déclarer n’en pas vouloir le soir ni plus d’un certain nombre de fois par semaine, sur les recommandations de la faculté. Vérités scientifiques, préjugés, représentations individuelles, voire collectives ? On ne peut être qu’impressionné par la récurrence des questions, et souvent des réponses, à travers les générations.
Comme ailleurs, l’ambition du développement durable et l’indispensable lutte contre le changement climatique se sont invitées aux débats sur l’avenir de la filière viande. Même si la curieuse idée, avancée par certains, des « lundis sans viande » est retombée comme un soufflé, il ne faut surtout pas négliger la part de l’agriculture et de l’alimentation dans toute stratégie de développement durable et dans le combat pour la réduction d’émission de CO2, dont l’élevage industriel est l’un des principaux pourvoyeurs.
Dernière remarque, suggérée par le drame de la vache folle. La sécurité alimentaire figure désormais au rang des priorités. Elle suppose transparence et confiance, l’une et l’autre étroitement liées. La vache folle aura obligé à se préoccuper de la traçabilité de la filière viande, pas seulement dans les pays les plus avancés. À la lumière de la crise financière et économique mondiale qui s’est enclenchée en août 2007, la traçabilité alimentaire apparait très nettement meilleure que la traçabilité des instruments et des risques financiers…
La problématique de la traçabilité alimentaire s’impose durablement et, il faut l’espérer, définitivement. Les consommateurs veulent à juste titre de la transparence et une sorte de contrat de confiance, à tout le moins dans l’alimentaire et en particulier la viande, face à un monde chaque jour plus complexe et plus instable. Et qui a toutes les chances de le rester.