C’était la tempête au dernier étage des bureaux du « Sentinelle ». Le tonnerre grondait et la foudre venait juste de frapper.
Prométhée était là dans le bureau de Zeus, s’efforçant de le convaincre de publier le reportage sur la scandaleuse vente à découvert des obligations grecques opérée six mois auparavant et qui avait conduit le pays au bord du gouffre, à la limite de la faillite. Une dernière tentative. Une dernière chance.
« J’ai réuni tous les faits relatifs », avait assuré Prométhée, « il ne nous reste plus qu’à publier l’histoire, pour que tout le monde soit au courant. Ce n’est que le tollé général – incontournable, car les gens sont furieux de la situation dans laquelle les gouvernements les ont embarqués – qui forcera le procureur à demander les noms de ceux qui ont tiré profit des transactions. »
« Tu es cinglé ! » éructa Grand Z, « personne ne peut connaître la traçabilité financière des grands investisseurs. »
« C’est faux », dit Prométhée, « quand on veut, on peut. En tout cas, si on veut attraper la balle au vol, on pourrait certainement découvrir à la Banque centrale et dans les institutions politiques et financières grecques, à qui a profité la situation. Ce serait la moindre des choses en matière de justice. »
« Pas question », Zeus était catégorique.
« Alors, vous n’avez que faire de la justice ? », Prométhée sentait qu’il allait trop loin, mais peu lui importait désormais ; en fait, il n’y avait plus grand-chose qui comptait, perdre encore plus était une entreprise grisante qui vous pousse à abattre vos dernières cartes, si vous tenez vraiment à votre cause. « Alors le patriotisme, la dignité, l’honneur, la bravoure, ne signifient rien pour vous ? Ni tout ce que votre père à enduré quand il se battait contre les Italiens, et contre les Allemands des forces de l’Axe pendant la Seconde guerre Mondiale ? Ou quand il a lutté contre la domination du communisme et de Staline en Grèce ? Vous pensez que le sens de ces mots – et pourquoi pas les mots eux-mêmes – est révolu ? Maintenant, pour vous et ceux de votre espèce, il n’y a plus que le pouvoir et l’argent qui comptent ? »
Il attendait l’explosion finale.
Elle ne vint jamais.
Il ne put s’empêcher de cligner des yeux, juste une seconde. Un réflexe, une réaction physique à ce à quoi sa raison s’attendait.
Mais, en l’occurrence, son cerveau se trompait. Il avait fait une erreur d’estimation. Les dieux sont, en effet, des êtres hautement imprévisibles ; et Zeus était le plus lunatique de tous.
Grand Z s’était levé. Il dominait à présent Prométhée de toute sa taille.
Mais son regard était doux. Ardent même.
« Le pouvoir et l’argent ne sont pas les seules puissances au monde, ce n’est pas notre seule ambition – pour qui nous prends-tu ? Bien sûr que nous nous intéressons à la justice et à cette chose aux multiples facettes qu’on appelle vertu. Peu importe de connaître ce qui la compose : la bravoure, le patriotisme, la dignité, l’honneur, la loyauté, l’intelligence, la créativité. Nous attendons le moment où toute l’humanité, ou du moins la grande majorité, pourra aspirer et adhérer à ces idéaux. Et nous faisons tout ce que nous pouvons pour faire avancer les choses – avec prudence toutefois, en maîtrisant la situation. Nous ne voulons pas que la boule de neige roule trop vite et se transforme en avalanche qui écraserait le peuple. »
« Pourquoi est-ce qu’elle écraserait le peuple ? »
« Car transmettre en vrac trop de connaissances à une société, à un moment crucial de l’histoire, est dangereux pour tout un peuple et tout un pays. Tu ne vois pas, ils réclament déjà du sang ! La crise économique a entraîné une sorte de folie qui nous dépasse.
Il est difficile de savoir ce qui est préférable pour la société ; il est tout aussi difficile de pouvoir et de vouloir faire ce qui est préférable. Dans un premier temps, il n’est pas facile de discerner la différence entre le bien privé, individuel et public. Le bien public rapproche les états, mais le bien privé les éloigne. En général, tous deux peuvent être satisfaits si l’on envisage la situation de façon plus globale et si l’on veille essentiellement à la prospérité de l’état et de la société au sens large du terme, sans se préoccuper de perceptions individuelles sur la nature du bien et du mal. Et, le cas échéant, c’est ce je suis en train de faire. »
« Oui, mais dans tous les cas de figure, les auteurs de cette alchimie financière ont fait du mal au pays et le peuple a le droit de savoir qui ils sont. Si ceux qui nous ont mis à genoux, car nous le sommes actuellement, ne sont pas expulsés du système, ils vont continuer à nuire, et à encourager leurs semblables à les imiter. »
« Écoute-moi, Prométhée. Écoute-moi bien. Le « système », puisque c’est ainsi que vous appelez ceux qui sont au pouvoir – vous avez toujours aimé votre Adam Smith et votre Noam Chomsky de la façon perverse qui vous est propre – est au-dessus du bien et du mal. Comme les dieux de l’Olympe qui ont du être ressuscités, réinventés, afin de combler les brèches dans l’existence et les actes des peuples du monde mortel et immortel que le Dieu juif ou chrétien ou d’autres avaient laissées ouvertes. Ils n’ont fait que ce qu’ils devaient faire pour que le système perdure.
« Et l’amour alors ? » demanda Prométhée à Zeus.
Grand Z fronça les sourcils. « Quoi l’amour ? »
« Utiliser son intelligence, son sens de la discipline, son savoir, se racheter soi-même, faire quelque chose de bien pour son pays, pour son peuple. Ou même, faire les sacrifices nécessaires pour que cela soit possible ; Zeus, je comprends parfaitement les réactions que la publication de ce scandale pourrait soulever parmi les pouvoirs en présence dans notre pays. Dieu sait quels noms peuvent être impliqués ! Mais ce que vous aurez donné au peuple, c’est la vérité ! La connaissance ! Et ensuite qu’il en fasse ce que bon lui semble. »
« Prométhée, je n’ai pas peur de publier le reportage. Je n’ai peur de personne. C’est plutôt moi que l’on doit craindre. Mais je n’en vois pas la raison. Aucune loi n’a été transgressée, et aucun mal n’a été fait au peuple.
Et qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce que la connaissance ? Si l’homme était né avec le don divin qui lui permettrait, sans effort, de saisir la vérité, il n’aurait pas besoin de lois pour le gouverner ; car il n’y a ni loi, ni ordre, qui soit supérieur à la connaissance. Je parle de l’esprit, l’esprit pur et libre, en harmonie avec la nature. Mais un tel esprit n’existe nulle part ou alors il n’existe plus ; par conséquent, nous devons choisir la loi et l’ordre, un pis-aller. J’ai donc abouti à cette décision : ne pas publier ton reportage.
Quant à l’amour, il n’a rien à voir ici. Ce dont nous parlons, c’est de l’essentiel.
C’est de comment fonctionne le monde.
Tout le reste, c’est le noir absolu.
Écoute-moi, fiston.
Écoute-moi, mon petit ami. »