Comment parler de l’homme-Lacan sans verser dans un genre qu’il stigmatisa un jour d’une de ces formules qui ne s’oublient pas, « la servilité du biographe » ?

Jacques-Alain Miller n’a pas oublié la salve. Trente ans après la mort du maître, il passe outre, et pour cause : en choisissant de s’inspirer de ces Vies parallèles qui enchantèrent la Renaissance, il a trouvé le bon biais pour évoquer le souvenir d’un homme qui ne cessait de renaître : chaque année, lorsqu’il reprenait le monologue de son séminaire. Chaque jour, chaque heure, chaque instant : car ce « passant considérable » qu’était Lacan n’en avait jamais fini avec la passe.

Cet angle d’attaque judicieux lui permet de faire revivre, par petites touches impressionnistes, le caractère d’un homme dont on sait en réalité fort peu, en dehors de la somme que constitue son séminaire, quelques pages des Ecrits pudiquement intitulées « De nos antécédents », son coming out doctrinal en 1953 lors du Congrès de Rome, la naissance, en 1964, de l’objet a…

Lacan était d’abord et avant tout un travailleur acharné, vacillant en permanence sur une ligne de crête entre le surhomme nietzschéen et « le malheureux aux prises avec le réel », nous dit Jacques-Alain Miller.

Sa révolte était profonde, radicale et sans sursis. Pour approcher ce qu’il était vraiment, il faut opérer un renversement spectaculaire de la célèbre maxime cartésienne « Tâcher toujours à changer mes désirs que l’ordre du monde ». Habité par l’urgence, il était capable, à 75 ans, de descendre d’un véhicule qui avait malencontreusement rencontré un feu rouge.

Loin des fantasmes petits bourgeois qu’on lui prêta, il n’était attiré ni par la notoriété, ni par le pouvoir ou la fortune : « Tout cela va de soi pour l’homme de désir, ce sont des moyens de son désir, ce n’est pas son désir », écrit Jacques-Alain Miller. Bien au contraire, le désir de Lacan incarnait « ce qu’il y a d’énigmatique, de peu rassurant, voire d’inhumain dans le désir ».

Révolte, insurrection quotidienne, coup de poing américain logé en permanence dans la poche de son veston : le bougre « savait très bien se tenir très mal », et ne s’en priva pas lorsqu’il fut délogé de la rue d’Ulm : d’où l’émoi, le 9 septembre dernier,  lorsque Jacques-Alain Miller fut invité à y prononcer une conférence…

Mais plus que le coup de poing américain, la grande arme de Lacan était la ruse, ruse de celui qui sait « jusqu’où on peut aller trop loin », selon le mot de Cocteau. Plutôt que combattre les préjugés, il avait l’art de biaiser, slalomer, contourner pour arriver à ses fins.

Cette ruse, il la faisait aussi fructifier dans son rapport aux autres : « Il venait vous chercher là où vous étiez, vous, avec votre smala à vous, vos bagages de préjugés et vos valises d’ignorance ». Sa délicatesse, pour peu qu’il eut de la sympathie pour vous, était infinie. Les femmes ont trouvé leur compte avec lui, qui les respectait : sa révolte contre un « universel paresseux », position bien connue de celles-ci, leur conférait un allié de poids.

Obstiné — ce fut son dernier mot —, authentique — il n’avait rien d’un faux-cul —, Lacan ne manifesta jamais qu’un regret : celui de s’être rejoint, d’être devenu lui-même, « un peu tard ». Ce point nous concerne tous. Plus la quête de soi est imminente, plus vif est le sentiment du temps passé à désirer à côté de ses pompes.

D’où l’urgence à lui en emprunter un peu, en commençant par lire Vie de Lacan.