Les chiffres sont dans tous les esprits. Et ils parlent: les résultats de la dernière édition du Festival d’Avignon, qui vient de s’achever, sont excellents. Un taux de fréquentation de 93%, douze mille places de plus vendues qu’en 2010, comment faire mieux?

La chose est d’autant plus frappante que le pari était risqué: Hortense Archambault et Vincent Baudriller, qui assurent ensemble la direction du Festival, ont décidé que, cette année, l’heure serait à la danse. Et de justifier cela par le fait que Jean Vilar, l’ombre tutélaire des murs d’Avignon, l’avait déjà fait en 1967.

Cette volonté de continuité avec la tradition apparaît pour le moins ambiguë. D’abord, parce que, si, en 1967, Vilar avait invité Maurice Bejart à présenter deux spectacles, tous deux en Cour d’Honneur du Palais des Papes, « Roméo et Juliette », de Berlioz, et « Messe pour le temps présent », les deux propositions étaient articulées autour de la littérature – c’est évident pour l’adaptation par Berlioz de la pièce de Shakespeare, tandis que la « Messe » était assemblée à partir de textes d’auteurs.

Cette année, un chorégraphe, Boris Charmatz, était artiste associé. Et cette décision annonçait l’horizon global de la manifestation.

Donc au fond peu de points de ressemblances entre 1967 et 2011. D’autant que le choix des directeurs, qui a fait l’objet de bien des contestations, s’inscrit dans une perspective, pour le coup, très contemporaine, celle que l’on retrouve dans la programmation de l’antenne du MoMA dans Queens, à New York, et dans les positions de son directeur Klaus Biesenbach, selon lequel « il n’y a plus d’art contemporain. Il y a des pratiques contemporaines. »

Cette idée, ou du moins ce questionnement, nourrit la réflexion d’Hortense Archambault et de Vincent Baudriller. Et c’est loin d’être absurde: au moment où le théâtre se nourrit de la danse, où la danse se nourrit du théâtre, où le cinéma, les arts visuels, tout se retrouve se mêlent, y a-t-il encore une cohérence à faire du théâtre un espace à part, sinon dans l’idée, chère à Jean-Michel Ribes, d’une « résistance », ou dans l’idéal impérialiste d’un Olivier Py, pour qui le théâtre incarne l’espoir de reconquête de l’espace public?

La démarche de la direction d’Avignon est plus dialectique, et plus méthodique: elle consiste à affronter les pratiques théâtrales à différents modèles. Et cette année, ce fut la danse.

Objet de grandes contestations, donc, pour la rupture, assumée ou non, avec une certaine représentation d’Avignon – image avec laquelle d’ailleurs le duo renouera pour la programmation 2012 et 2013, qui donnera à des figures du monde dramatique la place d’artiste associé.

On peut être d’accord ou ne pas être d’accord avec les options de 2011; il n’en demeure pas moins qu’elles obéissent à un choix cohérent et intellectuellement pertinent.

Mais le problème, quand on tente un putsch, comme celui de faire entrer dans la programmation du Festival d’Avignon près d’une moitié de spectacles chorégraphiques, c’est qu’il faut le faire bien, et frapper très fort. Et à ce jeu, Hortense Archambault et Vincent Baudriller ont gagné.

Si certains spectacles de danse sont plus faibles que d’autres, le duo avignonnais a réussi à réunir dans la cité des Papes la fine fleur de la danse internationale: de Meg Stuart, qui livre une pièce, certes hermétique au public néophyte, mais néanmoins importante dans son parcours d’artiste, à Anne Teresa De Keersmaeker, qui redonne avec magnificence sa pièce classique de 1982 « Fase », en passant par le manifeste de Rachid Ouramdane, avec « Exposition universelle », sans même parler de grandes figures de la scène française comme Xavier Le Roy, les choix sont dans l’ensemble difficilement contestables.

Même le seul artiste de performance invité, Tino Sehgal, vient du domaine de la danse et construit son oeuvre, « This Situation », comme une chorégraphie de mouvements et de paroles.

Evidemment, le théâtre risque fort d’apparaître, face à une telle débauche de danse, comme le parent pauvre du Festival. Etrange paradoxe…

Les directeurs ont été conscients de ce risque, et c’est ce que reflète leur programmation: on a beaucoup glosé sur le mariage de la carpe et du lapin entre Frédéric Fisbach, Strindberg et Juliette Binoche pour « Mademoiselle Julie ». Mais un tel choix, de même que l’invitation de Patrice Chéreau, pour « I am the Wind », de Jon Fosse, déjà présenté à Paris et à Londres avant de venir en Avignon, de Guy Cassiers, avec le magnifique et extrêmement puissant « Sang et Roses », voire même de François Berreur, le directeur éditorial des « Solitaires Intempestifs », celle de Wajdi Mouawad, déjà acclamé l’an dernier, ou du controversé Romeo Castellucci, manifeste une logique très simple: l’accumulation de grands noms pour tenter de pallier au risque qu’ils ont tout de même couru, et dû finalement affronter, soit paraître oublier le théâtre, diluer dans les « pratiques contemporaines » la singularité historique d’Avignon.

On voit donc dans ces choix s’unir, d’une part, les véritables positions intellectuelles, voire théoriques, d’Hortense Archambault et Vincent Baudriller, et, de l’autre, une stratégie de confortation.

Une fois posé ce constat, l’ensemble n’en demeure pas moins très impressionnant, et les directeurs du Festival ont incontestablement réussi leur pari, qui était de déconcerter: il suffisait de lire les comptes-rendus des journalistes de théâtre envoyés sur place, par habitude, et qui se sont retrouvés à devoir commenter de la danse, domaine qui leur était totalement étranger.

En même temps, certains spectacles, comme le remarquable « Sang et Roses » de Guy Cassiers, dont on eût espéré qu’il durât plus que deux heures et demie, frappent l’imaginaire, par leur perfection visuelle, leur maîtrise absolue du jeu d’acteur aussi bien que des ressources technologiques, voire, bien sûr, par leur parfaite adéquation avec les murs. Quoi de plus beau que de jouer cette pièce d’hérésie et de sainteté au coeur du palais de Jean XXII?

« Sur le concept du visage du fils de Dieu », de Romeo Castellucci, avec ses odeurs nauséabondes, la représentation pendant une heure d’un vieillard incontinent face à son fils qui change ses langes, est également une magnifique réflexion sur le regard, sur le pardon, sur le Mal, une fascinante réflexion sur le regard du spectateur, et une lecture allégorique, par moments très subtile et aiguë, de la Passion du Christ.

L’ensemble, malgré quelques ratés, est décidément saisissant. Et c’est dans ce succès que peuvent se taire les murmures de contestation suscités par une direction du Festival qui cherche absolument à faire d’Avignon le lieu des débats contemporains.