En cette année de la 77e édition du festival d’Avignon créé par Jean Vilar (1912-1971) en 1947, qui s’est ouvert ce 5 juillet, sous la direction du dramaturge portugais Tiago Rodriguez, successeur d’Olivier Py, publier ce foisonnant volume établi par Violaine Vielmas, Jean Vilar, une biographie épistolaire (Actes Sud « Papiers »), est autant un acte de mémoire qu’un acte d’avenir. En ouvrant la programmation officielle 2023, quel n’est pas notre vertige de songer que pas une fois sous le tutélaire Jean Vilar, une femme n’avait eu les honneurs de la Cour d’honneur, lieu mythique, justement choisi en 1947 par le fondateur. La première fut Ariane Mnouchkine en 1983 et aujourd’hui, quarante ans plus tard, Julie Deliquet sera, grâce à Tiago Rodriguez, la deuxième femme à occuper l’espace mythique et quasiment mystique du Festival d’Avignon, qui, rappelons-le, est la plus grande rencontre mondiale dévolue au théâtre et jamais dépassée.

Et pourtant, les femmes furent les alliées et les partenaires de Jean Vilar depuis Jeanne Laurent jusqu’à Maria Casarès, si présente dans ce livre, jusqu’à Sylvia Monfort. Je me souviens encore de Vilar clamant sous les voûtes de Saint-Eustache, entre 1969 et le tout début 1971, aux Etats généraux du théâtre réunis par Sylvia Monfort : « Mais Madame, on ne prenait pas encore Phidias pour le plus grand sculpteur du monde… » Il déclamait avec une force qui demeure toujours palpable cinquante ans plus tard.

Dire « Vilar », c’est comme dire Sarah Bernhardt, La Callas, Yehudi Menuhin… Vilar ce fut d’abord Avignon, puis le TNP, ce fut d’abord Jeanne Laurent, dès 1946, du temps de la direction des Arts et Lettres au ministère de l’Education nationale, treize ans avant la création du ministère d’Etat des Affaires culturelles, en janvier 1959 par André Malraux, à la demande du général de Gaulle. 

Quelques jours avant sa mort brutale intervenue le 28 mai 1971, dans sa ville de Sète, Vilar avait enregistré un long dialogue avec Malraux, à l’invitation de Françoise Verny et Claude Santelli pour leur série « André Malraux, la légende du siècle ».

Dans son introduction, Violaine Vielmans montre combien la mort de Lucien, frère unique de Jean Vilar, marqua à jamais sa vie comme le chante Victor Hugo ici : « ma vie entre déjà dans l’ombre de la mort. »

Dès sa jeunesse, nous apprenons que Vilar dévora L’Espoir et La Condition humaine. De cette époque à la fin de la vie, Malraux sera irréductiblement présent, jusque dans l’opposition intelligente, clairvoyante, qui n’empêcha jamais « l’affection inaliénable que j’éprouve pour vous » lui écrira-t-il dans cette lettre devenue la dernière, du 16 mai 1971, douze jours avant sa mort.

L’homme de théâtre génial qu’il fut, eut une correspondance précieuse avec ces femmes exceptionnelles citées à l’instant, notamment Jeanne Laurent, Maria Casarès, Judith Malina, Sylvia Monfort. Le 6 juillet 1957, Maria Casarès lui écrit : « Quoi que je fasse, il m’est difficile en ce moment de me détourner de votre auguste personne. » 

Une complicité et une admiration réciproques lia la comédienne au metteur en scène, qui lui écrit au jour de l’an 1960 : « Chère madame, la vie n’est jamais courte, ou plutôt, on n’y songe guère, quand on a la chance de la partager avec vous, aussi bien dans les bonheurs que dans les lassitudes, dans le travail, aussi bien que dans le repos. » En 1967, depuis la Russie, il lui écrit, cette fois en usant du « tu » : « Je te salue, Gospodina, toi qui hantes la mémoire des descendants de Pouchkine. Ton serviteur. »

Parmi ses correspondants les plus fidèles, outre Maria Casarès et Gérard Philippe, il y a Cocteau, qui signe d’ailleurs « Jean Cocteau le fidèle ». Il y aussi Leiris, Béjart, Boulez, parmi tant d’autres. La correspondance avec Malraux fut riche, féconde, comme l’est celle avec Jean Paulhan, qui n’est pas encombrée de questions politiques ou administratives, qui ont bien sûr leur importance. Elle fut douloureuse aussi contrairement à celle avec Paulhan, qui lui écrit le 2 février 1962 :

« Cher Jean Vilar,
Je songeais, en vous écoutant dimanche (L’Alcade de Zalamea), aux vieux paysans languedociens que j’ai connus, à l’étrange maîtrise de soi et des choses qui vient d’une longue vie patiente ; à la grandeur que vous avez vous-même, Jean Vilar, patiemment acquise, sans jamais tricher, sans jamais composer avec les tricheries qui nous entourent. Merci de tout cela. Je vous embrasse, Jean Paulhan ».

Le 21 juillet 1966, le même lui écrit : 

« Cher Jean Vilar,
Il n’y a qu’un homme au monde capable d’élaguer le Goyarzabal de Purnal, tout en lui laissant sa fièvre et sa folie, de l’animer (il est un peu figé), tout en lui laissant son allure de catastrophe. Et vous savez bien qui c’est. […] Je suis vôtre, avec ma grande et vive admiration, et ma confiance. »

Puis, il y a la lettre douloureuse du 31 mai 1968 au ministre des Affaires culturelles, par laquelle Vilar renonce à toutes ses fonctions officielles confiées par Malraux, chargé qu’il avait été, en septembre 1967, d’étudier la réorganisation de la RTLN (Réunion des théâtres lyriques nationaux), tout en respectant « les obligations contractées envers “L’Association technique pour l’étude des problèmes lyriques et chorégraphiques”… ». La rupture avec le pouvoir gaulliste est consommée. 

Curieusement, exactement un an plus tard, Pierre Mendès France lui écrit à propos d’un « programme de gouvernement commun à toute la gauche », mais Vilar ne connaîtra pas l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République avec l’arrivée de Jack Lang rue de Valois, qui occupera au total douze ans durant les charges de ministre puis ministre d’Etat de la Culture, puis sous Jospin celles de ministre d’Etat de l’Education nationale et de la Culture – ce dont eût rêvé Malraux.

Mais le dialogue puissant et parfois violent avec Malraux n’était pas mort, comme nous l’avons dit. Leur dernière rencontre date donc du samedi 15 mai 1971, à Verrières-Le-Buisson, devant les caméras de Claude Santelli. Ce dernier dialogue laissa un goût d’inachevé, d’incomplétude dans l’esprit de Vilar, qui écrivit dès le lendemain une longue lettre à Malraux, pour mieux formuler la question fondamentale qu’il voulait lui poser : « Vous avez vécu pendant plus de dix ans au sein même des affaires publiques, à la droite du chef de l’Etat. Êtes-vous prêt à exposer publiquement, c’est-à-dire ici même, devant ce témoin qu’est la caméra, la difficulté extrême (l’impossibilité) de concilier durablement liberté de création et pouvoir politique, sous quelque régime que ce soit ? » Cette lettre est d’ailleurs celle qui clôt le volume. 

Au lendemain de la mort de l’immense Jean Vilar, Françoise Verny filma dans le parc du château de Verrières, le témoignage de Malraux sur l’homme de théâtre :

« Jean Vilar était un homme que j’admirais beaucoup, mais que je connaissais mal. Je l’avais vu jouer ses principaux rôles, et j’avais eu affaire à lui quand j’étais au gouvernement…
Il a fait du TNP quelque chose d’extraordinaire, surtout si on pense à la façon dont il s’était servi de tout ce qu’il y avait de négatif dans ce théâtre pour en tirer des éléments positifs. […]
Pour bien comprendre Jean Vilar, il faudrait se rappeler plus tard que ce n’était pas seulement le metteur en scène d’Avignon, ce qui n’est pas mal ; il était aussi autre chose. C’est un peu comme si on parlait d’un chef d’orchestre qu’on définirait par un seul élément. […]  Vilar, pour moi, encore une fois, c’est un grand chef d’orchestre » (Magazine littéraire N°54, 1971).

Que soit félicitée Violaine Vielmas pour nous avoir restitué avec tant d’intelligence et de finesse plus qu’une correspondance passionnante, une Vie par les lettres et la parole d’un des grands visionnaires du théâtre populaire, celui qui fut l’âme d’Avignon et son chef d’orchestre tant de décennies durant, et dont l’art et l’exigence sont toujours présents parmi les acteurs du théâtre d’aujourd’hui.