Cher Laurent David Samama,

Je ne sais trop par où commencer, à vrai dire, au moment de vous répondre. Peut-être par vous remercier de me citer – et de mentionner mon site –, même si c’est accompagné de cette photo à se flinguer, où l’écrivain, atrabilaire, dépressif, lassé de tout et fatigué par la vie que, d’après vous, je suis, ressemble, qui plus est, à un gros crapaud mal réveillé et coiffé d’une perruque, l’un, expliquant à l’évidence l’autre.

Bien sûr, dans l’idéal, il vous resterait aussi à lire mes livres, mais on ne peut pas tout avoir, vous verriez qu’ils ne sont pas moins saturés de politique que ceux des auteurs dont vous m’assenez la liste avec tant d’autorité. La question n’est pas de savoir si la littérature doit parler du monde et de ses problèmes – a-t-elle le choix ? – mais de se demander comment et pourquoi le faire. Je le fais quant à moi de manière quelque peu pessimiste, j’en conviens, mais, pour citer un de vos auteurs de prédilection, « l’idée qu’une pensée pessimiste est forcément découragée est une idée puérile » (Camus, 1945, dans Combat – et il est un peu déprimant, pour le coup, de se dire que nous en sommes, en France, encore là).

Je vais passer sur les aspects les plus confus, pour ne pas dire vaguement délirants, de votre texte. Comme par exemple le fait d’attribuer à « la pensée de quelques intellectuels » des choses aussi diverses, et d’ailleurs discutables, que « le déroulement de la guerre d’Algérie et ses suites, Mai 68, l’avènement d’une société plus libre, l’antiracisme, le féminisme, la Gauche au pouvoir, le retour de la Droite, le déclin français. » Et pourquoi pas le prix du pain et le rhume de ma concierge ? La question de savoir dans quelle mesure des « intellectuels » « forgent leur époque » et dans quelle mesure ils sont au contraire forgés par elle, en prennent acte ou la sentent venir, est vaste – trop pour être résumée comme vous le faites –, mais, malheureusement, pas si intéressante que cela. Des écrivains comme Danilo Kis, pour citer un auteur très politique, se sont interrogés de façon bien plus profonde, sur un problème bien plus passionnant : le pouvoir de certains livres ce qui n’est pas du tout la même chose. Pouvoir nocif et même criminel, selon Kis, comme dans sa magistrale nouvelle « le livre des rois et des sots » consacrée au protocole des sages de Sion, et qui illustre la capacité infinie des hommes à prendre au sérieux ce qu’ils écrivent et les illusions qu’ils se forgent sur eux-mêmes. Quant à parler de l’engagement comme d’un « élan tiqquniste », ceux qui savent à quoi vous faites référence ne peuvent qu’être atterrés. La kabbale, qui était une doctrine secrète et nocturne, mérite mieux  que ces barbarismes et ces à peu près aux relents publicitaires – pour ne pas dire que le judaïsme mérite mieux que les Juifs ou du moins certains d’entre eux.

Mais pour entrer dans le vif du sujet : me reprocher comme vous le faites de critiquer les liens entre littérature et pouvoir ne revient pas seulement à faire l’éloge de la propagande en littérature, c’est surtout ne pas comprendre ceci : analyser les mécanismes du pouvoir politique, pour s’en libérer, et participer à une dynamique historique collective sont des choses qui ne vont pas ensemble. La Boétie, que vous citez, appartient à la première catégorie, Sartre, que vous mettez dans le même sac, à la seconde. Les écrivains qui ont le mieux parlé du pouvoir ont-ils jamais dit quoi que ce soit sur leur époque ? Quel est l’avis de Shakespeare sur la reine Elisabeth, sur le catholicisme, sur l’athéisme ou les Juifs ? l’opinion de Borges sur les dictatures d’Amérique Latine ? Et l’un des ouvrages les plus prophétiques sur le XXème siècle à venir, La colonie pénitentiaire, écrit en 1914, a pour seule origine les méditations de Kafka sur son indécision sentimentale. Je ne vais pas faire toute la liste. Mais il faut prendre au sérieux et réfléchir à ce qu’elle signifie la fameuse phrase de Joyce : « l’Histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. »

Le grand malentendu, à mon avis, est celui-ci : de Tolstoï à D.H. Lawrence, de Kafka et Joyce à Proust et Philip Roth, Bellow, la littérature moderne est avant tout un combat contre l’Histoire – et non pour. (L’avant-dernier roman de Thomas Pynchon ne s’appelait pas pour rien Against the day). C’est particulièrement flagrant dans ce que l’on nomme la littérature concentrationnaire, comme dans les livres de ceux que l’on a appelé les dissidents – lisez Hrabal, par exemple, ou relisez Kundera. Pour tous, dans une conception anti-hégélienne, en quelque sorte, ce que l’on nomme l’Histoire se confond avec le Mal et le totalitarisme n’en est que le visage pour ainsi dire nu. Rien de bon ne peut donc en advenir et la seule notion de progrès est vide de sens – il y a juste plus ou moins de mal. Et plutôt que d’y participer, la tâche des écrivains – des artistes – consisterait plutôt à donner forme, si je puis dire, à des portes de sortie, des intuitions de liberté, construire un contre-temps face au temps de l’Histoire, lequel est toujours, en littérature, celui de la mort. (« Time is free » dit-on significativement chez Shakespeare quand le tyran est enfin tué. Mais une nouvelle tragédie peut commencer, car il y a toujours quelqu’un pour prendre sa place.)

Mais j’arrête là cette leçon qui m’épuise moi-même. Au cours des dernières décennies, des auteurs comme Don DeLillo ou Pynchon, encore lui, se sont particulièrement penchés sur les nouveaux visages, technologiques et terroristes, de cette mort, et je ne peux que vous conseiller de les lire.

Quant à votre dernier paragraphe, ce que Barack Obama vient faire dans cette discussion m’échappe. Je veux bien que Bernard-Henri Lévy ait été « le premier » à « nous » le présenter, mais le premier de quoi, au juste ? J’ignorais que l’on faisait une course…

 

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Un commentaire

  1. Défense pleine de dérision et humour.
    Même si je ne suis pas d’accord sur le fond, il y a là, indéniablement, une plume.