Le 19 février
Il s’appelle Ravindar Kumar, il a 34 ou 35 ans, il ne sait pas trop et il peint sur les murs des maisons de Mangar des Ganesha juchés sur des rats minuscules, des Krishna amoureux de Radha, sa vachère adultère et chez lui, dans sa chambre aux murs noirs, Ravindar Kumar a peint ses divinités préférées : deux Shiva magnifiques, un singe divin, Hanuman, représenté plusieurs fois, et aussi cette nouvelle divinité surgie au 19e siècle, Sahi Baba, un homme devenu dieu, reconnaissable à sa barbe et à son bandana couleur orange. Le peintre du village a tant de talent qu’une mécène, ayant compris qu’un jour, son oeuvre serait célèbre, le salarie pour qu’il ne fasse que ça, couvrir les murs de personnages immenses, tous les murs de Mangar qui ne s’y attendait pas. Hormis les dieux, voici des maharajas en grande tenue- l’un d’eux porte un admirable pigeon bleu sur l’épaule ; un acteur de Bollywood en action, bras tendu, bouche proférant un discours ; un Guru Govind, le dernier des grands maîtres sikhs, le visage bizarrement voilé des enfants, des femmes portant des pots sur la tête, des troupeaux, des dromadaires, toute la ferme est là. Il y a même une pin-up délurée à qui un chien essaie d’enlever la culotte, illustre figurine reproduite dans un numéro spécial sexe. Et puis, dans un coin, une bouille ronde avec des lunettes rondes, en tenue militaire vert bouteille. Ah ! Celui-là, je le connais, c’est le soldat perdu de l’Inde indépendante qui, pour obtenir plus vite la liberté, voulut s’allier aux Japonais, puis aux Allemands et tant pis s’ils étaient des monstres… Subhas Chandra Bose, surnommé Netaji, mourut accidentellement en avion et sa tombe se trouve à Imphal, capitale de l’État du Manipur. Mais ici, à Mangar, Netaji n’est pas considéré comme un nazi. C’est un héros de l’Inde, pourvu d’une fête nationale pour avoir été le premier à fonder une armée nationale indienne – ce qui est parfaitement exact. D’ailleurs, voici un très vieil homme enturbanné de blanc qui s’avance sur une canne en souriant : c’est un ancien combattant de l’armée des fantômes, traité comme un trésor national par tout le village. On lui touche les pieds, il pose une main tremblante sur les têtes, il s’est battu au nom de l’Inde pour la libération de son pays – du mauvais côté, dans les marais de Birmanie, avec les Japonais contre les Britanniques ? Oui. Mais on a oublié. Et le peintre lui a fait un beau portrait de son commandant, juste pour lui faire plaisir.