Le geste de Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits qui s’immola par le feu le 17 décembre 2010 devant la préfecture de Sidi Bouzid, a tout d’une étincelle. Une étincelle de la même nature que celles qui historiquement allumèrent le feu des contestations et des révoltes, voire déclenchèrent les guerres. En Tunisie, ce geste de désespoir ne fait en réalité que raviver un mal profond qui ronge le pays visiblement depuis trop longtemps. Il suffit en effet de se rendre à l’une des nombreuses manifestations spontanées qui secouent désormais la quasi totalité des régions du pays pour en lire les symptômes et les sources sur les slogans brandis par la foule compacte, des slogans d’une violence inédite pour le pays : tous dénoncent la précarité généralisée, une croissance mal répartie, et une corruption devenue insupportable qui gangrène administration et services dans le pays, le népotisme jusqu’au sommet de l’Etat, le favoritisme au profit de certains clans familiaux proches du pouvoir qui pilleraient les richesses publiques, n’hésitant pas à les qualifier de « mafias des Trabelsi» (du nom de la belle-famille du président Ben Ali).
Si l’ampleur et la virulence de la contestation sont sans précédent pour ce pays où régnait pourtant jusque-là un calme social relatif, la nature des demandes formulées par les tunisiens l’est tout autant : elles se font désormais clairement politiques. Car sécurité et stabilité en Tunisie furent maintenues au cours des dernières vingt-trois années de règne sans partage d’un homme au prix d’un parti hégémonique, le RCD, qui dans les faits a tout du parti unique, et d’une répression policière implacable qui se traduit aussi par une censure massive des médias et du web, qui a par conséquent vu naître une génération de jeunes tunisiens souvent experts en proxys et autres moyens de contournement des obstacles numériques entravant leur militantisme, ou plus simplement leur navigation internet ne serait-ce que des plateformes de partage vidéo généralistes les plus connues.
Le plébiscite de façade lors des dernières élections de 2009 pour un 5ème mandat consécutif de l’actuel président n’aura donc tenu qu’un peu plus d’une année et le soulèvement tombe très mal pour un pouvoir qui avait à peine entamé la préparation des esprits pour un changement de la constitution en vue d’une réélection en 2014… Impensable dans ces conditions de reparler de référendum jusqu’à nouvel ordre.
Premier constat, en tant qu’observateur direct à plusieurs reprises des marches qui jalonnent sporadiquement mais régulièrement les rues de la capitale ainsi que des sit-in improvisés dans les campus universitaires, je ne peux qu’être frappé, hélas, par l’évidente désorganisation de ceux-ci. Cette désorganisation ne se résume pas aux quelques T-shirt frappés de la lettre A entourée d’un cercle qu’arboraient quelques jeunes, mais elle est surtout bien visible dans le chaos certes causé par la répression, souvent extrêmement violente, de forces de l’ordre en sur nombre, mais aussi par l’absence d’un parcours bien défini à l’avance. Désorganisation audible par ailleurs dans la cacophonie des slogans qui mêlent dénonciation des mafias, protestation contre la censure, demandes de destitution du Président et aussi, parfois, rarement mais parfois, mots d’ordre religieux. Une vidéo qui circule sur le web tunisien en ce moment montre de nombreux jeunes blessés par des jets de pierres par les forces de l’ordre et des jets de gaz lacrymogène : http://owni.fr/2011/01/03/cet-article-a-ete-censure-en-tunisie-partagez-le/
Autre aspect caractéristique du soulèvement à l’échèle nationale cette fois, le contraste flagrant, tant en termes d’intensité que de taille, entre grandes métropoles côtières (Sousse, Sfax, etc.) relativement prospères et épargnées par la crise économique d’une part, et les villes du centre et du sud d’autre part, particulièrement touchées par la pauvreté et l’exode rural, et que le plan d’urgence du gouvernement qui leva des fonds spéciaux et promit une nouvelle politique d’investissement les ciblant n’a pas réussi à convaincre.
En outre, l’appel à la grève générale dès la rentrée scolaire et universitaire du lundi 3 janvier en soutien au mouvement fut peu suivi malgré l’utilisation de Facebook par les étudiants tunisiens comme outil de mobilisation virale et de révolte.
Une école dans la région sud-est de Tunis fut même saccagée mercredi 5 janvier en l’absence de leaders du mouvement dont la sagesse la plus élémentaire aurait dissuadé d’un tel acte de masochisme.
Enfin le prévisible manque de couverture médiatique de la part des médias officiels a fait se propager les rumeurs les plus contradictoires. Ainsi, du possible départ de la « Première Dame » et de ses proches vers une destination exotique. Ainsi du décès maintes fois démenti de Mohamed Bouazizi devenu héros et symbole tragique d’une contestation qu’il galvanise. Les histoires les plus improbables sont légion dans la rue et les réseaux sociaux qui les font circuler.
La cause de ce manque de coordination logistique et politique semble claire aujourd’hui : en muselant systématiquement les traditionnels interlocuteurs du pouvoir en temps de crise que sont les syndicats, les partis politiques d’opposition, les associations non gouvernementales qui forment le tissu de toute société civile, le régime tunisien parait plus que jamais aujourd’hui dans la posture de l’arroseur arrosé. En l’absence de vis-à-vis crédible permettant de canaliser la colère de la foule, c’est l’impasse, et le retour de bâton ne s’est pas fait attendre. Pire, le déchainement tous azimuts de la violence, le saccage des infrastructures publiques de villages déjà économiquement sinistrés, et la fuite en avant imprévisible d’un mouvement parti d’une contestation sociale non seulement légitime mais magnifique évolue de jour en jour vers une insurrection dont nul ne peut prédire l’issue à l’heure où j’écris ces lignes.
Cependant un péril plus grave encore menace déjà la Tunisie aujourd’hui, pays moderniste d’inspiration laïque depuis l’impulsion que lui donna en ce sens Bourguiba, l’artisan de son indépendance : celui de la résurgence, de la montée et de l’instrumentalisation de l’islamisme politique.
Salafisme et islam politique ont toujours convoité la Tunisie, pays arabe cible prioritaire à évangéliser depuis l’avènement, au lendemain de l’indépendance, du code du statut personnel, texte de loi à teneur progressiste faisant de la Tunisie un modèle unique dans la région s’agissant de l’égalité homme-femme. Dès les années 80 le pays a dû faire face à la montée de courants politiques islamistes prônant l’abolition du CSP au profit de la charia islamique et l’actuel président a même fait ses classes dans le renseignement militaire en acquérant une réputation d’homme à poigne dans la répression du terrorisme. Néanmoins, s’il doit son ascension politique fulgurante à ce combat qui l’auréole toujours aux yeux des puissances occidentales, nombre d’analystes affirment qu’en entrant dans une phase d’auto préservation comme priorité absolue ces dernières années, le même président et son entourage doivent de plus en plus céder du terrain face à la résurgence de l’islamisme politique plus global dans toute la région, auquel n’échappe pas la Tunisie et ses antennes paraboliques prolifiques qui au fil des ans ont fidélisé une large audience en l’absence de la poursuite de la promotion de la laïcité et du modernisme parallèlement à l’essor macroéconomique. Aussi, sous l’influence que l’on dit d’autre part grandissante de l’un des gendres les plus puissants du président, Sakhr el Materi richissime homme d’affaire, le pouvoir se voulant plus conciliant, mais aussi plus populiste, a contre toute attente libéré les derniers dirigeants du mouvement et parti politique islamiste autrefois interdit Ennahdha encore en prison, souvent condamnés à des peines de prison à vie pour terrorisme. L’initiative est sans doute à rapprocher de la très controversée politique de réconciliation nationale entreprise chez le voisin algérien par le président Bouteflika.
Par ailleurs, la chaine d’informations TV Al Jazeera, qui fait preuve d’un zèle certain dans sa couverture constante des derniers évènements, ne manque pas de faire la part belle, tous les soirs, aux interviews de leaders locaux et expatriés, présentés comme des activistes politiques comme d’autres et dont il faut bien dire qu’ils semblent eux-mêmes avoir rangé leur rhétorique intégriste pour se focaliser sur les troubles sociaux dont ils se disent solidaires. Dernier interview en date, celle de Tawfik Mathlouthi, figure notoire du révisionnisme en France. Opportunisme diront certains, d’autant que la chaine est suspectée d’orchestrer le retour médiatique de ces figures de l’islamisme en forme de tribune politique, elle qui sait pertinemment qu’elle compte parmi son audience la majorité des tunisiens ayant soif d’une information absente de leurs médias officiels, elle qui fait surtout preuve d’un silence pour le moins ambigu vis-à-vis de pays arabes moins laïcs mais tout aussi autoritaires voire dictatoriaux. Il n’en fallait pas moins au président en personne pour consacrer à cette chaine une partie de son allocution très attendue il y a une semaine, pour l’accuser de machination déloyale.
La situation est donc complexe entre un pouvoir qui tente de justifier son autoritarisme par le danger intégriste, et un média populaire offrant certes un prisme inespéré qui donne à voir la réalité de la contestation telle qu’elle est dans les rues, mais distille aussi insidieusement une certaine propagande religieuse n’hésitant pas à manipuler l’information, comme le jour où Al Jazeera alla jusqu’à tenter de faire croire, en truquant un reportage, que la révolte des Tunisiens est aussi une révolte face au discours laïc véhiculé selon elle par des chaines privées tunisiennes comme Nessma TV pas assez conservatrice à son goût.
En attendant un aboutissement au blocage social et politique qui semble s’installer dans la durée, et dont on voit mal aujourd’hui comment il pourrait être pacifique, c’est aujourd’hui la jeunesse tunisienne qui est en première ligne. On entend, ici ou là, l’accusation facile, le leit motiv, d’une « ingérence étrangère ». On sent, parfois, la méfiance face aux solidarités provenant de pays occidentaux. Mais, en même temps, on a là une jeunesse qui a compris que son vieillissant président l’a engagée dans un bras de fer qui promet d’être rude et, peut-être, terriblement sanglant. Elle pointe du doigt un autocrate qui pointa du doigt, dans son commentaire des évènements, ce qu’il a appelé les « fauteurs de trouble » et qui leur a promis une répression implacable. Cette déclaration au ton bien plus ferme que d’ordinaire sonna pour beaucoup comme une entrée officielle en dictature.
L’extrémisme religieux sévit, quant à lui, dans les textes de certaines chansons de rap, musique contestataire par excellence, très populaire en Tunisie, que les rappeurs locaux utilisent pour passer des messages : un comité d’artistes vient même de porter plainte contre le rappeur star du moment, Psycho M, pour menaces de mort. Ces chansons mêlent dangereusement exaspération sociale et promotion de l’alternative de l’islam politique comme solution à tous les maux d’un pays bien mal en point qui mérite mieux que cela au vu de sa croissance économique exemplaire, mais si mal répartie. La tendance dominante n’est, pourtant, pas celle-là. Ce serait un mensonge que de présenter cette jeunesse en lutte comme inspirée par on ne sait quel fondamentalisme. Et l’on s’insurge, ici, contre cette désinformation.
Excédée par ces deux maux que sont l’autoritarisme et le fondamentalisme, une autre jeunesse se déploie sur les réseaux sociaux pour faire entendre son mécontentement. La coordination se fait essentiellement sur Twitter et ce qui reste de Facebook puisque les autorités ont récemment bloqué le recours au protocole HTTPS dans le but d’empêcher l’accès aux pages censurées. Fataliste mais malgré tout vaillante, elle continue donc à percevoir une lueur d’espoir pour un avenir meilleur qui, pour beaucoup, ne peut que provenir du champ numérique du web, ultime champ de libertés. Elle promet donc de continuer à descendre dans la rue munie de l’arme ultime du blogueur pour briser le huis-clos imposé par la censure : un téléphone portable muni d’une caméra.
Les enjeux sont donc de taille pour cette génération de transition. Un tabou est clairement tombé, et donner à voir à défaut de participer est dorénavant vécu comme un devoir citoyen.
A lire également : Plaidoyer pour une Tunisie démocratique par Laurent-David Samama
Je souhaite le même sort, que celui de bénal, aux président yémènite et lybien.
rahi,maho allah
rahi,aho allah
Ahmed,
« La Tunisie préfère avoir des chômeurs diplômés que des chômeurs incultes. »
1) Le chômage n´alimente ni la famille d´un diplômé, ni celle d´un non diplômé.
(enfin rectification..avec l´allocation attribuée à un cadre au chômage,deux familles minimum de non diplômés vivraient mieux)
2) le chômeur diplômé est il plus digne d´être tunisien que le chômeur inculte?
3) Etablissez vous une quelconque synonymie entre la culture et l´intelligence ?
4) Faut il être diplômé pour décider du sort de son pays?
Ce dont il résulterait un profond mépris de votre part pour les non diplômés qui me glace le sang.Vous ne considéreriez que tunisiens une partie de la population choisi sur des critères assez rances.
aimer son pays est une chose..S´elever au dessus de son peuple une autre.
Le droit à l´éducation reste un droit et donc une liberté.Cette limité se définit par un choix:Le choix de continuer ou non ses études.Cela ne constitue d´aucune manière une limitation d´esprit ou de facultés intellectuels chez le non diplômé.Je ne comprends pas votre mépris difficilement couvert envers les petites gens..les travailleurs de la terre ou les simples ouvriers.
Est il si difficile de garder l´equilibre entre le populisme et l´élitisme sans sombrer?
@Kadi : Ce n’est pas David Samama qui est l’auteur de cet article mais moi, Seif Soudani, tunisien résidant en Tunisie. Alors cessez ces vieux réflexes de repli identitaires et de conspirationnisme. Tout le monde a le droit à son point de vue sur la Tunisie, n’en déplaise aux gens souffrant de ces sempiternels complexes post coloniaux dont je parle décidément à juste titre dans mon article.
La Tunise est à un carrefour important , mais aussi délicat de son Histoire; Le passage d´une culture de sujétion à une culture de participation.Ces actes de violence,ces manifestations virulentes ne sauraient être identifier comme des actes de vandalismes isolés, mais bien comme une participation, une expression de la conscience et les espérances politiques,économiques et sociales d´un peuple.probablement les derniers ou uniques moyens d´inflexions des tunisiens sur un gouvernement népotique et étranger à ses problèmes.
Cette page d´Histoire qui s´écrit comme toutes celles écrites par les peuples dans une révolte dont la force ne saurait être censurée, ni contrecarrée se déroule certainement dans l´inorganisation et dans le manque de cohésion.
Le danger d´une récupération intégriste des mouvements et du désarroi de peuple reste présent.
Pour une Tunise avec deux ailes…celle de la liberté et du laicisme:)
Mon soutien et mes pensées pour ton peuple, Seif.
Prière de ne pas s’ingérer dans les affaires maghrébines ,balayez le seuil de votre porte MR.SAMAMA et vous n’êtes pas sans le savoir que le grand Maghreb est riche de ses ressources et je vous prie de parler plutôt de la misère qui bat son plein dans cette France contemporaine!
« aux interviews de leaders locaux et expatriés, présentés comme des activistes politiques comme d’autres et dont il faut bien dire qu’ils semblent eux-mêmes avoir rangé leur rhétorique intégriste pour se focaliser sur les troubles sociaux »… vous avez des preuves?maitre NASRAOUI,mr ATHMOUNI,mr AMROUSSIA,mr ZOUABI..etc..des islamistes ?arretez de lancer des anathemes contre des gens dont vous ignorez tout. « le travail est un droit…bande de voleurs » « travail…liberté…dignite nationale »(slogan du POCT) « a bas le RCD…a bas le tortionnaire du peuple »(autre slogan du POCT)…voila ce que les Tunisiens hurlent depuis 20 jours !…vous trouvez que ce sont des slogans islamistes ? quand à Al Jazeera… parlons en… « c’est « al jazeera » qui responsable de tout ça…dit le regime »…c’est pitoyable comme argument
…..Je rappelle que le chômage touche tout le monde.
Plutôt que de critiquer le pays il faut au contraire le féliciter et l’encourager pour ses initiatives telles que la construction de plusieurs universités et le soutien à la poursuite des études supérieures ; ou encore le courage de nos politiques qui, lors des anciennes manifestations contre le chômage, ont appelé à la construction de plus d’écoles d’ingénieurs… En Tunisie presque chaque village a une Université : le pays a passé de 12 000 étudiants a 350 000 étudiants dont 60 % des fille
La Tunisie est devenu le pays d’1 million d’ingénieurs. Nos jeunes ingénieurs construisent aujourd’hui des Avions AIRBUS alors qu’avant ils ne faisaient que fabriquer des vêtements et des slips !!!.
Je suis fier de lire dans la presse mondial sur les compétences tunisiennes qui travaillent dans les grands groupes (en Europe, USA…), dans les grandes universités, la Nasa…
Scientifiquement, économiquement et technologiquement, la Tunisie est classé le 1er pays d’Afrique et du Monde arabe.
D’après l’ONU, la Tunisie (sans ressources naturelles) est classée 1er pays arabe et 16 pays mondial !! en investissement dans le système d’éducation
La Tunisie préfère avoir des chômeurs diplômés que des chômeurs incultes. Les autres pays préfèrent eux fermer les universités et réduire les taux de réussite au bac.