Plus que jamais les eaux miroitantes du Bassin de Saint-Marc, cet été, auront séparé en deux le genre humain.
Côté Saint-Marc, ressuscitant une tradition vénitienne O combien mémorable, (on comptait aux temps de la Sérénissime 12.000 courtisanes, des plus raffinées aux pires poissardes), la malheureuse nécessiteuse qu’est devenue Venise a prostitué, au motif de le restaurer, une grande partie de la façade de marbre blanc et rose du palais des Doges à l’un des maîtres des Temps modernes : Coca-Cola.
Non content de s’être approprié un des monuments les plus emblématiques au monde (à quand les Pyramides, Angkor Vat ou le Mont Saint-Michel ?), Coca-Cola enserre le Pont des Soupirs contigu d’une affiche géante, dédiée à sa gloire sonnante et trébuchante. Double viol à l’attention des foules-reines de l’Age démocratique, défilant en rangs compacts, sans rien y trouver à redire, sous cette profanation « fun ». Foules elles-mêmes, il est vrai, vêtues de shorts, bermudas, t-shirts, casquettes de plage et autres tenues toutes aussi « fun », bouteille plastique d’eau et appareil photo numérique en mains. Sans cesse, les flashs crépitent devant le Pont des Soupirs, minuscule prisonnier (deux siècles après Casanova…) de sa mega-geôlière « fun ».
Peut-être en conclurez-vous que ces foules bafouées au cœur de la plus belle ville de l’univers par la Marchandise-reine et sa tonitruante propagande, mais s’en faisant avec allégresse le reflet mimétique dans leurs accoutrements bariolés et sacrifiant sans mot dire au nouveau Doge de Venise Coca-cola, n’ont, après tout, que ce qu’elles méritent. Qui se ressemble s’assemble, direz-vous. Et qui ne dit mot consent. (Il y a vingt ans, Joseph Brodsky, poète russe exilé en Occident, prix Nobel de littérature et amoureux fou de Venise, écrivait dans Acqua Alta : « La beauté alentour est telle qu’on conçoit instantanément le désir absurde, animal, de s’y mesurer, pour ne pas être en reste »…)
En parfait vis-à-vis de cette défiguration coca-colesque fatale, de l’autre côté du Bassin de Saint-Marc, à l’ombre de la façade blanche de San Giorgio Maggiore, chef d‘œuvre néo-classique de Palladio, une bannière de grande taille flotte, bercée parfois par le sirocco. Elle, en revanche, n’injurie pas son sublime support, rien moins qu’écrasante malgré ses dix bons mètres de haut. Elle reproduit une des célèbres prisons imaginaires de Piranèse. Et ce vertige carcéral en très grand n’en est que plus fascinant.
L’exposition sur ce génial démiurge revisitant l’Antique sous les auspices du Fantastique se tient dans des bâtiments crépis de rose qui bordent la darse de la Compagnia della Vela. Elle est la dernière production de la Fondation Cini, maître de San Giorgio Maggiore.
Outre présenter, été après été, des expositions non moins admirables que celle, en cet automne, de Piranèse, la Fondation Cini, dont j’entreprends ici d’instruire les amoureux de Venise et les passionnés d’Italie, en cinquante ans d’un labeur obsessionnel, a sauvé l’île et son ensemble Renaissance de la défiguration militaire où les avaient plongé Napoléon, l’Attila de Venise (ainsi qu’il se nomma lui-même), ses successeurs autrichiens, la Marine italienne, et, pour finir, les Allemands, les uns après les autres ayant transformé ce patrimoine unique qui en armurerie, qui en arsenal, en caserne ou en ateliers. Depuis l’après-guerre, en un demi-siècle de restaurations continues et d’aménagements ad hoc des bâtiments, l’art et la culture, peu à peu, ont repris le dessus sur la soldatesque iconoclaste et ses usages lugubres.
Dernière réalisation en date (la prochaine sera un jardin-labyrinthe inspiré des écrits de Borgès sur ce symbole de la perplexité humaine face au mystère de nos existences), une stupéfiante bibliothèque, la Manica Lunga, de 125 mètres de long vient d’être inaugurée dans l’ancien dormitorium des moines bénédictins. Les livres d’art et d’histoire, par dizaines de milliers, s’allongent sous la voûte interminable du déambulatoire, au long des murs tout aussi interminables et des coursives en surplomb, tous à portée de main du lecteur. De même, séparant les deux cloîtres des Cyprès (1450) et de Palladio (1550), l’ancienne bibliothèque (1650), due à Baldassare Longhena (à qui l’on doit également la Salute, à l’entrée du Grand Canal), immense nef de pierre et de boiseries aux rayonnages entièrement sculptés, dépecée en armurerie par notre Attila corse (qui, par ailleurs, enleva, au titre de butin de guerre, les Noces de Cana de Véronèse (1562), dans le réfectoire des moines, un peu plus bas) vient de rouvrir telle qu’elle était il y a encore deux siècles, avec sa voûte ornée de toiles mythologiques et sensualistes.
En tout, 500.000 ouvrages, manuscrits et documents d’archives sur l’art et la civilisation italiens s’offrent aux doctes comme aux profanes, qui, passant le Bassin de Saint-Marc sur le vaporetto pour la Giudecca, descendent, appelés par les lieux et leurs trésors de savoir, à San Giorgio Maggiore. Et pour que s’inscrive pleinement dans le siècle cet ensemble sans pareil et qu’il devienne une des machines culturelles et de savoir les plus accommodantes (autant qu’enchanteresses) d’Europe, une thébaïde ultra-moderne accueille depuis le printemps dernier plusieurs dizaines de résidents en bordure du parc qui occupe le reste de l’ile (ici aussi, les grands arbres ont des siècles).
A tous égards, la fondation Cini sur San Giorgio, que l’on considère sa situation face au palais des Doges, la beauté de cet ensemble Renaissance parfait, la richesse du fond historique, ou l’instrument de culture et le séjour qu’elle offre loin de l’agitation du monde, constitue sans conteste l’alter ego vénitien de la Villa Medicis à Rome (la mythologie, pour l’heure, en moins).
Et puis enfin, San Giorgio Maggiore est le siège d’un miracle très récent, dû, une fois encore, à cette Fondation Cini.
Sachez que Les Noces de Cana (elles-mêmes représentent un miracle du Christ transformant l’eau en vin), que vous contemplez au Louvre depuis deux siècles ou presque, trônent de nouveau en majesté dans le réfectoire de Palladio, à l’emplacement exact où elles avaient été enlevées en 1797 sur ordre de Bonaparte. Rassurez-vous cependant. Non pas qu’un vol en retour ait été commis par quelque Italien ombrageusement nationaliste, comme ce fut le cas jadis pour la Joconde, ni que le Louvre ait consenti à restituer ce monumental larcin (il fait toujours face à la Mona Lisa, dans la salle des Etats). Mais un second original, à la splendeur chromatique retrouvée et de même dimension (7 mètres de haut sur 10 de large) est venu réparer l’outrage napoléonien. Original, oui, et même plus « vrai » et plus fidèle, presque, au chef d’oeuvre véronésien du Louvre que celui-ci. Un miracle dû à une technique et à un homme.
La technique : Un fac-simile au scanner en trois dimensions et à triple lumière blanche et froide (bannis, les rayons ultraviolets), balayant d’ultra-sons à huit centimètres de distance l’immense toile de 67,29 mètres carrés, fut réalisé, millimètre après millimètre, deux mois durant, la nuit, au Louvre, à l’automne 2006. Toutes les nuances des couleurs, leur épaisseur, leur usure, leurs mutations sous l’effet du vieillissement chimique des pigments, les craquelures et fissures de la toile furent enregistrées numériquement (l’assemblage des données a représenté 9,7 milliards de pixels) et reportées à l’absolu identique sur une toile de même matière, un lin d’Irlande, de même texture, de même trame et même grain exactement que la toile originale, et préalablement enduite du même mélange de colle animale, de carbone de calcium et de plâtre précipité que l’original. Une fois l’impression faite mètre carré par mètre carré, les Noces de Cana sont retournées sur place pour être assemblées dans leur demeure d’origine, le réfectoire des moines de San Giorgio Maggiore.
Véronèse, Palladio, les Vénitiens étaient de nouveau, deux cents ans plus tard, chez eux.
L’homme qui fut le concepteur et le maître d’œuvre de cette entreprise considérable s’appelle Adam Lowe (un prénom et un nom qui ne s’inventent pas !) Et il a révolutionné la question immémoriale de la reproduction ou non des grandes œuvres de l’humanité.
Car Walter Benjamin semblait avoir réglé cette question dans son livre L’œuvre d’art à l’heure de sa reproduction technique(1936), en conceptualisant l’idée de perte de l’unicité de l’œuvre et donc de son aura, du fait de sa reproductibilité mécanique infinie (photos, films, imprimé, etc…)
Mais cette idée de décadence, de déroger du vrai authentique en faux qui se donne pour un autre second vrai, avec pour corrélat la production de fausse conscience qu’engendre ce faux-vrai, cette idée qu’une reproduction ne vaudrait au grand jamais l’original et même qu’elle le bâtardiserait irrémédiablement en retour, tout cela s’applique-t-il aux Noces de Cana de San Giorgio Maggiore, physiquement et esthétiquement parfaites, et logées dans leur lieu-même d’origine ?
Adam Lowe (décidément, ce prénom accordé à ce patronyme…) vient de récidiver pour l’exposition Piranèse à la Fondation Cini. Piranèse a dessiné des vases, des cheminées, des candélabres et quantité d’objets inspirés de l’Antiquité. Adam Lowe a repris son scanner, ses ordinateurs sur-puissants, et a modélisé neuf dessins de Piranèse en trois dimensions, qu’ont réalisé ensuite pour l’exposition de Venise sculpteurs, bronziers et les divers métiers d’art concernés. (Viendra-t-elle à Paris, cette exposition magique ? Espérons.)
Cette fois, ces œuvres sont certes des copies mais en même temps de purs originaux. La boucle est bouclée. Le passé, en art, retrouve un avenir qu’il n’avait jamais eu, sinon sous la forme du pastiche à la Viollet-le-Duc. La possibilité du passé, sa résurrection matérielle parfaite –l’original n’aurait-il pas été acté à l’époque- est désormais d’actualité. Les marbres d’Elgin, ces fresques du Parthénon au British Museum, la tête de Nefertiti à Berlin peuvent retrouver une seconde naissance dans leurs demeures d’origine. A quand la fin des batailles de restitution aux relents nationalistes et de guerre entre les cultures ?
Venise, encore, cette vieille dame éternelle, nous ouvre la voie à San Giorgio Maggiore. Merci à la Fondation Cini.
J’espère qu’au moins ils n’aient pas utilisé leurs langue barbare
Les mécènes d’autre fois ne ressentaient pas le besoin d’inscrire leurs nom en grand, mais ils n’étaient pas AMERICAINS, souvent italiens ils connaissaient l’expression « Il nome degli asini é scritto d’appertutto »