A l’heure des « affaires », Bettencourt et autres, la fraude fiscale apparaît terriblement d’actualité. Elle l’avait été, il y a deux ans, quand l’Etat avait récupéré des listes de noms, et menaçait de poursuivre les indélicats, s’ils ne régularisaient pas leurs comptes. Elle le redevient aujourd’hui.

Or plus que jamais, il est clairement visible que l’enjeu principal est celui des noms, du visage, de l’identification: pour fixer l’attention du public, il ne faut pas d’anonymat, de dénonciation collective des « fraudeurs ». En revanche, il est nécessaire, pour que la question devienne publique, de trouver une personne qui sera un symbole.

En France, et dans ce cas singulier, Liliane Bettencourt, et la constellation qui l’entoure.

De l’autre côté du miroir, un homme a compris la nécessité d’être perçu comme le « whistleblower » par excellence: le Suisse Rudolf -autrement appelé: Ruedi- Elmer. Après une carrière qui l’a conduit d’une banque suisse à un établissement chinois, en travaillant notamment aux Îles Caïmans et à Maurice (rien que cela), il a décidé de dénoncer un système qu’il considère comme en faillite, et qu’il appelle à réformer.

Pourquoi? Pourquoi ne pas avoir continué à gagner de l’argent, comme tout le monde? A entretenir le système, comme tout le monde? La réponse qu’il offre est double, elle se situe à la fois sur le plan moral et personnel:

A. Il accuse la banque suisse qui l’employa naguère d’avoir exercé sur lui des pressions illégales, notamment par le biais de sa famille;

B. Il reconnaît son trouble à avoir vu, dans les listes de clients qui étaient à sa disposition, le nom de criminels pires les uns que les autres.
Pour ces deux raisons, il a choisi de passer de l’autre côté. Les esprits chagrins s’étonnent des données qu’il a accumulées: « il a dû préparer son départ », disent-ils… Et de mettre en cause sa sincérité.

Ce qui n’est pas nécessairement pertinent: après tout, une fois détourné du système, n’a-t-il pas pu préparer la critique acharnée à laquelle il s’apprêtait à se livrer? Rien de si étonnant à cela.

Ruedi Elmer parle aux journalistes – depuis le fameux article du « Guardian » où il mettait en cause le secret bancaire cher à l’âme helvétique.

Ruedi Elmer intervient en public – il l’a fait, encore récemment, le 20 mai, dans un colloque à Miami.

Ruedi Elmer enseigne – il va proposer une « Case Study » à la Fletcher School of Law and Diplomacy, à Washington.

Ruedi Elmer fait parler de lui : il a attaqué la Suisse devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, et envisage de continuer la procédure dans le cadre des Nations Unies, au titre du secret bancaire.

On prépare un roman adapté de sa vie. Deux films.

Quand on évoque avec lui ce phénomène, qui, s’il se développe, fera de lui l’alter ego masculin et repenti d’Eva Joly, il souligne ne le faire qu’en raison du combat, légitime, et de son indignation, sans limite.

De la sorte, il apporte la preuve de ce dont on avait déjà un sentiment: il faut des visages pour attirer l’attention. Levinas en avait proposé une lecture éthique: elle doit être aussi politique.

Sans visage, pas de passion populaire: simplement des chiffres, énormes, propres à susciter l’étonnement. Mais les traits sympathiques, honnêtes, – après tout, Ruedi Elmer est comptable de formation – , de ce héros à venir portent en eux un réel péril pour les banques – celui de l’humanité.