Péguy est un monument à lui seul, une sorte de Don Quichotte inexpugnable, insubmersible, un poète qui fut seul contre tous ou presque tous et contre les plus grandes institutions : contre la Sorbonne, contre Normale supérieure, contre l’Académie, contre les Socialistes et contre son héros Jaurès, contre l’Église, et avant tout contre la lâcheté, la guerre, le pouvoir de l’argent, contre les arrangements et les compromissions de toutes sortes.
Mais qui est-il pour être contre de telles forteresses du pouvoir intellectuel et politique ? Il est normalien, socialiste, libre-penseur avant de se convertir au catholicisme, il est dreyfusard, il est écrivain et poète et philosophe, et théologien, il est le fondateur et l’éditeur des Cahiers de la Quinzaine, enfin il sera un héros et tombera au champ d’honneur, tout cela et bien plus encore, en vingt-cinq ans environ, puisqu’il meurt à 41 ans.
Je vois Péguy comme une sorte de Kafka affrontant la réalité, la condition humaine, avec ses lourdes chaussures de paysan-pèlerin et sa pèlerine qui l’élevait au-dessus de la mesquinerie et de la petitesse humaine.
Socialiste et dreyfusard jusqu’à la moelle, comment a-t-il pu être taxé d’avant-garde du nationalisme, lui qui parla des Juifs et de Jeanne et de Clio et du capitaine Dreyfus, toujours des pauvres gens, comme étant les uns et les autres, figures de l’histoire ou simples hôtes de passage, étrangers sur leur terre, étrangers dans leur patrie de naissance ou d’adoption. Quelle méprise de la part de ses pourfendeurs dont pas un ne se battit comme lui, dont pas un ne connut l’opprobre, ni la pauvreté, ni le déshonneur, ni l’abandon de presque tous ses lecteurs et abonnés – ses lecteurs qui lui apportaient son pain quotidien et celui de sa famille -, de presque tous ses alliés !
Je dis que Péguy fait penser à Kafka, non par son œuvre, qui n’est pas une œuvre d’introspection, de « culpabilité sans meurtre » (Levinas), et pourtant que ne voit-on en elle le procès sans fin de Job, du Juste – que n’y aurait-il à dire sur cette question justement ? – , mais d’emblée par son impossibilité viscérale à mentir, à tricher avec la vérité, et d’abord celle de l’innocence condamnée, à plaire aux puissants, à ceux qui ont un pouvoir, à savoir qu’il y a des vérités qui valent que l’on meurent pour elles…
C’est parce qu’il ne pouvait plus vivre, comme l’écrivit Milena à Max Brod, que Kafka mourut – et que Péguy se jeta à corps perdu dans la guerre…
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Par où commencer donc ? Par ce quatrain inaugural de la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, qui appartient à tous et d’abord à ceux qui sont nés avec la langue française dans leur berceau pour ainsi dire. Il est en même temps son quatrain le plus célèbre :
Etoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés
Voici votre regard sur cette immense chape
Nous pourrions aussi bien commencer par ces vers non moins célèbres écrits à peine un an avant sa mort, en 1913, dans Ève :
Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle.
[…]
Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.
En premier lieu, je rappellerai quelques éléments biographiques indispensables à la compréhension de l’œuvre de Charles Péguy, de l’homme, du poète, de l’écrivain, du fondateur des Cahiers de la Quinzaine, du polémiste, du socialiste, du chrétien, du défenseur de Dreyfus, du prophète qu’il fut et du soldat qui tomba au champ d’honneur aux premiers jours de la Première Guerre mondiale. Car Péguy est si mal connu, presque toujours méconnu, mécompris, pris pour celui qu’il n’est pas.
Ma première partie est essentiellement consacrée au Péguy de Notre jeunesse, celui de l’Affaire, celui qui fut l’ami de Bernard Lazare, l’ami puis l’ennemi juré de Jaurès. Dès ces années là, un autre personnage majeur apparaît dans la vie du poète de Jeanne d’Arc, Jules Isaac.
La seconde partie s’ouvre sur le poète et le théologien. Ce dernier est certes le plus mal connu du public, mais il n’est pas le moindre, et son dialogue constant avec le peuple juif en fait, dans la littérature française et dans la littérature du passage du XIXe siècle au XXe siècle, un écrivain à part, un écrivain d’exception, un visionnaire, osons le mot encore une fois, sans en abuser : un prophète, si souvent mal compris mais en connaissons-nous beaucoup qui aient été bien compris surtout de leur vivant ? La place du peuple de la Bible dans son œuvre est capital. Parmi les théologiens catholiques contemporains à avoir le mieux approfondi la théologie péguyste du judaïsme, Hans Urs von Balthasar est l’un des plus importants. Il est un témoignage juif unique, celui que Jules Isaac apporta sous le titre Expériences de ma vie – Péguy (Paris, 1959), et qui est pour nous central.
Comment Péguy a-t-il pu, à ce point, au tournant des années 1980, être lu comme un auteur proche de l’Action Française et d’un ultra catholicisme antisémite ? Comment a-t-il pu être jugé comme un nationaliste de la graine de fasciste ?
Cette question, même si elle n’est pas d’emblée au cœur de notre sujet, s’impose à nous dans toute sa violence, dans toute son injustice. Nous devons y répondre et y répondre ici avec force et fermeté.
Venons-en à quelques rappels biographiques.
Le 5 septembre 1914, près de Villeroy (Seine-et-Marne), fut fauché par une balle allemande un des poètes les plus importants de cet entre-deux siècles, né le 7 janvier 1873, qu’il était.
Son père était lui-même mort avant sa naissance, suite à une mauvaise blessure récoltée à la guerre de 1870. Il fut élevé par sa mère et sa grand-mère, rempailleuses de leur état. Sa jeunesse se passa sans religion. En 1885, il y eut d’abord « l’événement fondateur » : son entrée en classe de sixième primaire supérieure au lycée d’Orléans, grâce à l’un de ses instituteurs. Il obtint son baccalauréat en 1891.
A vingt et un ans, le 31 juillet 1894, il est reçu à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, après avoir raté une première fois le concours deux ans plus tôt. C’est le deuxième moment majeur de sa formation, et probablement l’un des tout premiers de sa vie d’adulte, si brève.
Parmi ses professeurs citons Emile Bédier, Ollé-Laprune, Brunetière, Georges Lyon…
L’année suivante, l’autre grande rencontre, cette fois idéologique, politique, est celle avec le socialisme, qu’il marie à son idéal d’insurrection permanente contre les idées reçues et une certaine bourgeoisie bien-pensante, qu’il honnit. Péguy se retrouve dès cette époque confronté à deux figures légendaires ou mythiques : Antigone et Jeanne d’Arc.
L’héroïne de Domrémy devient l’incarnation poétique d’un patriotisme doublé d’un socialisme mystique, par un Péguy anticlérical, non encore revenu au sein de l’église. Il nommait volontiers « conversion » l’adhésion à ce qui fut pour lui bien plus qu’un parti politique, alors qu’à sa propre conversio chrétienne, il refusera le mot.
Sa Jeanne d’Arc paraît en 1897, l’année où son premier article paraît dans la « Revue socialiste ». On comprendra mal, par la suite, son admiration, sa fascination pour Jeanne d’Arc, que l’on a résolument interprétée comme une adhésion aux forces nationalistes, de l’extrême droite, autrement dit à tout ce qui devait aboutir au gouvernement de Vichy, pourvoyeur des camps de la mort nazis ! Mais naguère, combien d’intellectuels – et parmi lesquels des intellectuels juifs de grande valeur ! – n’ont-ils pas mécompris Péguy jusqu’à lui faire dire ce qu’il n’a jamais dit et surtout contre quoi il s’était toujours battu ? Quel paradoxe ! Ainsi, notre ami Bernard-Henri Lévy, dans L’idéologie française nous avait-il surpris lorsqu’il portait accusation à l’encontre du rhapsode du dreyfusisme, d’être avec Barrès, le fondateur du « national-socialisme à la française [1] ». N’a-t-on pas été abusé par une vieille rengaine, par cette image mensongère transmise en son temps par le propre fils du poète, qui lui était d’extrême droite ?
Tzvetan Todorov dans Nous et les autres [2] ou encore l’historien Zeev Sternhell dans Naissance de l’idéologie fasciste [3], enfonçant le clou, accusèrent Péguy d’être plus que de la « graine de fasciste », mais un « allié naturel » de Mussolini [4]. Quelle honte !
En 1991, Alain Finkielkraut dénonçait l’injustice, en signant son livre Le Mécontemporain [5]. Mais il en est d’autres, notamment George Steiner ou Jean-Yves Tadié, pour réhabiliter – si besoin en était – le génie de Péguy. Combien d’écrivains français firent montre d’un odieux antisémitisme à cette époque, jusqu’à ce que, pour les meilleurs d’entre eux, « la grande flambée finale, le bûcher géant des années 1939-1945, ce feu de joie suprême où triompha la haine d’Esaü, à l’encontre de son frère Jacob [6] » les dessillât ?
Jeanne d’Arc, cette jeune vierge tutélaire, demeure une combattante pour l’indépendance nationale, en même temps qu’une femme qui, au péril de sa vie, se fit soldat parmi les soldats, pour que la France revive dans la fierté et dans l’honneur – et qu’elle redevienne la France.
Nous l’avons dit, mais ne faut-il pas le redire, le crier : pour Péguy, le combat politique, c’est-à-dire le combat national passe par le combat en faveur de Dreyfus, qui fut commun à Zola, à Proust, à Bernard Lazare, comme chacun sait. Et c’est cela que plusieurs intellectuels justement traqueurs d’antisémitisme, d’antijudaïsme, de porteurs de l’idéologie fasciste, ont refusé de voir avec Péguy, qu’il ne pouvait fondamentalement pas en être, qu’il ne pouvait même être fondamentalement que dans le camp de ceux qui faisaient de la cause juive leur cause.
Si nous le répétons, et le répéterons encore sans faillir devant tous ses contempteurs d’hier ou d’aujourd’hui, c’est qu’il faut se souvenir que si l’auteur de Jeanne d’Arc (mais aussi surtout de Notre jeunesse), fut, dans les premiers temps de son engagement socialiste, proche et admirateur de Jaurès, ce fut encore son dreyfusisme, qui, conjoint à d’autres éléments, consomma la rupture avec le chef historique du socialisme français. Pourquoi ? Parce qu’au moment où Dreyfus, en 1899, accepta sa grâce au lieu de l’innocence totale, qui ne devait intervenir qu’avec l’arrêt solennel de la Cour de cassation (12 juillet 1906), Jaurès et à sa suite les socialistes français, acceptèrent ce que Péguy ne pouvait considérer que comme mensonge, trahison. En effet, le premier congrès général des organisations socialistes françaises de décembre 1899 s’opposa à ce que Péguy fut élu délégué de leur groupe à Orléans. Le chantre de la France fraternelle et mystique en déduisit que le Parti ouvrier français, c’est à dire les « guesdistes » n’avaient agi ainsi qu’en raison de leur anti-dreyfusisme.
Avec quelque vingt ans d’avance, Péguy, suprêmement, se montrait cette fois l’ennemi des léninistes, des trotskistes, sans même parler de leurs successeurs dans l’horreur.
Le socialisme du fondateur des Cahiers de la Quinzaine, inséparable de son engagement aux côtés de Bernard Lazare, « le premier des dreyfusards » comme l’appelle Jean-Denis Bredin, en faveur de Dreyfus, est caractérisé par un mot d’ordre, un mot de combat – mais un combat sacré : la mystique républicaine.
Dans Notre jeunesse (1910), Péguy lui consacre des pages bouleversantes d’une force adamantine. Il s’agit d’un programme qui excède l’éthique elle-même pour aboutir à un patriotisme héroïque, qui est une mystique non pas nationaliste mais fondée les droits de l’homme et du citoyen.
Le 5 janvier 1900 parut le n° 1 des Cahiers de la Quinzaine. Peut-on imaginer ce qu’il aura fallu d’efforts à Péguy, malgré les innombrables difficultés financières, d’abnégation, de désespoir, de « farouche volonté », pour ne pas abandonner son œuvre de presse ni ses lecteurs, alors qu’il était perpétuellement au bord de la faillite.
En 1903, Péguy s’adjoint la collaboration de Romain Rolland, encore inconnu, qui lui propose sa Vie de Beethoven. Ce fut un succès. L’année suivante, c’est au tour des premiers chapitres de Jean-Christophe d’être publiés. La même année, en 1904, Péguy entame avec son Zangwill une critique profonde, qui se prolonge sur plusieurs années, des méthodes historiques positivistes, à laquelle il donne une suite de poids avec trois essais communément dénommés Situations, en 1906 et 1907. Il publiera un article sur le Chad Gadya ! d’Israël Zangwill. Puis, en 1906, dans la même veine, il écrira Brunetière (qui paraîtra à titre posthume), où s’ancre sa critique de Taine, de Renan et de leurs héritiers.
1908, année charnière. A la fin de l’été, Péguy est malade, terrassé par une crise intérieure lourde ; il est atteint d’une jaunisse doublée d’une neurasthénie. Durant ces jours, ces semaines, où il est le plus souvent couché, son ami intime Joseph Lotte, lors d’un passage à Paris, va le visiter. Le témoignage de cet ami est saisissant :
« Il me dit sa détresse, sa lassitude, sa soif de repos : une petite classe de philosophie dans quelque lycée lointain, près de moi, en pleine province ; il pourrait enfin sans heurts, sans angoisses, produire ce qu’il portait en lui… A un moment, il se dressa sur le coude et les yeux remplis de larmes : “ Je ne t’ai pas tout dit… J’ai retrouvé la foi… Je suis catholique. ” Ce fut soudain comme une grande émotion d’amour ; mon cœur se fondit, et pleurant à chaudes larmes, la tête dans les mains, je lui dis presque malgré moi : “Ah ! pauvre vieux, nous en sommes tous là [7] ”.»
Péguy n’emploie lui-même nulle part le mot de conversion, mais préfère évoquer « un approfondissement de son être religieux [8]». Ce retour n’est pas simple pour le poète éditeur, lui dont l’épouse, non baptisée, refusait le mariage religieux comme le baptême de leurs enfants. Jacques Maritain s’interpose en vain. Est-ce l’une des raisons pour lesquelles le fondateur des Cahiers de la Quinzaine est resté finalement en marge – comme à la porte, ou « au porche de l’Église [9]» ? Ces contraintes, ces contrariétés majeures, sans doute, l’empêchèrent-elles vraiment d’être pratiquant, également de parler ou d’écrire sur cette question des plus intimes ? Il est certes plus difficile encore de trancher, lorsqu’il s’agit de Péguy. Il laissa à d’autres le soin de le faire, en particulier à son indéfectible ami Joseph Lotte, mais encore à Jacques Maritain et à dom Louis Baillet, moine de Solesmes. Cependant les relations de Péguy avec Maritain firent long feu. La rupture fut consommée en mai 1911, lorsque celui-ci renvoya L’Ordination de Julien Benda, qui paraissait juste dans les Cahiers. En avril et mai 1914, Maritain prononça une série de sept conférences à l’Institut catholique de Paris contre la philosophie bergsonienne, alors que Péguy venait de publier sa Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne. L’auteur de Notre jeunesse, ne put s’empêcher de penser qu’il y avait là, de la part de Maritain, la volonté de condamner sa propre attitude en faveur du philosophe de L’Evolution créatrice, publiée en 1907.
En 1908, chacun peut avoir le sentiment que Péguy entre dans une nouvelle phase de sa vie, celle qui prépare, celle qui monte vers le dernier acte, qu’il marqua lui-même comme d’un espoir dont il ne se dessaisit pas. C’est l’époque où il rencontre Blanche Raphaël, la fille de son collaborateur juif Gaston Raphaël. Il va aimer cette femme d’un amour à faire vaciller l’homme et le père de famille qu’il est, et qui a un sens du devoir et de la responsabilité devant le mariage proprement mystique, infrangible, l’engageant jusqu’à la mort même, alors qu’il n’aime plus sa femme. Quel instant que celui où tout vacille, où il faillit perdre son équilibre, sa foi si douloureusement vécue, incarnée dans tout son être comme dans son œuvre. De cette épreuve des abysses, il en sortit – lui seul sut à quel prix ! – « magnanimement victorieux, en faisant épouser celle qu’il aimait à un de ses propres amis, pour consommer son sacrifice – en attendant de se jeter dans la guerre où il tombera le 5 septembre 1914 [10]…» (Le mariage fut célébré en 1910.)
Le 20 juin 1909, il avait lancé un pathétique appel dans les Cahiers « A nos amis, à nos abonnés », occasion pour le poète-gérant de parler à ses lecteurs sur un ton franchement dramatique, comme il ne l’avait pas encore fait. Et pourtant, Dieu sait, s’ils le connaissaient et devaient l’aimer, ceux qui ne s’étaient pas désabonnés depuis le premier jour, et ceux, rares sans doute, qui l’avaient rejoint.
Mais à vrai dire, ce texte du 20 juin marquait bien une rupture, une brisure de l’âme et du corps. De ce jour, Péguy était entré dans une espérance supérieure :
« Je ne m’intéresse pas aux personnes qui mettent cinquante ans à mourir dans leur lit…Le tragique combat de la vie et de la mort ne m’intéresse pas, quand il se poursuit dans les draps du lit… Nous sommes des vaincus… Ce qu’il me faut, à moi, c’est une mort avec une date [11]…»
Du vendredi 14 juin 1912 au lundi 17, eut lieu le premier pèlerinage de Péguy à Chartres.
Péguy tomba vers la fin de cet été 1914, si meurtrier, à quarante et un ans, d’une mort acceptée, espérée.
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La rencontre avec le fait juif
La rencontre de Péguy avec le fait juif est un moment fondamental de la littérature française du XXe siècle, de la littérature européenne et de celle qui s’est écrite en chrétienté, même si la chrétienté ne la pas reçue à son époque. Ses amis et ses maîtres juifs s’appellent Bernard Lazare, Albert Lévy, condisciple au lycée Lakanal, Edmond-Maurice Lévy, juif hébraïsant, Jules Isaac, et Bergson, Julien Benda et Pauline Benda mais également André Spire et Daniel Halévy, présent dans Notre Jeunesse et encore Eddy Marix auquel est dédié le grand poème à l’espérance – et combien d’autres ? A eux tous, il faut ajouter Gaston Raphaël, son précieux collaborateur des Cahiers et naturellement, Blanche, qu’il aime éperdument jusqu’à en mourir. Il fallut sans doute que la tragédie de la Shoah survînt pour que les Juifs parmi les intellectuels prennent conscience de l’importance de cette œuvre cardinale, sur au moins trois plans : littéraire, spirituel et théologique. Péguy et Claudel sont les deux poètes et écrivains français majeurs du XXe siècle, à avoir attaché une telle attention à la destinée juive, à la Bible sous son acception hébraïque, et aux rapports entre les juifs et les chrétiens.
Le premier acte politique avec la destinée juive du poète Charles Péguy, qui désavouait la réalité politicienne des politiques et lui opposait la réalité mystique, fut l’affaire Dreyfus et nous pourrions presque dire, son amitié, son lien fraternel avec Bernard Lazare « cet athée ruisselant de la parole de Dieu [12] », qui est finalement le véritable héros de l’Affaire, au regard de Péguy. Notre jeunesse, qui a cent ans en 2010 et, du haut de son siècle, conserve sur le fond mystique de l’Affaire, une acuité, une pérennité, que peu de textes de cette période ont atteinte si ce n’est le « J’accuse » de Zola.
Péguy est sans doute le seul écrivain de son époque, qui, sur un homme, un Juif, frappé par l’injustice totale, l’iniquité insigne, a pu écrire un livre, qui dépasse l’événement tout en l’inscrivant au cœur de l’histoire contemporaine de la France. Et ce livre est devenu une plaidoyer sur le destin juif dans la modernité et sur l’affaire Dreyfus, la plus spectaculaire erreur judiciaire qu’une certaine France ait permise et contre laquelle une autre France s’est élevée, s’est soulevée, à la charnière entre deux siècles, quelque cinquante ans avant l’avènement de Vichy. A partir de ce triple drame humain, national et juif, Charles Péguy a compris toute la dimension métaphysique de l’histoire contemporaine des Juifs. Il n’est pas l’un de ces théologiens qui parlent du « mystère d’Israël » mais avec une finesse de diamantaire, il évoquait sa « mystérieuse destination ».
Et l’on voudrait faire de ce poète, le pourvoyeur d’un nationalisme antisémite, annonciateur du fascisme et du national-socialisme ! Qu’est-ce à dire ?
Lisons ici ce qu’il écrit sur Dreyfus :
« Tant d’autres, qui voudraient la gloire, sont forcés de se tenir tranquille. Et lui, qui voudrait bien se tenir tranquille, il est forcé à la vocation, il est forcé à la gloire. Là est sa fatalité même. Voilà un homme qui était capitaine. Il pensait monter colonel ou peut-être général. Il est monté Dreyfus. » [p. 143]
Et pourtant, dira Péguy, il n’est pas parvenu à embrasser en plénitude ce rôle qui lui était pourtant dévolu, car, on peut le comprendre, il n’avait pas le désir immodéré du martyre, n’en déplaise d’ailleurs à notre poète, qui lui l’avait ce désir ! L’affaire Dreyfus est, pour le dire simplement, une affaire d’héroïsme, presque de sainteté, et sur cette pente là, Péguy et Bernard Lazare étaient bien seuls. Mais c’est sa force d’écrivain que d’écrire et de comprendre ce que personne n’écrit ni ne comprend au même degré. Comprendrait-il plus loin que les autres ? C’est qu’il a une vision d’ensemble, une vision historique et d’abord une vision biblique de l’histoire, que n’ont pas la plupart de ses contemporains.
Nous pouvons bien suivre Péguy, qui voit dans cette mise au ban de l’honneur d’un homme une élection, comme il y a toujours une manière d’élection inversée dans la persécution d’un être humain, à plus forte raison d’un peuple entier. Sous la plume de l’auteur de Notre jeunesse, l’Affaire devient une épopée, presque une guerre, comme celle qui opposa Jeanne aux Anglais.
L’acumen, autrement dit le point culminant de l’affaire, n’est pas pour Péguy la culpabilité du capitaine français. C’est « de savoir si on aurait ou on n’aurait pas le courage de le déclarer, de le savoir innocent » [p.86]. Le dreyfusisme n’était rien de moins pour le fondateur des Cahiers de la Quinzaine, qu’une tâche mystique, une tâche sacrée, un devoir sacré. Pour Zola, le dreyfusisme fut le combat pour la vérité, pour l’honneur de la justice et finalement pour l’honneur de la France. Ici, même si ces idéaux restent valables, ils ne sont pas le point nodal de la problématique, puisque c’est d’une réalité mystique qu’il s’agit. Les anti-dreyfusistes, hormis les vrais, les irréductibles antisémites, ne voulaient pas jouer finalement la carte de l’honneur d’un homme, le seul honneur qui compte à leur yeux c’est celui de la nation, à n’importe quel prix, au prix de n’importe quelle bassesse, de n’importe quelle hypocrisie, de n’importe quelle injustice, fût-elle de déshonneur national.
« Tout au fond nous étions les hommes du salut éternel et nos adversaires étaient les hommes du salut temporel. Voilà la vraie, la réelle division de l’affaire Dreyfus.» [p. 152]
Cette formule ne peut être que caricaturale et finalement dangereuse. Jules Isaac fut l’un des premiers sans doute à la stigmatiser, avec son autorité, son amitié et son admiration portées à l’homme et au poète. Avec lui, soulignons l’excès, l’hyperbole, la simplification dangereuse établies par l’écrivain. Le chantre de l’amitié entre juifs et chrétiens après la Shoah, peut écrire dans son livre Expériences de ma vie [13] :
« J’admire et me refuse à suivre, à m’engager sur cette pente dangereuse, car aujourd’hui comme hier, je vois clairement où elle mène. Non, si pénible – et téméraire – qu’il soit de s’opposer mes convictions profondes à celles de Péguy. Non, là n’était pas « la vraie, la réelle division de l’affaire Dreyfus.» Salut temporel, salut éternel ? Qu’est-ce à dire ? Tout autant que nos adversaires, nous avions le souci du salut de la France, sous quelque angle qu’on se plût à l’envisager, temporel ou intemporel. Car la France n’est pas un corps sans âme. »
La logique de Péguy est donc mise à mal à bon escient. Je pense que l’essentiel de Notre jeunesse n’est pas sur Dreyfus ni même sur l’affaire qui porte son nom – mais sur Bernard Lazare. Et ici, c’est à Gershom Scholem que je voudrais céder la parole, une parole qui va loin dans notre approche de Péguy. Bien aveugles ceux qui ne l’ont pas vu !
Voici ce qu’il écrit. Son émotion est à fleur de peau lorsqu’il évoque « les pages inoubliables où Péguy, catholique et français, a dépeint l’anarchiste juif Bernard Lazare comme un véritable prophète d’Israël – et cela à une époque où les Juifs français eux-mêmes par embarras ou par méchanceté, par rancœur ou par stupidité, n’ont rien su faire de mieux que de traiter par le silence, un silence de mort, un de leurs plus grands hommes. C’est un Français qui, à ce moment-là, a considéré un Juif comme les Juifs eux-mêmes étaient incapables de se voir [14]. »
A travers ces lignes magistrales, on voit bien à quel point Péguy fait partie de ces hommes, de ces femmes, de ces fils de l’Eglise, de ces Français, grâce auxquels une alliance infrangible se créait en France, à cette époque, entre Chrétiens et Juifs, pas seulement des Juifs de la trempe de Bernard Lazare mais des juifs humbles, parfois pauvres, comme l’était Péguy lui-même.
Ouvrons donc Notre jeunesse à l’une de ces pages inoubliables, brûlantes d’émotion vive et de communion.
« Les antisémites parlent des Juifs. Je préviens que je vais dire une énormité : les antisémites ne connaissent pas les Juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point. Ils en souffrent, évidemment beaucoup, mais ils ne les connaissent point. Les antisémites riches connaissent les Juifs riches. Les antisémites capitalistes connaissent les Juifs capitalistes. Les antisémites d’affaires connaissent peut-être les Juifs d’affaires. Pour la même raison je ne connais que les Juifs pauvres et les Juifs misérables. Il y en a. Il y en a tant que l’on ne sait pas le nombre. J’en vois partout. Il ne sera pas dit qu’un chrétien n’aura pas porté témoignage pour eux. Il ne sera pas dit que je n’aurai pas porté témoignage pour eux. Comme il ne sera pas dit qu’un chrétien ne témoignera pas pour Bernard-Lazare.» [p. 134]
Il ne sera pas dit en effet que Charles Péguy ne fut pas le poète et le chrétien, par excellence, qui comprit le tréfonds, jusque dans ses paroxysmes et ses hyperboles, de l’affaire Dreyfus, sa relation intrinsèque et ambivalente avec le destin juif. Imaginons Péguy se lever devant nous et prononcer ici et maintenant ces paroles qui ont traversé les siècles :
« Une seule injustice, un seul crime, une seule inégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice et au droit, surtout si elle est universellement, légalement, rationnellement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre l’honneur, à déshonorer tout un peuple… Nous ne nous placions pas moins qu’au point de vue du salut éternel de la France.» [p. 151]
Il nous faut ouvrir maintenant Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans lequel le poète explore comme jamais auparavant il ne l’avait fait, le mystère, et par-delà le mystère, le sens profond, abyssal, de l’élection d’Israël.
« Quel peuple mon Dieu ne se fût estimé heureux, quel peuple parmi tant de peuples, quel peuple parmi les innombrables peuples, d’être votre peuple ; quel peuple n’eût voulu être à leur place ; peuple élu ; race élue , quelle race n’eût voulu être la race élue ; votre race élue parmi tant d’autres ; parmi toutes les races ; parmi les innombrables autres ; au-dessus des autres ; par-dessus les têtes de toutes les innombrables autres ; quel peuple n’eût demandé à être votre peuple ; […] ; élu, de quelle élection ; à n’importe quel prix temporel, fût-ce au prix de cette dispersion [15]. »
Après cette page somptueuse, où l’on croit entendre une œuvre de Bach, par son style envoûtant de reprises, de da capo, et de variations infinies sur le même thème invariablement, Péguy en vient à nommer Jésus et à lui rendre son être juif au yeux du monde mais dans le même mouvement, il tient à ne pas le séparer de l’être même du Tout Israël. Peut-être que personne avant lui ne l’avait fait ce double mouvement avec tant de génie que Péguy.
Péguy évoque cette fraternité que les chrétiens ont avec Jésus dans l’éternité et « dans notre temps » et « dans notre humanité ». « Mais vous, Juifs, vous fûtes ses frères dans sa famille même. Frères de sa race et de la même lignée. » On sent là encore cette élection « à nulle autre seconde », que les Juifs, si souvent pour leur plus grand malheur, ont dû prendre sur eux, ont dû endosser malgré eux et supporter ainsi la haine du monde chrétien durant tant de siècles.
C’est dans son autre Mystère, Le Mystère des Saints Innocents [16] que Péguy va revenir, deux ans plus tard, sur Israël.
« Un homme avait douze fils. Comme les quarante-six livres
de l’Ancien Testament marchent devant les quatre
Évangiles et les Actes et les Épîtres et l’Apocalypse.
Qui ferme la marche.
Comme les quarante-six livres de l’ Ancien Testament
Marchent devant les vingt-sept livres du Nouveau
Testament.
[…]
Ainsi l’ancien testament est l’appariteur et le fourrier
Et le préparateur et l’annonciateur du nouveau testament. »
L’Ancien Testament n’aurait-il donc d’autre fonction que d’être l’appariteur et le préparateur et encore l’image du Nouveau ? Jansénius disait déjà « Le Nouveau est caché dans l’Ancien. » Mais remarquons qu’à aucun moment Péguy ne fait de l’Église le Verus Israël.
Quelques jours seulement avant de partir pour mourir sur le champ de bataille, nous sommes en juillet 1914, cet été dont il ne verra pas le bout, à la dernière page de son ultime écrit, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Péguy, dans son hymne final à Jésus et à Marie, revient encore une fois sur Israël et sa mystique, sur « cette immense mystique d’Israël » qui a donné « l’immense et universelle mystique de Jésus ». Dans ses deux dernières pages, il écrit :
« Quand on a ses principaux amis, monseigneur, comme je les ai, chez les protestants et chez les juifs… » Puis dans les ultimes lignes qui sortiront de son esprit, à propos de la « joie rituelle propre incommunicable aux autres » de la foi chrétienne, il ajouta : « Là est la profonde, (la seule, l’irrévocable) incommunication entre le catholique et tous les autres ensemble (peut-être moins le Juif, toutefois) » (Œuvres en prose III, 1476-1477). Cette ultime occurrence du substantif juif est écrit avec une capitale.
C’est dans cette œuvre magnifique qu’il place Moïse et Jésus sur le même plan, le premier pour les juifs, le second pour les chrétiens. « Moïse est tous les jours pour le juif. Jésus est tous les jours pour le chrétien » (ibid., 1290). A la même page, il parle encore de ce peuple qu’il appelle « une race » au sens le plus noble, « qui souffre dans les siècles des siècles et qui vaincra l’univers à force d’avoir été malade plus longtemps que les autres… »
Bloy eut ses envolées mystiques souvent géniales, Claudel fut le chantre chrétien incomparable en langue française de l’abomination de la Shoah et du Retour qui est Résurrection du peuple juif sur sa terre.
Péguy eut un destin plus bref, beaucoup plus tragique aussi et il chanta le mystère, la grandeur du peuple juif avec un accent que je ne peut comparer à aucun autre, à rien de ce qui est parole d’écrivain, mais à tout ce qui est musique, à commencer par la musique de Bach.
Oui, il a su ce que cela coûtait « que d’être la voix charnelle et le corps temporel », que d’être de la race des prophètes.
Michaël de Saint Cheron
[1] Grasset, 1980.
[2] Seuil, 1989.
[3] Fayard, 1989.
[4] Op.cit.
[5] Gallimard.
[6] Emmanuel Levinas cité par Claude Vigée, Vivre à Jérusalem. Une voix dans le défilé, Paris, Nouvelle Cité, 1985, pp. 60-63.
[7] Cité par Louis Perche, Charles Péguy, « Poètes d’aujourd’hui », Seghers, 1969.
[8] Œuvres en prose complète, III, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1992, p. 538.
[9] Péguy au porche de l’Eglise. Correspondance inédite, Jacques Maritain – dom Louis Baillet, Cerf, 1997.
[10] Stanislas Fumet, dans sa préface au volume les Tapisseries, Poésie/Gallimard, 1968, p. 12.
[11] Louis Perche, op. cit. p.72.
[12] Œuvres Complètes en prose III, Notre jeunesse, La Pléiade, p.78. Les autres références à ce livre souvent cité se trouveront dans le texte même.
[13] T.1 Péguy, Calmann-Lévy, 1959, p.165.
[14] Fidélité et utopie, Calmann-Lévy, 1978, p. 95.
[15] Op. cit., Bibliothèque de la Pléiade, pp. 410-413.
[16] Ecrit en 1912, Le Mystère des Saints Innocents est paru en 1929. Op. cit., La Pléiade, voir notamment les p. 747-749, 780-781.
Il faut se rappeler Guitry en 1942, quand les rafles se succédaient, publiant son De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain, livre d’art retraçant une Histoire de France à travers ses personnalités des Arts et des Lettres, finissant par un culte apothétique à la gloire de la nouvelle Jeanne d’Arc héroïne transsexuée de Verdun dont il tourna un plan fixe de 58 minutes où sa voix off alternée avec celles de Jean Cocteau, de Roger Bourdin, de Madeleine Renaud ou de Michèle Alfa, elle-même maîtresse de Bernhardt Rademecker, lui-même neveu de Goebbels, hypnotisaient l’Opéra de Paris où le film fut projeté en mai 1944, quelques semaines avant le début de la fin pour ce si beau monde. Et par la «fin», j’entends plutôt l’«oubli» providentiel gracieusement octroyé par la réconciliation nationale en échange de leur renoncement à la révolution nationale. Je pense que L’idéologie française avant que d’impliquer la responsabilité de Péguy à proprement parler dans la naissance du fascisme à la française, voulut avant tout mettre l’accent sur celle du péguysme et de son parler propre, de la même façon qu’un approfondissement des thèmes nietzschéens aide à avancer dans la compréhension de la pensée de tous ceux qui, après et à partir d’eux, les avalant sans les avoir préalablement ruminés, se sont néanmoins imprégnés d’un certain nombre des notions qui les animaient, leur manipulation démontrant à tout le moins de leur manipulabilité. Cette fragilité de l’œuvre ne met pas en cause le génie de l’esprit qui la produisit, l’amour infini que nous vouerons à Friedrich Nietzsche ou à Charles Péguy pour la force d’élévation inégalable de leur sentiment d’un Être donné à nous en offrande, ne fait que nous obliger un peu plus à nous défendre, et à les défendre eux-mêmes, de ce que d’autres esprits habités par d’autres intentions purent ou pourront défaire des puissances que put réveiller leur verbe prométhéen. Quand l’amour de Charles livré à ceux qui sont morts pour la terre charnelle nous fait entrer en terre, vivants auprès d’eux, il faut redouter que certains lecteurs mal-saints du génie poétique ne retirent de cette expérience très sainte qu’une espèce de culte néo-païen à rendre à des cadavres vivant dans une terre vivante, lorsque la terre charnelle ne représente jamais à Péguy que la chair qu’elle recouvre et dont elle couve le recouvrement. C’est tout le problème avec le génie authentique, son détournement par des hommes n’ayant pas comme lui un sens intense de la servitude et de son objet, a pour effet de décupler leur puissance de mort à proportion de la source à laquelle ils puisent les noyaux d’atomes de la puissance de vie.