A la différence de ceux des autres villes, les gens de Pékin ont une passion pour la politique qui fait toujours partie de leur vie quotidienne. Les habitants de la ville, qui fut longtemps la capitale de la Chine, se préoccupent de la politique nationale et du monde extérieur, ce qui les rend fiers d’être Pékinois. La Place Tian Anmen est le lieu incontournable de toutes les manifestations. Les larmes et le sang y ont été également versés. Dans l’histoire récente de la Chine, quand le traité de Versailles (1), fut signé à Paris à son détriment, les étudiants de l’université de Pékin ont été les premiers à organiser des manifestations, à se réunir sur la Place Tian Anmen, à revendiquer la suppression des inégalité du traité et à boycotter les produits japonais. Le 4 Mai 1919 fut le symbole du mouvement national pour refonder une Chine nouvelle.

Dans les allées de l’académie de danse de Pékin, la douceur du printemps faisait sortir les premiers bourgeons. L’hiver au sol craquant était enfin remplacé par un soleil plus radieux. En même temps que ce charme printanier, que ces jours prometteurs, il y avait quelque chose d’inhabituel qui remuaient la terre de la capitale, comme ces bourgeons qui, arrivés plus tôt dans la saison, faisaient jaser les vieux habitants. Du campus de l’université de Pékin, progressivement, des ondes de revendications traversaient toutes les institutions supérieures, gagnaient rapidement du terrain. Dans la chambre 102, à côté de la mienne, deux étudiants de la section de danses traditionnelles, discutaient à voix basse, d’un air calme et réfléchi qui me paraissait étrange. Leur porte était également souvent fermée. Les jours suivants, surtout le soir après les répétitions, moment où les danseurs rentraient dans les dortoirs et bavardaient les uns avec les autres, jouaient entre camarades d’une chambre à l’autre, ces deux-là commençaient à aller de chambre en chambre, d’un air sérieux, à commencer par la nôtre, la 104. Moi, j’étais en train de faire des tractions avec les autres sur la barre de notre porte pour une compétition de force musculaire, quand ils sont entrés dans notre chambre. Ils voulaient nous parler. Lorsqu’ils ont fermé la porte derrière eux, un geste si inhabituel, j’ai pressenti qu’ils allaient nous annoncer une chose sérieuse.

C’était sérieux en effet. Ils ont annoncé que les étudiants de l’université de Pékin avaient manifesté devant la porte de Zhong Nanhai (2), qu’ils avaient été battus par les forces de l’ordre et que nous allions manifester ensemble dès le lendemain, 19 avril 1989.

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Dans les jours qui suivirent, les mouvements prirent très vite de l’ampleur. Nos cours se sont arrêtés, la direction a annoncé l’arrêt de toutes les activités pédagogiques pour un temps indéterminé. Notre académie participerait pour la première fois à la manifestation. Les étudiants, formant un long cortège, affluaient du quartier Handian vers la Place Tian Anmen, en criant à haute voix Liberté, Egalité et A bas la corruption. Le nôtre, composé de danseuses frêles et de danseurs élancés, habillés à la mode, impatients d’atteindre notre lieu de rendez-vous plus pour y faire la fête que pour participer à une manifestation politique, a été surpris par la gravité des autres. Récupérés par le sérieux cortège, nous rejoignions timidement les manifestants et hissions la voix comme eux, mais prenions le soin de bien respirer, une attitude de danseurs, avant de prononcer Liberté, Egalité, A bas la corruption. Les danseurs sont comme tous les sportifs, ils n’aimaient pas marcher. A peine dix minutes passées, notre file commençait à perdre son ordre, les uns se plaignaient qu’ils n’avaient plus de jambes, les autres plus de bras, et notre unique banderole au nom de l’académie descendait de plus en plus bas. Mais la manifestation était contagieuse, les visages serrés des étudiants nous avaient émus. La marche fut moins difficile. A l’approche de la Place Tian Anmen, on s’est aperçus qu’elle était occupée déjà par une énorme masse. Le comité autonome des étudiants fut établi pour cordonner cette manifestation. Désormais, tous les jours, nous marchions en direction de la Place pour revendiquer la démocratie.

Pékin a perdu son calme et son contrôle. Dans les rues, même les feux de circulation étaient en panne. Des tracts sont distribués, jetés des cars, envoyés dans le ciel de Pékin puis retombés à nos pieds. Un grand désordre soudain régnait. La ville semblait être à la veille d’une conflagration. Notre génération, ne connaissant pas ce qu’était une guerre, pensait que ça devait ressembler à cela. Des panneaux, des pancartes, des slogans ont investis massivement la Place où une statue de la liberté a été dressée par l’école des beaux-arts. Les étudiants du Conservatoire de Chine y organisaient des concerts, ceux des académies du cinéma de Pékin et de l’art dramatique de Chine jouaient des petites pièces. Nous y faisions de la danse. Le comité d’étudiants a établi des services d’ordre pour cordonner les afflux vers la Place en divisant cette zone en plusieurs quartiers. Des tentes ont été dressées selon le plan défini par le comité. La nôtre, très grande, se trouvait au nord-est de la Place. Des petites voies ont été délimitées et contrôlées par les étudiants de l’université de communication et de transport, dont une voie qui passait juste devant notre tente. Elles servaient au passage des messagers en temps réel. De temps en temps, on évacuait des malades, des étudiants en grève de la faim qui passaient devant notre tente vers l’ambulance. La gare ferroviaire de Pékin continuait à nous déverser des milliers d’étudiants venant du pays, pour nous soutenir. Il faisait déjà très chaud vers la fin mai. Le soleil nous accablait. Les Pékinois venaient sur la Place avec de l’eau et de la nourriture qu’ils nous distribuaient gratuitement. La ville ne vivait que pour cette manifestation. Moi, comme tous les autres, j’étais ému par cette immense solidarité, et par la vaste mobilisation qui gagnait tous les habitants. A l’opposé, les dirigeants tardaient à sortir du Zhong Nanhai et de l’Assemblée du peuple, les deux imposants lieux pour les plus hauts dirigeants qui se trouvaient au bord de la Place. Eux, notre cible de revendication, devenaient visiblement minoritaires lorsqu’ils faisaient enfin une apparition fugitive. Je pensais qu’ils ne pouvaient rester silencieux devant une telle situation. Malheureusement, ils ont refusé le dialogue, mais ont déployé la force militaire. Quand des avions nous survolaient, juste au-dessus de nos têtes avec de forts vrombissements, tout le monde levait les yeux pour voir s’ils allaient lâcher quelque chose, des bombes. L’air devenait de plus en plus tendu.

Sur la Place, nous étions constamment dans un état de surexcitation. Des dépêches nous parvenaient de tous les fronts et nous avons ainsi appris que les habitants avaient réussi à bloquer l’avancée des chars, à la hauteur des anciennes portes de la ville. Notre détermination sur la Place était de plus en plus forte. Nous voulions résister jusqu’au dernier moment. Quand nous avons appris que des soldats, des soldats du peuple, avaient ouvert le feu, nouvelles diffusées par des haut-parleurs installés au pied du Monument commémoratif des héros, beaucoup ont pleuré. Un étudiant en flammes a été arrêté qui, en criant vouloir mourir pour la patrie, s’était aspergé d’essence.

Tian Anmen 1989 _étudiants

Les négociations entre les représentants des étudiants et les dirigeants ne donnaient aucun signe d’apaisement. Li Peng (3) refusait systématiquement toute conversation. Wuer Kaixi, Wang Dan et Cai Ling (4), n’étaient plus sur les mêmes longueurs d’ondes. Les étudiants attendaient les nouvelles directives. Installé tout près de notre tente, le bureau central pour cette manifestation ne savait plus quels ordres nous donner. Le noyau était au bord de la faillite, en même temps, les étudiants et les supporters continuaient à affluer vers la capitale, vers la Place Tian Anmen. Les leaders des mouvements étudiants d’outre-mer, plus expérimentés, étaient aussi arrivés, avec leur soutien financier. Mais la situation était en train de nous échapper. Nous perdions peu à peu le contrôle.

Après des jours sur la place, sans me nourrir, ni dormir correctement, j’étais extrêmement fatigué. Je voyais de moins en moins mon amie Min, elle aussi, sur la Place quelque part, noyée parmi la foule enthousiaste. Le 3 juin, la télévision centrale annonça que, dans la capitale, des troubles graves étaient provoqués par une minorité de réactionnaires qui tentaient de renverser la République et que, pour briser leur complot, l’armée de libération populaire de Chine allait entrer à Pékin pour une sévère répression. Les deux animateurs en habits noirs, signe de leur soutien pour nous, avertissaient que tous les habitants de Pékin devaient rester à la maison, les émeutiers devaient quitter la Place Tian Anmen immédiatement. Le ton montait. J’ai pressenti qu’une tempête allait bientôt s’abattre sur la Place. Partir ou rester ? Ce fut l’objet d’un intense débat dans la tente de contrôle. Des hélicoptères nous survolaient. Autour de moi, les étudiants, qui ne croyaient guère à une vraie répression armée, continuaient à occuper la Place et à proférer des discours sur la corruption des fonctionnaires, à demander la liberté et la démocratie, mais Wuer Kaixi et Cai Ling n’ont plus manifesté leur présence. Peu de temps après la tombée du jour, une information a circulé à travers la Place: les chars n’étaient plus très loin et nous étions menacés de quitter la Place. Deng Xiaoping a parlé, a donné l’ordre de nettoyer Tian Anmen à tout prix (5). Sur la Place éclairée d’innombrables bougies, nous chantions tous ensemble, assis, refusant de nous retirer. Le temps passait, notre sang devenait encore plus chaud. Des bruits ressemblant à des coups de fusil s’entendaient de plus en plus fort et de plus en plus près. Nous aussi, formions une chaîne d’union en chantant l’Internationale, une fois, deux fois, trois fois. C’est probablement la chaîne la plus grande et la plus inextricable qui nous ait unis. Tous émus, nos voix résonnant dans le ciel, nous donnaient courage, comme si rien ne pouvait nous affaiblir.

Mais les chars arrivaient, des deux côtés de l’avenue Chan An. Ils roulaient vers la Place. Les hurlements étaient mêlés de coups de fusils. – Ce sont de vraies balles qu’ils utilisent ! Les fumées, les balles, les coups de feu, les cris et les vrombissements approchaient. Nous avions compris que ce n’était plus des lacrymogènes, ni des balles en plastique, mais de vraies munitions. Dans cette grande bousculade, des voix se levaient parmi nous, criant qu’il n’était plus nécessaire de mourir devant ces bouchers et que nous devions sortir vivants, que nous devions conserver notre force. Nous avons organisé très vite plusieurs couloirs pour évacuer les manifestants dans plusieurs directions. J’étais du côté de la Cité Interdite, adossé au musée du Travail, pour faire sortir la foule par le nord-est. Les chars étaient devant nous. Les jeunes soldats mitraillaient sans pitié, visant la foule. – Courons, courons ! Ces fils de chiennes nous tirent dessus ! Nous avons perdu notre coordination et avons couru comme des fourmis, comme des fous. Ceux qui couraient moins vite, ou tombaient par terre dans la bousculade, risquaient de devenir en une seconde une sorte de purée rouge sous les chars et, malheureusement ce fut le cas pour beaucoup. Devant nos yeux, la mort fut soudainement réelle. La panique était inqualifiable. Certains tombaient par terre, les jambes paralysées par la peur, sans pouvoir se relever. Nous les tirions vers l’hôtel de Pékin. A l’approche de l’hôtel, les jeunes soldats nous barraient le chemin en tirant sur nous des deux côtés. Nous nous réfugions alors derrière un long mur qui faisait l’angle de l’avenue Chang An et d’une petite rue perpendiculaire. Nous étions nombreux serrés derrière ce mur. Devant nous, était une très grande place carrée en chantier, de plusieurs mètres de profondeur, toute ouverte. Comme les balles des deux côtés nous fermaient la sortie, craignant que les soldats ne nous coincent derrière ce mur, beaucoup commençaient à sauter dans le chantier. J’ai vu qu’il y avait plus loin, à ma droite, l’accès du parking de l’hôtel de Pékin. Comme c’était encore en travaux, il n’y avait aucune barrière, ni porte. Par instinct, je pensais que l’on pourrait accéder à l’intérieur de l’hôtel par cette ouverture. Les verres devant l’entrée principale de l’hôtel étaient tous en morceaux, la porte derrière était fermée. Il n’y avait que cet accès du garage qui me semblait un lieu de sécurité. J’ai dit autour de moi qu’il fallait courir vite dans cette direction. Entre les rafales, j’ai crié – pao ! (courons), j’ai couru en premier vers cette entrée, quelques personnes m’ont suivi. J’ai éprouvé un grand soulagement aussitôt arrivé. Le garage de cet hôtel de luxe était immense, des voitures de luxe étaient stationnées, nous nous sommes sentis immédiatement en sécurité. Par l’escalier, nous sommes montés dans le hall de l’hôtel. Dehors, le feu continuait mais ici, nous n’étions plus en danger. Il y avait des étrangers qui stationnaient dans le hall pour avoir les dernières nouvelles, d’autres étudiants arrivés avant nous, venaient précipitamment vers nous. J’ai vu dans un coin du hall, une sorte de petit stand où travaillaient des étudiants qui ressemblaient à ceux de Hongkong. Ils avaient réservé des chambres ici, qui leur avaient servi de lieu de coordination et de travail pendant notre manifestation. Dans tous les groupes de réfugiés, comme au sein du nôtre, les plus forts consolaient ceux qui pleuraient, couchés par terre. Moi aussi, parmi d’autres, je me suis assis par terre, sur le beau marbre du hall, épuisé, à attendre, à écouter les bruits dehors et à imaginer le pire à l’extérieur.

Tian Anmen 1989_blessée

Tard dans la nuit, il n’y eut plus de bruit. Le calme est peu à peu revenu avec le lever du jour. Les gens de l’hôtel nous disaient que nous pouvions sortir. Je suis parti seul pour voir ce qui s’était passé. Devant moi, des soldats armés, tenus à distance égale, veillaient dans chaque rue, à chaque coin de rue. Les chars étaient alignés, le sol tâché de sang, les rampes servant de séparations des voies étaient tombées par terre, en travers, avec des vélos accrochés sur ces rampes, roues déformées. Plus personne. Seuls quelques piétons marchaient en direction de la sortie de l’axe, sous les regards des soldats.

Je suis revenu à l’hôtel et j’ai dit à tous ceux qui m’attendaient qu’il n’y avait plus de boucherie dehors. La porte de l’hôtel fut rouverte. Je suis parti avec d’autres personnes. L’avenue Chang An n’avait jamais été aussi déserte, l’air était figé, les soldats immobiles, le silence absolu, restaient juste des fumées, témoins de la veille. Le cœur de la Chine était en désolation. J’ai marché, cœur serré, vers Mu Xidi, l’axe de l’Ouest. Je me sentais tout petit, rien, au milieu de l’immense voie qui m’était tracé. En passant devant la tour de Tian Anmen, où le portrait de Mao souriant, accroché au milieu de la tour, était toujours impeccable, avec son regard si généreux dominant la Place Tian Anmen devenue totalement vide. J’ai eu soudain envie de pleurer et de hurler de toute mes forces. J’ai tourné la tête, un rayon d’une lumière rose annonçait l’apparition prochaine du soleil. Tête baissée, je regardais au sol cette surface en ciment, gravée étonnamment par les chenilles des tanks. Des tâches sinueuses de sang, plus ou moins larges par endroits, maculaient les trottoirs et la chaussée. J’avançais plus vite. Les fenêtres des immeubles au bord de l’axe étaient bouchées de l’intérieur, la plupart par des matelas, des draps et des meubles. Autour des fenêtres et partout sur les murs, des trous laissés par les balles. Je marchais sur les traces de chars vers l’avenue Fu Xingmen.

A l’approche de l’hôpital Fu Xingmen, l’habituel garage à vélos était plein de monde. J’ai été surpris par cette masse de gens. Plus près, j’ai vu des corps couchés par terre, le long du garage. Ces gens étaient calmes, étrangement, pas un seul ne pleurait, qui cherchaient tous à identifier un de leurs proches ou une connaissance. Des gens morts, c’était la première fois que j’en voyais. Tous étaient d’une couleur de marbre gris foncé. Sur le moment, le nourrisson livide et abandonné dans les champs, que j’ai vu à Wuhe lorsque j’étais très petit, ressurgissait devant moi. A côté, la chambre mortuaire étant pleine, l’hôpital a dû utiliser ce garage pour stocker les cadavres. J’avais le cœur qui battait si fort que j’ai dû vite partir.

Je tremblais malgré moi et je continuais à marcher vers l’académie. Lorsque j’ai tourné à gauche dans la rue Fu Chenglu, une file de chars, alignés, immobilisés et brûlés la veille par les habitants de Pékin témoignait d’une très rude nuit d’affrontements. Les habitants avaient tenté de les empêcher d’entrer, afin de protéger les étudiants sur la Place. En voyant ces chars noirs, calcinés et en pensant à l’extrême violence de la nuit, j’étais bouleversé. Mes yeux étaient brouillés. De longs traits de fumée noire continuaient à se dégager de ces machines au canon dressé, une image que je n’avais vue que dans des films de guerre. J’accélérais vers Gan Jiakou, des filets de sang déjà secs sous mes pieds ne me surprenaient presque plus.

Arrivant dans la rue de Bai Shiqiao, vers six heures du matin, un char est passé devant moi, récupéré et conduit vers le nord par des étudiants et sur lequel une femme gémissait avec un jeune enfant mort dans ses bras.

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L’académie était d’un calme absolu. Ne restaient que les très jeunes étudiants du Conservatoire de l’Académie. Etant encore mineurs, la direction leur avait interdit de sortir de notre unité. Près de la grande porte, j’ai été très étonné de croiser un garçon qui s’appelait Yao Nan, âgé de 15 ou 16 ans, de la section de danse orientale, qui marchait dans la cour en maniant un fusil qu’il avait récupéré à l’extérieur et avait transporté jusqu’à l’intérieur de l’Académie. Au rez-de-chaussée, dans le petit hall d’entrée de notre dortoir, quelques camarades aux vêtements sales et aux cheveux ébouriffés me faisaient penser que je devais être exactement dans le même état qu’eux, leurs yeux rouges de fatigue et de larmes, allongés par terre, épuisés.

Je suis tombé sur mon lit. J’avais presque oublié que le lit était si indispensable dans notre vie.

Dès ce jour, mes camarades les plus engagés ont quitté l’académie par des moyens que j’ignore toujours, car la ville était en état de siège. Les nouveaux visages d’animateurs de télévision annonçaient, d’un ton ferme, une suite de noms et montraient des photos d’étudiants, de membres du comité, d’habitants. La répression commençait. On ne pouvait plus sortir de notre unité. J’ai pu joindre par téléphone mon frère aîné qui était au conservatoire central, tout près de l’avenue de Chang An. Il m’a dit qu’il allait bien mais que, en voulant sortir du conservatoire par le côté Fu Xinmen, des soldats sur le pont lui avaient tiré dessus, il a dû abandonner son vélo, se cacher derrière un poteau d’électricité et vite rentrer à l’intérieur du conservatoire.

Dans les jours qui ont suivi, des camarades impliqués dans la direction du mouvement de notre académie sont partis pendant la nuit vers la gare de Pékin. Ceux qui ont dû faire demi tour au petit matin m’ont raconté que tous les grands axes, les rues, étaient gardés par des soldats qui tiraient dès qu’ils apercevaient des gens dans la rue. Ils ont dû rester cachés dans un coin pendant des heures avant d’abandonner et de retourner à l’académie. La semaine suivante a été moins dure. On pouvait de nouveau sortir et marcher, mais toujours en présence des soldats. La direction a annoncé des vacances anticipées et l’académie a été désertée peu à peu. La télévision durcissait le ton chaque jour davantage, des arrestations d’ampleur nationale ont donné le résultat escompté. Ceux qui n’étaient pas partis, ne savaient quel destin leur était réservé. Au bout d’une dizaine de jours, il n’y avait presque plus personne à l’académie, la cantine aussi était fermée. J’ai décidé donc à mon tour de gagner la gare de Pékin pour retourner à Wuhe.

Dehors, les soldats ne tiraient plus. La ville était incroyablement vide. Au départ de la capitale, tous les trains étaient gratuits pour les étudiants. Il suffisait de le dire pour que les contrôleurs, qui nous soutenaient du regard, nous laissent monter dans les trains.

Tian Anmen flagLe train vers Anhui était plus que plein. Pas même de place pour un chat. Les voyageurs s’entassaient. On était cinq personnes pour une place à trois, comme à l’heure de pointe dans le métro, mais pire. Au-dessus du siège, les petits espaces habituellement réservés pour les bagages étaient également pris par des voyageurs, les toilettes aussi, pleines. En dessous des sièges, des voyageurs étaient couchés. Le train partit enfin, lentement, tellement plein, qu’à chaque arrêt, surtout à Tian Jin, à Shi Jia Zhuang, les gens ne pouvaient descendre et monter que par les fenêtres. L’air était suffocant. Tous étaient en sueur. Des heures durant, chaque voyageur restait dans sa position initiale sans pouvoir faire le moindre mouvement. On n’entendait que le ronronnement des roues, personne n’éprouvait le besoin de parler. En face de moi, un jeune gars transpirait, odeur forte. Dans le filet qu’il transportait sur son dos, j’ai vu des bouteilles en verre. J’étais curieux de voir cet homme emportant de l’eau en bouteilles de verre qui l’écrasaient depuis déjà plusieurs heures. Il lui était impossible de dégager un bras, de déposer son filet et surtout de boire l’eau qu’il avait sur le dos. Le lendemain au petit matin, le train entrait en gare de Xu Zhou, où beaucoup de voyageurs sont descendus. On pouvait enfin bouger un peu, ce jeune gars, qui n’avait pas dit un mot, soudain s’effondrait, – je n’en peux plus, la seule phrase qu’il ait dite, son corps avec son filet sur son dos s’écroulait, tombé sur d’autres corps.

Enfin, vers dix heures, je suis arrivé à Bengbu. Une fois sorti de la gare, je me suis rendu compte qu’on était effectivement bien loin de Pékin. Il n’y avait pas de soldats, la vie y était comme avant. La population locale ne savait pas ce qui s’était passé réellement dans la capitale. Je marchais vers la gare routière, je constatais l’énorme différence entre ici et la capitale et je pensais au blocage des médias dans ce pays. La vie ici était normale, avec des marchands ambulants, des petits restaurants dans les rues qui me donnaient un énorme appétit. J’étais content de retrouver une vie si ordinaire.

Je suis monté dans un des nombreux bus alignés pour attendre les voyageurs pour Wuhe. Le trajet prenait une heure et demie sur la nouvelle route alors qu’il y a encore quelques années, on devait prendre le bateau pendant toute une journée. Assis près d’une fenêtre, je regardais les nouvelles maisons bâties au bord de la route, constatais le changement de ces derniers temps. Le car arriva bien à l’heure à Wuhe. Je suis sorti de la nouvelle gare routière et, en marchant dans ces rues si familières, je hâtais le pas. J’ai frappé à la porte, ma mère est venue en courant, très contente. La vie n’avait pas changé à Wuhe, j’étais content comme chaque fois d’être là.

« Lettre de la grève de la faim »
Du groupe gréviste de l’université de Pékin, le 13 mai 1989

En ce mai ensoleillé, nous faisons la grève de la faim. Dans ce plus beau moment de la jeunesse, nous laissons derrière nous à contre-cœur, mais avec la plus grande fermeté, toute l’excellence de notre vie. Mais, nous ne voulions tellement pas faire cette grève, ce n’était tellement pas notre volonté !

Pourtant, notre pays devient ainsi : augmentation insoutenable des prix, fonctionnaires trafiquants, les injustices se répandent, force brutale au-dessus de nous, fonctionnaires corrompus, exil en grand nombre de nos hommes de bien et de bonne volonté, sécurité de la société troublée chaque jour davantage, dans cette situation où notre nation périt, tous nos compatriotes, tous ceux qui en avaient conscience, veuillez écouter notre appel !

Le pays, c’est notre pays,
Le peuple, c’est notre peuple,
Le gouvernement, c’est notre gouvernement,
Si nous ne crions pas, qui criera à notre place ?
Si nous ne le faisons pas, qui le fera à notre place ?

Bien que notre épaule soit encore jeune, bien que pour nous, la mort soit encore trop pesante, nous décidons ainsi de partir, sans avoir d’autres choix, partir pour la mort. C’est l’histoire qui nous le demande.

Notre amour le plus pur pour le pays et nos âmes les plus dévouées sont considérés comme des “troubles”, considérées comme des “desseins inavouables”, considérées comme “manipulées par une poignée de gens”.

Nous voulons solliciter tous les Chinois consciencieux, chaque ouvrier, chaque paysan, chaque soldat, chaque intellectuel, chaque personnalité, chaque fonctionnaire, chaque policier, et même ceux qui nous fabriquent des accusations, pour qu’ils mettent leurs mains à la place de leur cœur, interrogent leur conscience, et nous disent quel crime nous avons commis ? Sommes-nous des fauteurs de troubles ? Nous faisons la grève des cours, nous manifestons, nous faisons la grève de la faim, vous consacrons notre vie, pour quelle cause en vérité ? Mais, nos sentiments sont usés. Des armées et des policiers nous ont abattus car nous souffrons de la faim pour avoir dit une vérité… Le pouvoir reste indifférent aux représentants des étudiants qui se sont mis à genoux pour la démocratie, ils ont différé à plusieurs reprises notre demande de dialogue égalitaire, nos représentants étudiants sont en péril…

Que pouvons-nous faire ?

La démocratie est la cause la plus noble, la liberté est le droit de chacun dès sa naissance. Or, ce besoin exige un échange contre notre vie. Encore si jeunes, serons-nous la fierté de notre nation ?

Nous faisons cette grève à contre-cœur, elle nous est obligée.
Ne nous laissons pas intimider par la mort, nous combattons pour notre vie.

Mais nous sommes encore jeunes, jeunes ! Mère patrie, regardez vos enfants avec conscience, bien que la faim détruise leur jeunesse, mais quand la mort les approche, pourrez-vous rester insensibles ?

Nous ne voulons pas mourir, nous voulons bien vivre, parce que nous somme en train de vivre notre plus bel âge ; nous ne voulons pas mourir, nous voulons bien faire nos études, notre patrie est encore si pauvre, il semble que nous voulions laisser tomber notre patrie pour aller mourir, cette mort n’est nullement notre volonté. Cependant, si la mort d’une personne, de plusieurs personnes, peut rendre à d’autres une vie meilleure, peut rendre la patrie prospère et florissante, alors nous n’avons pas le droit de végéter, au prix d’une lâcheté.

Quand nous souffrons de cette faim, pères et mères, veuillez ne pas vous attrister ; quand la vie nous fait ses adieux, oncles et tantes, veuillez ne pas vous affliger ; nous n’avons qu’un seul espoir, c’est de vous permettre de mieux vivre ; nous n’avons qu’une seule demande, veuillez ne pas nous oublier, c’est que nous ne cherchons nullement la mort ! Car la démocratie n’est pas la tâche de quelques personnes, la cause de la démocratie ne s’achève pas non plus en une génération.

La mort, elle, attend l’écho le plus vaste, le plus perpétuel.

Lorsqu’un être vivant va mourir, ce qu’il dit relève de la bienfaisance, lorsqu’un oiseau vivant est sur le point de mourir, ce qu’il crie est chagrin.

Adieux, camarades, prenez soin de vous ! Les morts sont aussi fidèles que les vivants.
Adieux, amours, prenez soin de vous ! Nous regrettons de vous laisser, nous prenons fin à contre cœur.

Adieux, père, mère ! Pardonnez nous, nous vous privons de piété filiale.
Adieux, le peuple ! Permettez nous de faire de la sorte pour respecter notre fidélité.
Nos serments font que notre vie va certainement éclairer le ciel de notre république.

(1) La Conférence de la paix à Paris (1919), qui aboutit au traité de Versailles 凡尔赛条约. Les intérêts de la Chine ont été violés par les Occidentaux et le Japon, ce qui a provoqué d‘importantes manifestations en Chine, guidées par de jeunes intellectuels progressistes. C’est le mouvement du 4 Mai.
(2) Zhong Nanhai
中南海, littéralement le « lac central et du sud » est un lac situé au centre de la Cité interdite, dont le domaine occupe une superficie comparable à celle-ci. Ses berges abritent le siège du gouvernement de la Chine, le domaine se présentant comme une nouvelle Cité interdite.
(3) Li Peng
, né en octobre 1928, a exercé d’importantes fonctions au cœur du pouvoir en Chine. Premier ministre entre 1987 et 1998, il est considéré comme le responsable politique de la violente répression des événements de Tian Anmen, le 4 juin 1989, et il n’est jamais très populaire en Chine.
(4) Wuer Kaixi
吾尔凯西, Cai Ling 柴玲 et Wang Dan 王丹, importants leaders du mouvement d’étudiants des événements de Tian Anmen du 4 juin 1989. Ecrasé par l’armée, le mouvement s’est soldé par des morts dont on ne connaît toujours pas exactement le nombre. Wuer Kaixi et Cai Ling fuirent la Chine continentale. Wang Dan est arrêté et emprisonné à plusieurs reprises. Il est libéré la veille de la visite du Président Clinton en 1998 pour se faire soigner aux États-Unis.
(5) Selon la revue Foreign Affaires « The Tiananmen papers », la phrase exacte de Deng Xiaoping est :  » Je suis d´accord avec vous tous. Je propose que les troupes de la loi martiale commencent cette nuit à mettre en œuvre leur plan de nettoyage (de la place) et finissent dans les deux jours. Pendant que nous nous livrons au nettoyage, nous devons l´expliquer clairement à tous les citoyens et étudiants, et leur demander de partir, faire de notre mieux pour les convaincre. »
En milieu de nuit, les premières unités tentent de forcer le passage. Le massacre de Pékin a commencé.

[Extrait de ???]

4 Commentaires

  1. Merci de tout coeur pour ce témoignage, ce rappel plus que nécessaire…Nous avons créé l’Enfer depuis toujours sur Gaia…Quand cela cessera-t-il ? Quand ? Tout cela est d’une horreur sans nom ! Je voudrais citer Théodore Monod : « Nous avons tout essayé, sauf l’énergie de l’amour ».

  2. Quand j’étais élève en terminale au lycée Buffon, il y avait sur les murs de la salle d’attente du proviseur le fac-simile de la letre que les lycéens du lycée Buffon avaient envoyée à leurs parents avant d’être fusillés par les allemands : ils avaient été je crois parmi les premiers manifestants après l’assassinat d’un officier allemand par des résistants…

    J’ai retrouvé avec la même émotion que celle qui a bouleversé mon adolescence, la lettre des grévistes de la faim que tu cites à la fin de ton article. L »age émousse-t-il la capacité d’indignation, de pureté et d’altruisme, de générosité de la jeunesse. Il me semble que Georges Bernanos a écrit des lignes magnifiques sur cela. Je n’arrive pas à retrouver exactement. C’est quelque chose du genre : ce n’est pas la jeunesse qu’on calmera avec des tartines de confiture… Il dénonçait (déjà) la peur des personnes « arrivées et installées »..

    Merci d’avoir écrit cet article magnifique. On sent le frémissement de la vie et cela donne à penser qu’il y a quelque chose d’universel dans l’attente et l’exigence de la jeunesse

  3. Un très beau texte.
    L’exercice de mémoire doit être cultivé. Phill a raison.
    J’ai vécu les événements avec vous.
    Chapeau.

  4. Avec ce qu’il se passe en Israël, les médias ont complètement oublié ce funeste – et si important! – anniversaire.
    Merci d’en avoir parlé. Merci d’en avoir parlé de cette façon là.