Je n’ai jamais réellement cru que nous soyons arrivés à la fin de l’Histoire. Je n’y ai jamais réellement cru et pourtant l’idée avait un temps de quoi séduire. Nous étions en 1989 et le Mur de Berlin s’écroulait sous l’action des masses assoiffées de liberté. Nous étions en 1991 et l’URSS, ancienne hyperpuissance, vivait ses dernières heures. J’étais trop jeune pour m’en féliciter, a peine sorti du berceau pour comprendre ce qu’il se tramait. De la chute du mur de Berlin puis de tout le bloc soviétique, je n’ai qu’une conscience a posteriori.
Dans mon esprit, il y eu d’abord cette liste effroyable de conflits armés. Très vite l’euphorie d’un monde apaisé où la guerre devenait impossible et la paix définitivement installée s’estompa. Je dis s’estompa. J’ai tort. Le mot s’estomper livre une impression de douceur et cette douceur est étrangère au tumulte de la guerre. L’idée de la fin de l’Histoire ne s’estompa donc pas. Elle connut plutôt une fin tragique. On lui coupa la tête. On l’égorgea à la machette. On la fusilla froidement, machinalement à la kalachnikov. Pantin désarticulé, elle chuta le corps lourd dans un charnier. A côté d’elle, les uns sur les autres, gisaient les cadavres de toutes ces belles idées qui guidèrent un temps l’humanité puis révélèrent leurs tragiques inclinaisons. Voilà donc, une nouvelle fois, que les évènements eurent raison de la Raison.
A la Raison succéda la déraison. Cette déraison pris tour à tour racine au Rwanda, en Bosnie, au Darfour. Il y eut la Guerre du Golfe et ce conflit israélo-palestinien qui ne s’arrêtait décidément pas. Le Congo, le Kosovo. Les attentats du 11 Septembre. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Le Cachemire, le Waziristan, les Philippines. La Somalie. Le Sri Lanka. La Tchétchénie, la Géorgie et tant d’autres terrains d’affrontement.
De 1945 jusqu’au début des années 1990, l’humanité s’est habituée au fonctionnement bipolaire. Il y avait deux camps bien définis : d’un côté le monde libre, de l’autre le bloc soviétique et parfois des non-alignés. La donne n’est plus la même aujourd’hui. L’ennemi, global, international, c’est le terrorisme. S’il ne s’incarne pas partout de la même façon, il est partout identifié et dénoncé. En Chine, en Russie, au Proche et au Moyen-Orient, en Inde, au Pakistan, en Amérique latine, aux États-Unis, en Europe, en Afrique également. Sauf qu’aujourd’hui cet ennemi terroriste est invisible. Il peut être partout et frapper n’importe comment. On s’en méfie. On en parle beaucoup. Il se fait parfois tourment utile pour détourner l’opinion d’autres problèmes.
S’il n’y a donc jamais de fin véritable à l’Histoire, il existe en revanche quelques impressions de déjà-vu. Ainsi, sans que l’on prédise l’évènement, il arrive ponctuellement que l’histoire hoquète, qu’elle bégaie et qu’on nous joue un mauvais remake de la Guerre Froide. Ce fut le cas durant l’été 2008. Cela se reproduit aujourd’hui.
J’ai passe l’été 2008 aux États-Unis, en pleine « War on Terror ». Participant de l’intérieur aux conventions démocrates et républicaines de Denver et de St. Paul, je tenais une chronique régulière pour le Meilleur des Mondes. Avant le tumulte et l’enthousiasme des conventions, juste avant que l’Obamania ne s’empare de l’Amérique et du monde, il y eut ces incursions russes en Géorgie. Il flottait alors dans l’air américain comme un parfum de Guerre Froide. Sur CNN, Fox News et CNBC, les images des chars russes s’enfonçant dans le territoire géorgien tournaient en boucle. Mikheil Saakachvili, président pro-occidental de la Géorgie (diplômé de Columbia et grand ami des États-Unis) multipliait les interventions télévisées pour expliquer dans un anglais impeccable la menace qui pesait sur son pays. Alors que l’on croyait l’affrontement bipolaire largement dépassé, voilà que la Russie de Poutine et de Medvedev montrait les muscles en Géorgie et renouait avec ses vieux démons.
Je notais : « Malgré la tentative de conciliation menée par Nicolas Sarkozy et les appels au calme lancés par la communauté internationale, l’Amérique semble inquiète. » Évidemment, l’Amérique semblait inquiète. Évidemment elle ne souhaitait pas revivre les heures angoissantes de la Guerre Froide. Mais, à bien y réfléchir, elle était satisfaite d’avoir en face d’elle un ennemi à l’ancienne, identifié et dont elle connaissait le mode de fonctionnement. A l’aune d’un schéma bipolaire éculé, on se précipitait pour interpréter une situation qui sentait plus la réédition que la nouveauté.
Je terminais mon papier par un mot sur la Corée du Nord. Nous étions quelques jours après la cérémonie d’ouverture des JO de Pékin. J’écrivais : « En cette période olympique, un petit événement ignoré des médias aurait dû nous mettre la puce à l’oreille quant à cette nouvelle ère des relations entre Occident et ex-puissances communistes. Lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, les deux Corées se sont présentées séparément devant la foule pékinoise. Un triste retour en arrière lorsque l’on se rappelle qu’à Sydney en 2000 puis à Athènes en 2004, les deux délégations s’étaient jointes pour défiler unies sous une même bannière. En Chine, le régime de Pyongyang s’est sûrement senti conforté dans son dessein irréaliste…»
En ce début d’été 2010, c’est à nouveau la Corée du Nord qui préoccupe les esprits démocratiques. Alors que le pays vit en autarcie et que ses citoyens peinent à se nourrir, il semble aujourd’hui avéré qu’un sous-marin nord-coréen ait torpillé un navire sud-coréen le 26 mars dernier. Depuis lors, c’est l’escalade. Les deux États multiplient avertissements et propos belliqueux. Un article de l’Express nous apprend que « La diffusion de messages hostiles au régime nord-coréen par de puissants haut-parleurs à la frontière, interrompue il y a six ans, va […] reprendre. » Les Nord-Coréens ont eux promis de détruire les installations du Sud si les haut-parleurs étaient remis en service, et assuré que « des mesures plus sévères seraient entreprises en cas d’escalade de la part de Séoul. En outre, un communiqué du ministère nord-coréen des Affaires étrangères […] est venu affirmer que Pyongyang avait le droit de développer sa force de dissuasion nucléaire. »
Voilà que cet inquiétant parfum de Guerre Froide se fait à nouveau sentir.
Un dernier développement pour finir. On apprend aujourd’hui que les Coréens du Nord, dont l’équipe participe cette année à la Coupe du Monde en Afrique du Sud, ne pourront sûrement pas suivre les matchs de leur équipe. A la suite du torpillage de son navire de guerre, Séoul rechigne en effet à céder ses droits de diffusion comme elle le fit en 2006. De son coté, Pyongyang craint que le Mondial ne soit l’occasion d’une fuite à l’étranger de ses joueurs. La Corée du Nord a ainsi prévu d’encadrer strictement ses joueurs pour qu’ils ne soient jamais tentés de demander l’asile. Peu encline à l’idée de laisser ses citoyens quitter le pays, la Corée du Nord prévoit de donner les tickets qui reviennent à ses supporters à quelques milliers de Chinois.
Moment de communion entre les peuples, la Coupe du Monde peut rapidement se transformer en cauchemar en Corée du Nord. Comme dans tous les régimes dictatoriaux, la politique est omniprésente, tout est politique même et surtout le sport en ce qu’il constitue une vitrine du régime. Pierre Rigoulot, historien, se rappelle ainsi que l’épopée nord-coréenne à la Coupe du Monde 1966 finît tragiquement « La façon dont la Corée du Nord a été battue en quarts de finale par le Portugal, en menant 3-0 pour finalement perdre 5-3, a suscité le mécontentement des autorités. Les joueurs auraient en effet fêté la victoire face à l’Italie dans un bar et ils auraient eu les jambes lourdes pour le match suivant. A leur retour des sanctions ont été prises. Kang Chol-hwan, un ancien détenu d’un camp, avec qui j’ai écrit Les Aquariums de Pyongyang, certifie avoir croisé un joueur vedette de cette épopée, Park Seung-Yin. Ce dernier sortait d’un séjour de trois mois au cachot et cela faisait douze ans qu’il était dans ce camp. »
Si nous considérons aujourd’hui en France la Guerre Froide comme un sujet d’Histoire, pour des millions d’âmes dans d’autres pays et sur quelques archipels, il s’agit toujours d’une réalité…
« Des forces somnolent dans notre paix apparente, elles se dressent un jour et organisent l’enfer : pour les connaître, on a attendu que l’enfer témoigne. Le bilan d’une telle société, qui ne cesse depuis un demi-siècle de repeupler ses camps de concentration, les contestataires russes nous le présentent. Ce fait, historique et bouleversant, ouvre au siècle les portes de sa nuit. Au sommet de cet effort collectif, L’Archipel du Goulag. »
André Glucksmann, La Cuisinière et le mangeur d’hommes, 1975
Fait étrange que ce torpillage. Au moment même où la Chine se trouve au bord d’une l’explosion sociale. Finalement, un conflit ne serait-il pas idéal pour le gouvernement chinois afin de calmer certaines ardeurs de revendication sociale et d’occuper sa population par une guerre ?