Perles musicales pour Schlöndorff
Seyrig, Renais, Schlöndorff et « Marienbad »
En ce printemps 2010, le film Le Neuvième Jour de Volker Schlöndorff, qui date de 2004, est publié en DVD par Arte. Une sagesse ancienne dit qu’il y a un destin pour
les livres, parfois une fatalité : « Habent sua fata libelli. » Si elle avait connu le cinéma, que n’aurait-elle pas dit des films ! Celui-ci a subi une mésaventure tout à fait déplaisante de la part du comité de sélection du festival de Cannes, qui l’élimina après avoir laissé entendre qu’un réalisateur ayant obtenu quelques années plus tôt la Palme d’or, pour Le Tambour d’après Günter Grass, serait évidemment accueilli – promesse qui eut pour effet d’endormir les intentions de Schlöndorff de tenter en parallèle de figurer avec Le Neuvième Jour à la Quinzaine des réalisateurs. Un véritable croche-pied. Du coup, pas de diffusion normale en France. Mais aujourd’hui enfin cette… résurrection – c’est le cas de le dire devant la date de Pâques 2010 où Arte diffuse enfin le film sur sa chaîne, ainsi que ce DVD. S’agissant surtout du sujet du film : la résistance catholique à l’occupation nazie au Luxembourg.
Le Neuvième Jour, en 2004, aura été une réplique du meilleur cinéma au piètre Amen de Constantin Gavras en 2002, paresseuse resucée du tract de propagande qu’est le Vicaire, pièce de théâtre de Rolf Hochhuth.
Un grand film est celui qui n’est pas « seulement » un film. Qui recèle à plusieurs endroits tout autre chose que du filmé, quand le cinéma donne plus que l’impression, la certitude, que « ce n’est pas du cinéma ». Cette sorte de vie est plus que la vie même : une sur-vie qui permet de survivre. Ce que Nietzsche a tenté de faire comprendre avec son « surhumain » aussitôt traduit en français par un contresens, « surhomme » ; alors que s’il avait disposé du jeu français entre « survie » et « sur-vie » il aurait pu se faire comprendre avec moins de risque de récupération par les pires (et les poires).
Pour moi, à cause de ma biographie, à cause des événements familiaux qui l’ont précédée et sans cesse encadrée, à cause de ma « sensibilité » particulière tout infusée de connaissances qui en est résultée, chaque moment, chaque écho, chaque allusion du Neuvième Jour de Volker Schlöndorff, de tout ce qui fait ce film, et qui le porte, le rendent exceptionnel. Il est la vérité, alors que tout y est création, réalité recomposée ; rien de moins fictif que cette fiction. Sa substance est toute de sub-stances : de nappes, comme on dit du pétrole, qui sont en dessous. Il faut y accéder, ce film est « impossible » sans réflexion, sans le commentaire, sans le réfléchir, sans le re-projeter, pour soi-même et les autres. Sur une scène intime et en en parlant. Le mot de « subliminal » a été galvaudé, il faudrait en retrouver l’utilité, tout comme la disparition de « subconscient » avec l’inflation « inconscient » est une sorte de perte : il serait producteur de distinguer entre les deux en les gardant pour qu’ils se correspondent. À propos et à partir de ce que je vois et entends (comprends) dans Le Neuvième Jour, c’est presque un tout autre film, avec pourtant les mêmes scènes, les mêmes personnages, les mêmes dialogues, que je pourrais « raconter ». Il est une mine pour l’interprétation. Il serait un support solide pour l’enseignement de l’histoire.
Ce film n’est pas « historique » : il ne s’agit pas de faits réels ni de personnes ayant existé. L’action et les personnages sont démarqués, synthétisés. Et pourtant l’effet de vérité est plus puissant que s’il s’agissait d’une reconstitution. En ce qui meconcerne, il fait saigner la plus ancienne blessure, qui m’a été portée des années avant ma naissance. Le Neuvième Jour se situe pendant l’occupation nazie au Luxembourg, son drame est la déportation d’un prêtre pour résistance patriotique. Or toute la famille de ma mère, à Metz, à quelques kilomètres de là, à cause des deux fils aînés « déserteurs » de la Wehrmacht, c’est-à-dire passés au Maroc pour s’engager dans les FFL, Forces françaises libres, a été déportée dans les mêmes années et pour les mêmes motifs. Un des tout premiers noms de lieux que j’ai appris dans ma toute petite enfance a été Czestochowa : il est prononcé au début du film de Schlöndorff, sous la contrainte, au camp de Dachau, par un prêtre originaire de ce centre de pèlerinage, de ce coeur toujours battant de la Pologne dans son histoire même lorsqu’elle était rayée de la carte. C’est là que ma mère et sa famille ont connu leurs premiers moments de liberté retrouvée en sortant en 1945 de leur camp en Pologne : devant l’icône de la Vierge noire qui sera un jour le symbole porté en « pin’s » de Solidarnosc, le syndicat Solidarité de Geremek, Michnik et Walesa. Lorsque dans le film les prêtres internés à Dachau subissent une mise en scène sadique de leurs tortionnaires les contraignant à avaler trop vite, comme une torture, du vin de Moselle qui leur a été envoyé pour dire la messe, s’éveillent en moi soudain des générations de vignerons des côtes de Moselle, je revois le pressoir dans la maison de famille, mais la situation du film me rappelle la notion de « pressoir mystique » dans la théologie médiévale. Le prêtre du village de ma mère, qui avait hurlé en allemand à des soldats de la Wehrmacht ce qu’il pensait d’eux alors qu’ils venaient de renverser et de tuer une femme en roulant trop vite et sans précaution avec leur véhicule, a été déporté, puis a succombé sous les coups dans un camp de concentration. Ce sont des choses concrètes, pas de la théorie. Il est mort certainement en pensant à son pape, personne n’y changera rien, même pas Hochhuth, et encore moins Constantin Gavras. Dans les mêmes mois, Jean Moulin transporté en déportation, et qui survivait à peine après les interrogatoires qu’il avait subis, mourut dans la gare de Metz inaugurée par Guillaume II.
Le collage d’empathie qui « fonctionne » avec ce film pour tous les publics, qu’ils soient ou pas tenus par les hasards biographiques, tient au prodige d’interprétation des deux protagonistes, pour les rôles du prêtre et celui du SS. Ici on ne peut pas les appeler des comédiens : jamais le mot acteurs ne fut aussi approprié. Il s’est produit un étonnant chassé-croisé dans leurs carrières quant au thème du nazisme. En 2004, Ulrich Matthes, que l’on voit dans le rôle du prêtre déporté, venait tout juste d’interpréter le rôle de Goebbels dans le film La Chute d’Oliver Hirschbiegel. Quant à August Diehl, que l’on voit dans ce rôle de nazi réaliser une performance si réaliste, sur-réaliste, il n’a pas été moins convaincant dans des personnages opposés : il venait de tourner en 2003 dans le film autobiographique de la rescapée de la Shoah Marceline Loridan-Ivens, La Petite Prairie aux bouleaux – ce titre est la traduction exacte du nom Birkenau, le deuxième des trois camps qui constituent Auschwitz. En 2008 August Diehl participe à un autre film pour la vérité sur les années noires : Les Faussaires de Stefan Ruzowitzky, sur l’histoire vraie de ces Juifs déportés obligés de mettre leurs talents de dessinateurs et d’imprimeurs au service des nazis pour échapper à la chambre à gaz en fabriquant dans une annexe du camp des faux billets (dollars américains, livres anglaises). Dans la même année 2004, qui est celle du Neuvième Jour de Schlöndorff, apparut avec Parfum d’absinthe d’Achim von Borries une sorte d’association fétiche de deux jeunes acteurs allemands, August Diehl et Daniel Brühl, qui va se retrouver en 2009 dans Inglorious Basterds de Quentin Tarantino et qui est attendue fin 2010 dans Die kommenden Tage (« Les jours à venir ») de Lars Kraume – un film de « science-fiction sociale» sur notre avenir proche.
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