Pourquoi ce samedi 13 mars ? Pourquoi pas dans un mois, dans un an, dans un siècle ? Parce que la vie est ainsi faite qu’elle ne comporte qu’une seule certitude : la finitude. Être c’est disparaître. Jacques Roumain, le poète haïtien, l’a dit un jour : « Nous mourons tous ! » Tous ! Tous, du néant prénatal au néant post-natal ! Tous ! Les poètes, y compris ! Le poète ne serait donc finalement pas ce fou du verbe en franchise des temps mais, lui aussi, finalement, bel et bien, tout simplement, devant le temps qui passe, rien qu’un banal et ordinaire mortel ? Même quand il s’appelle Jean Ferrat ?
Un jour vient et le poète s’en va comme tout le monde vers l’inévitable horizon. On se souvient de ses poèmes, on les récite, on les chante, mais ensuite il faut passer à autre chose. Il faut bien continuer à vivre puisque la vie est mortelle. Vivre, marcher, suivre son chemin. Vivre. Vivre malgré tout, malgré la douleur du monde, malgré la méchanceté des hommes. Vivre : « que c’est beau, c’est beau la vie » ! Le poète a raison ; Ferrat, la tendresse dans les yeux, le vers luisant, Ferrat, dépliant sa grande voix chaleureuse, Ferrat avait raison : qu’elle est belle la vie !
Qu’elle est belle dans ce matin qui se lève, belle dans ce soleil qui se couche, lumineuse dans ce regard qui dit l’amour, sublime dans cette main tendue pour affirmer l’amitié, merveilleuse, mystérieuse dans cette source qui murmure, dans cette mélodie qui exhale le parfum de la fête. Qu’elle est belle la vie ! Tragique aussi, hélas, parfois. Ténébreuse. Que dis-je ? Laide ! Laide de cette laideur qui vocifère la méchanceté des hommes, laide de cette laideur froide et haineuse, ivre de haine, qui hurle le Mal, la gueule ouverte, comme les jours en quarante, qui hurle, menace, ordonne : « Je ne veux pas que tu sois parce que tu es ce que tu es. Je ne veux pas que tu parles. Tu ne parleras pas ! Tu ne parleras plus ! ». Ignominie sans bornes, cauchemar dans la nuit, shoah.
Ferrat : « Lorsqu’on me demande : pourquoi êtes-vous comme ça ? Pourquoi écrivez-vous ce que vous écrivez ? Je regarde mon enfance. C’est la blessure irréparable. » Le drame initial ? La déportation du père à Auschwitz. Ferrat a onze ans ; il ne reverra plus jamais son père. Comment survivre à un tel malheur quand on a onze ans ? Le gamin semblait promis au néant, il triomphera malgré tout de ce malheur. Et plus tard devenu poète, poète frère de tout homme à la langue tranchée ; poète, wagons plombés en mémoire, l’enfance étoilée sur le côté gauche de la poitrine en remémoration, poète, l’enfance fracassée, écorchée à jamais, et plus tard, Jean Ferrat, poète, Jean Ferrat, le poète d’accomplir la promesse faite aux morts : « Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent ; nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants… On me dit à présent que ces mots n’ont plus cours qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour ; que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire, et qu’il ne sert à rien de prendre une guitare. Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter ? L’ombre s’est faite humaine, aujourd’hui c’est l’été. Je twisterais les mots s’il fallait les twister pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez. »
Il est des poètes qui ne meurent pas. Ces poètes-là, ce poète-là, diseur de noms, porteur du souffle de la vie face à la mort, saisisseur du passé et du présent, laboureur du futur, ce poète-là ne peut pas mourir ; il ne peut pas mourir quand il dit, face au temps, à l’horizon de tout homme : écoute, n’oublie pas leurs noms, souviens-toi de leur cœur battant ; le poète ne peut pas mourir quand il dit la parole suffoquée de ceux qui ont souffert l’indicible. Récitant de vies, récitant de la vie, le poète ne peut pas mourir, ne meurt pas, il s’en va alors pour revenir dans le cycle des genèses. Jean Ferrat est parti pour rester. « Mort où est ta victoire ? »
Les goûts, les couleurs et … la poésie ça ne se discute effectivement pas. Ferrat est un GRAND POETE tout comme Ferré d’ailleurs, et Césaire, et Char et bien d’autres. En poésie on ne rivalise pas; on s’exprime, chacun avec ses mots et sa façon.
Mais surtout, Mr Uleski, svp, ne faites pas à Ferrat un mauvais procès :
1) Dans « Camarade » (écrit en 1968 !), il dénonce déjà l’invasion soviétique de Prague (voir extraits ci-dessous):
C’est un nom terrible Camarade
C’est un nom terrible à dire
Quand, le temps d’une mascarade
Il ne fait plus que frémir
Que venez-vous faire Camarade
Que venez-vous faire ici
Ce fut à cinq heures dans Prague
Que le mois d’août s’obscurcit
Camarade Camarade
2) Dans « Le bilan », il est clair sur l’URSS :
Ah ils nous en ont fait avaler des couleuvres
De Prague à Budapest de Sofia à Moscou
Les staliniens zélés qui mettaient tout en oeuvre
Pour vous faire signer les aveux les plus fous
Vous aviez combattu partout la bête immonde
Des brigades d’Espagne à celles des maquis
Votre jeunesse était l’histoire de ce monde
Vous aviez nom Kostov ou London ou Slansky
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
Ah ils nous en ont fait approuver des massacres
Que certains continuent d’appeler des erreurs
Une erreur c’est facile comme un et deux font quatre
Pour barrer d’un seul trait des années de terreur
Ce socialisme était une caricature
Si les temps on changé des ombres sont restées
J’en garde au fond du coeur la sombre meurtrissure
Dans ma bouche à jamais le soif de vérité
Je ne voudrais pas casser l’ambiance mais… vraiment je ne connais qu’un poète dans la chanson française : c’est Ferré. Poète dont certains textes peuvent rivaliser avec le meilleur de Rimbaud, Baudelaire, Césaire et Char.
En ce qui concerne Ferrat…
Que l’on se souvienne de sa chanson « Ma France »
Car, aujourd’hui encore, c’est toujours la même !
Toutefois, on pourra regretter que cet artiste ait mis autant de temps à regarder le communisme de l’URSS bien en face, et le PCF droit dans les yeux, pour y découvrir et y lire… au mieux, une erreur, au pire, un crime.
Je suis sincèrement bouleversée par ce texte. J’admirais beaucoup Ferrat. Merci à l’auteur pour cet hommage.