André Suarès est un génie. Que plus personne ne lit. Il y a les génies qu’on lira toujours et les génies qu’on ne lira jamais plus. Dans cette deuxième catégorie, on constate une belle galerie de caractériels, de puérils, d’intransigeants, de suicidaires, d’indomptables. En vrac : Péguy, Bloy, Suarès. Tous les trois contemporains. Bloy essaya d’entrer en contact avec Péguy. En vain : malgré l’admiration inouïe, consignée dans une lettre expédiée dans l’allégresse à l’adresse des Cahiers, que l’auteur de La Femme pauvre avait pour un des chefs-d’œuvre de Péguy intitulé De Jean Coste (1902), Péguy, pour des raisons que je n’expliquerai pas aujourd’hui, décida de ne pas répondre. Dans le Jean Coste, il y a tout ce dégagement, époustouflant, où est établie, de manière définitive, la différence (fondamentale, essentielle, ontologique) entre la pauvreté et la misère. Pour Péguy, la pauvreté est bien plus proche de l’aisance, de la richesse, du confort, que de la misère, qui appartient à une autre catégorie : à un autre espace métaphysique. On comprend que Bloy fut interpellé. Péguy était pauvre, Bloy était misérable. Péguy, qui aurait adoré Zappa et réciproquement, serait tombé amoureux du morceau de l’album One Size Fits All (1975) intitulé « Can’t Afford No Shoes ». Suarès n’était pas complètement, irrémédiablement pauvre : il l’a été, souvent, puis connut grâce à de généreux mécènes quelques éclaircies qui lui permirent de graver dans l’éternité sa prose lyrique et brutale, dont l’infinie subtilité, souvent, rappelle l’effroyable intelligence de Valéry. C’est un Valéry moins froid, disons-le : plus éruptif. Avec autant de justesse mais plus d’injustice. Valéry ? Un autre pauvre, décidément. Enfermé, bien qu’ami d’enfance de Gide le milliardaire, dans un studio lamentable, à remplir ses carnets géniaux. Gide n’aura manqué que de génie : tout le reste, il le posséda. L’argent, le temps, la santé, l’insouciance, le souci, la quiétude, l’inquiétude, les voyages, le talent. Gide est un écrivain de génie sans génie.
Suarès, lui aussi, comme Bloy et Péguy (ses relations avec Péguy furent très agitées, très mouvementées, très tendues, très excessives, très péguyennes et très suarésiennes) s’interroge sur ce qu’il n’a pas : l’argent. Qu’est-ce que l’argent pour Bloy ? Le diable. Bloy développe une mystique de la misère : le miséreux est misérable, le misérable est l’élu du Christ. Le Christ était quasiment nu sur la Croix : aussi, le dénuement est-il une eucharistie. Pénétrer dans l’Eglise, qui est l’ultime toit de ceux qui n’en ont plus, entrer dedans le corps du Christ, est le privilège de ceux qui n’ont de privilège d’en être totalement dénués. Pour Péguy ? L’argent est le mal. Il est ce qui pourrit, gangrène les sociétés humaines, il rêve d’une cité socialiste, un monde où l’argent serait tellement justement distribué qu’il deviendrait en quelque sorte invisible, inutile, absurde : gratuit. C’est présent, c’est là dès le début, dans ses tout premiers écrits, qui sont économiques (il publie sur Vico !) et dans sa première plaquette publiée, sous pseudonyme (et dont l’original, que je possède et garde non loin de mon lit m’a coûté un œil) traite de la « cité socialiste ».
Pour Suarès ? Qu’est-ce que l’argent pour Suarès ? Vous allez le lire maintenant, mais d’abord je voudrais vous préciser que ce que vous allez lire maintenant n’a pas été écrit il y a quinze jours, dix mois, un an. Ce que vous allez lire maintenant, et signé Suarès André, a été écrit il y a cent ans, en 1909. Cent ans. Dans un recueil (le recueil est la formule favorite du Condottière) intitulé Sur la vie. Il y a tout ; toute notre époque, la crise, les crises, sa pathologie financières, les marchés absurdes et qui déraillent, les flux, la sauvagerie du capitalisme – et de sa régulation obligée, de sa réglementation… urgente. Vous risquez d’avoir un choc. Vous auriez moins de chocs si vous lisiez d’avantage de génies oubliés que de provisoires penseurs – mais comment deviner qu’ils sont totalement provisoires ? Question d’instinct. De goût. Je publierai un jour, sans doute, m’engageant pour les mille ans qui viennent, la liste des provisoires certains et celle des éternels pressentis ; les millénaires me jugeront sur pièces quand je serai cendre. Si tant est que la littérature existe encore dans mille ans. Vous savez quoi ? Elle existera ; et sera peut-être encore la seule, sous une forme que je ne puis deviner, à surnager parmi les poissons morts, la charogne flottante posée sur le flot fou, particulièrement moche, des centaines de milliards de milliards d’images à venir. Mais Suarès. Suarès en 1909 qui nous parle, depuis sa masure de pauvre, du monde de 2010. Les lignes qui suivent, vertigineuses et fascinantes sont celles d’un amoureux d’Eschyle et de Shakespeare, du Caravage, de Sienne et de Stendhal, de Dante et de Cervantès – comme par hasard. Attention. Voici la fusée. Tirée par André Suarès depuis un pays lointain, étrange : 1909. C’est parti :
« L’argent est la matière reine. Absolue, cette reine ; et son règne absolu. L’argent est du passé. Presque partout, c’est le tout-fait qui écrase le se-faisant. Quand la matière a la force de régir l’esprit elle le dérègle. La science aide l’argent, parce qu’elle est présentement sans règles. Faute de science, il n’y a pas de politique de l’argent. Le malade est malade gravement de cette anarchie. Les hommes d’argent semblent ne rien comprendre à la nature du moyen qu’ils manient. Ils se servent stupidement de cette foudre pour allumer leur pipe, ou des incendies qui ne défrichent rien. Il est stupide d’être trop brutal et trop égoïste. La dynamique de l’argent est étrangère aux financiers. Ils n’ont aucune philosophie, ils n’ont aucune conscience. Comparer à César un de ces gueux d’esprit, il y a de quoi rire. Si, du moins, les Brutus pullulaient aux Etats-Unis. Ce serait peu que la finance fût sans entrailles, si elle avait une politique ; mais elle n’en a cure : elle vit au jour le jour, d’emprunt en emprunt, de bourse en bourse : elle est infiniment au-dessous des moyens dont elle dispose et des forces qu’elle détient. Plus on considère le monde moderne et le pouvoir de la finance, plus on mesure la médiocrité des financiers et la pauvreté de leur intelligence. Il faut être digne d’un grand pouvoir, quand on le possède ; ou il dévore ceux qui l’usurpent. Une puissance dominante exige un esprit dominant. Un idéal est nécessaire, ici, comme dans tout le reste : l’idéal est une pensée qui ne se borne pas à l’heure et à l’intérêt présents. Si l’argent reste l’esclave avide et impudent qu’il est dans l’affranchi qu’il pourrait être, ou le monde le suppliciera pour le mettre à la raison ; ou le genre humain tombera dans la plus vile servitude avec ce mauvais maître. C’est la finance qui a perdu Rome, et la loi qu’elle a fait peser sur le monde d’un empire usurier. »
Là, je coupe quelques passages, et nous continuons. J’espère que vous avez bien attaché votre ceinture. Car c’est reparti (de plus belle) : « Tyrannie de l’argent : on achète tout, sans jamais payer de soi. Il y a un élément diabolique dans cette force secrète, dont l’influence s’étend à toute la terre. Non visible en sa cause, et partout présent dans les effets, l’argent répond assez justement à l’idée du démon, et de sa puissance maléfique. L’argent n’est pas responsable, et il mène presque tout : de là qu’il corrompt tout. » Suarès, en cet instant, reprend son souffle, il respire, il va à la ligne ; allons à la ligne avec lui.
« Le pouvoir de l’argent se fait surtout haïr, parce qu’il est sans nom et sans figure : il n’est pas réel, et il fait violence à toute la réalité. Si l’esprit ne le possède pas, sa malice est meurtrière. Ce sale chiffon de papier est le symbole d’une puissance d’autant plus redoutable qu’elle est plus impersonnelle. Tout, ici, repose sur une fiction. Le mot ‘‘crédit’’ l’indique assez : il faut croire à cette force pour qu’elle s’exerce. Les esclaves sont les complices de ce tyran. Les hommes soupçonnent qu’ils sont victimes d’un énorme mensonge ; et ils méditent de se délivrer par le fer et le feu. Mais la violence n’a rien à faire contre la foi et le crédit. L’esprit seul libère. Rien ne sert de brûler les banques et de pendre les banquiers : il n’est que de leur imposer des lois. L’argent ne sera plus à craindre, une fois soumis à l’Etat. Il servira ; remis à son rang, il rendra même de merveilleux services. Car l’argent est fait pour servir. » Je conseille la lecture, l’étude, la relecture de ces quelques lignes suarésiennes de 1909 à ceux qui voudraient savoir ce qui se passe réellement en 2010. Et leur dire que c’est aussi cela la littérature : des réserves d’intelligence, des geysers de pensée pour aujourd’hui, demain, après-demain et, surtout, encore après. Les années passent et nous passent dessus ; seule se dresse, avec toute sa fougue et son feu (voyez les étincelles), quand tout le monde est mort à commencer par les économistes, les sociologues et les journalistes : la li-tté-ra-ture.
Enfn, un commentaire sensé et accusateur sur le rôle des financiers et leurs astuces de raisonnement qui rendent coupables tout le monde sauf eux ! On parle ici des financiers de la City et de leurs complices de Wall Street. Vous connaissez ? On vient précisément de refuser ce contrôle par la CE, à la suite des menaces de ceux qui ne sont pas en Suisse, mais bien dans les paradis fiscaux « anglo-saxons », c’est-à-dire l’autre camp ! Bienvenue dans le camp des vaincus ! Rien n’a changé depuis la fin de la 2e guerre mondiale. Certains regrettent encore de n’être pas arrivé à transformer l’Allemagne et, pourquoi pas, la Suisse, par la même occasion, en territoires uniquement agricoles !
Vous pouvez ajouter, dans la même veine, Zola avec » L’argent » où il décrit dans le menu détail le pouvoir corrupteur de l’argent ainsi que l’hybris qui sous tend le fonctionnment de la bourse.