François Mitterrand a passé une partie de sa vie à attaquer la constitution de 1958 : lors du référendum (septembre 58) il appelle à voter non. Il l’insulte, encore, dans son pamphlet Le Coup d’Etat permanent. François Mitterrand, soudain, est un pamphlétaire – comme Péguy, comme Bloy, comme Bernanos, comme Mauriac (dans une certaine mesure, assez sage, assez scolaire, assez plate, Mauriac fut un pamphlétaire). Le pamphlétaire, en lui, est aussi permanent que le « Coup d’Etat » qu’il dénonce. Un pamphlétaire, ce n’est pas tant quelqu’un qui s’adresse à un autre que quelqu’un qui s’adresse à lui-même. Ce qu’il reproche à De Gaulle, c’est que Mitterrand n’est pas (encore) De Gaulle ; ce qu’il hait chez De Gaulle, c’est ce que lui Mitterrand n’est pas. Mitterrand, finalement, se hait lui-même, s’insulte lui-même, s’en veut à lui-même de n’être pas (encore), de peut-être ne jamais parvenir à être ce que De Gaulle est parvenu à être : le premier, le plus grand des Français.
Tout pamphlet est une prière : on croit aboyer contre un ennemi, mais on prie pour soi-même, de toutes ses forces, pour obtenir aussi bien que cet ennemi. Le pamphlet est toujours touchant, le pamphlet est toujours émouvant : son auteur veut donner des coups, mais il ne fait en réalité qu’exposer publiquement ses blessures. Le pamphlet est une machine à tuer inventée par des blessés. Et celui que Mitterrand veut éliminer, ce n’est pas tant le Général De Gaulle que le Mitterrand qui fait honte à Mitterrand, le Mitterrand que Mitterrand ne parvient pas à admirer. Le Coup d’Etat permanent, c’est le coup de cafard permanent. C’est le coup de blues permanent.
Non pas que Mitterrand veuille devenir De Gaulle, non pas qu’il veuille ne serait-ce que ressembler à De Gaulle : seulement, il veut devenir le Mitterrand, il veut ressembler au Mitterrand qu’il sait qu’il peut être – dont il est agacé que tout le monde ne s’aperçoive pas que c’est celui qu’il sera. Là où se trouve De Gaulle, ce n’est pas un endroit pour De Gaulle, c’est un endroit pour Mitterrand. Mais Mitterrand sait très bien (et c’est pourquoi il utilise la littérature pour s’insurger, et le genre très connoté, très précis du pamphlet qui appartient à l’outrance, à l’exagération, à la caricature – parfois même burlesque) que pour cette place (la première) jouisse un jour du plus grand prestige possible, de la plus grande aura, il est bon que de Gaulle l’occupe avant lui, la baptise, la sanctifie en l’habitant, en l’incarnant. Mieux vaut que ce soit De Gaulle, personnage historique, qui vienne marquer ce siège de son empreinte historique, héroïque, mythologique – ce sera toujours un peu de cette histoire, de cet héroïsme, et ce sera toujours en peu de cette mythologie qui rejaillira (« le moment venu » comme eût dit Pompidou) sur lui Mitterrand – qui le contaminera, lui Mitterrand. Ce sera comme un adoubement rétrospectif une fois qu’il y sera.
C’est pourquoi, Mitterrand, d’une certaine manière, attaque autant le Général qu’il fait semblant de l’attaquer. Dans un discours, dans une conférence de presse, dans une déclaration solennelle, et même dans un débat télévisé, ou au cours d’une interview, dans un article, on attaque de vrais hommes pour de vrai, entre hommes, entre vrais hommes. Entre vrais hommes vrais. Mais le pamphlet, mais le recours au pamphlet, c’est autre chose. Le pamphlet est une arme littéraire – c’est l’arme des écrivains. Ce n’est pas (traditionnellement) l’arme des politiques. Un pamphlet peut être (est souvent) politique, mais il reste une arme aux mains de l’écrivain : c’est Napoléon le petit de Victor Hugo, où l’auteur des Misérables utilise toutes les ressources de son génie, de sa littérature, de son art pour déboulonner la statue (vivante) de Napoléon III ; c’est L’Argent suite où Péguy s’en prend aux pacifistes et prévient Jaurès qu’en temps de guerre, qu’en temps de rupture, de révolution, la logique voudrait que sa tête tombe (sur fond de roulement de tambour) ; c’est, encore, pour se rapprocher de nous (et de François Mitterrand) Jean-Edern Hallier qui publie, en une petite quinzaine d’années, un pamphlet contre Giscard et deux contre Mitterrand.
Un pamphlet, c’est un écrivain contre un politique ; ou bien c’est un écrivain contre un écrivain (Paul et Jean-Paul de Jacques Laurent, où Laurent compare Jean-Paul Sartre à Paul Bourget ; Les funérailles du naturalisme, brûlot de Bloy contre Zola ; Contre Sainte-Beuve, même, où Proust – à sa manière – règle ses comptes au critique littéraire le plus influent de son époque, etc.) Un pamphlet c’est un écrivain contre quelqu’un. Contre quelque chose ; contre tout le monde ; contre le reste du monde. Contre le monde entier – mais ça part de l’écrivain ; c’est projeté depuis la littérature ; et la catapulte, c’est un tempérament (littéraire) ; c’est le style.
Le pamphlet, ce n’est pas un roman, car ça s’adresse à. Le pamphlet, ce n’est pas un essai, car ce n’est pas sage, posé, parce que ce n’est pas (forcément, obligatoirement) documenté. On place dans le pamphlet, sous forme projectile, la même vision du monde que celle que nous plaçons (nous les écrivains) dans nos romans. Et c’est parce que le pamphlet appartient d’avantage à la fiction qu’à la réalité. La fiction, ce n’est pas une « histoire » qu’on (se) raconte : c’est une manière personnelle, inédite, d’aborder, de décrire, de dévoiler la réalité sans passer par la vérité. Par la vérité de tous, celle qui est communément admise – celle des universitaires, des sérieux, des journalistes. La fiction, ce n’est pas une histoire qu’on (s’) invente : c’est une manière, à la fois extrêmement prétentieuse et parfaitement modeste de faire comprendre aux gens que la vérité, en tant que telle, n’existe pas – que ce qui existe, à l’infini, c’est la manière de décrire une réalité donnée – cette infinité des approches (la science en est une, la poésie une autre, parmi des milliards d’autres) s’appelle, pourrait éventuellement s’appeler la vérité : un pamphlet, c’est du style ; le style, c’est de la vision du monde ; c’est de la littérature.
La fiction, la réalité, la vérité, le mensonge : tout ça n’a plus le moindre sens – ce qui intéresse l’écrivain, c’est de trouver les mots pour exprimer le plus justement, le plus précisément, le plus personnellement ce qu’il pense – ce qu’il voit. « Précisément » ; « justement » ; « personnellement » deviennent alors synonymes. Peu importe qu’on appelle ça de la fiction ; peu importe que ça exprime la réalité, que ça revienne à dire la vérité – ou que ce soit là affabulations de mythomane : ce qui intéresse ici, c’est la sincérité. L’écrivain, le vrai, peut se tromper sur la réalité (qu’il prend pour de la fiction, et vice versa), il peut se méprendre sur ce qu’il pense être la vérité : mais il ne peut tricher, il ne peut s’arranger avec la sincérité. Zola est sincère dans son « J’accuse » de L’Aurore. Bien sûr, sa sincérité est appuyée par sa conviction profonde de clamer la vérité – mais Zola, même convaincu, sait qu’il peut se tromper ; il sait que ce qu’il croit définitivement être la vérité n’est pas totalement définitif, n’est pas définitivement définitif. Zola a trop étudié les sciences, celles de l’homme comme celles des concepts, pour savoir que la vérité ne se proclame qu’avec conviction, jamais avec certitude. Avec sincérité, jamais avec autorité.
C’est pourquoi le « J’accuse » de Zola, parce que Zola est écrivain, n’a pas la même valeur politique (même si sa valeur médiatique est réelle, immense) qu’un hypothétique « J’accuse » de Poincaré ou de Clemenceau. Ce qu’on attend d’un homme politique, c’est qu’il n’exprime rien d’autre que la vérité ; ce qu’on attend d’un écrivain, c’est qu’il n’exprime rien d’autre que la sincérité. Parce que Zola est écrivain, qu’il est reconnu, connu comme écrivain, identifié comme écrivain, célèbre comme écrivain, son « J’accuse » ne peut être au mieux, non pas l’illustration d’une éclatante vérité, mais une éclatante sincérité. Il se trouve que Zola avait raison ; mais Zola aurait très bien pu se tromper : quelques décennies après lui, un autre écrivain engagé a souvent beaucoup accusé, a souvent beaucoup invectivé, pris à partie : et s’est souvent trompé. Il s’appelait Jean-Paul Sartre. Quand Sartre défend l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS, il est persuadé d’avoir raison –comme son prédécesseur Zola, il met sa réputation (d’écrivain) au service de ce qu’il croit être la vérité, mais qui n’est en réalité que sa vérité. Ce qui reste de tout cela, au moins (un homme politique ne s’en serait pas remis) c’est une tragique (en l’occurrence) mais louable, mais respectable sincérité. Zola qui ne se trompe pas est sincère et pourrait se tromper ; Sartre qui se trompe est sincère et pourrait ne pas se tromper. L’avenir, lui, s’occupe mieux que les hommes de la vérité – l’histoire est là pour ça.
Mais au présent, ce que l’écrivain peut offrit de mieux, sait offrir de mieux, c’est au-delà de sa fiction réelle, de sa réalité fictive, de sa vérité mensongère, de son mentir-vrai (pour reprendre l’expression d’un autre écrivain que les chars russes n’ont guère choqué) : c’est sa sincérité. Ce que le responsable politique peut nous donner de plus noble, c’est la vérité ; ce que l’artiste, ce que l’écrivain, ce que le pamphlétaire peut nous apporter de plus noble, c’est la sincérité. En écrivant un pamphlet, Mitterrand s’est mis du côté de l’écrivain ; il s’est fait écrivain : il a, l’espace d’un instant, abandonné son costume d’homme politique pour le troquer contre l’habit de l’écrivain. Cela veut dire, cela signifie que ce qu’il a décidé, au mieux, de nous offrir, c’est la sincérité. Et non pas la vérité. En muant de politique en écrivain, Mitterrand a souhaité échanger le plus possible de vérité contre le plus possible de sincérité. Il sait (mieux que quiconque) que le Général de Gaulle n’a pas fait un putsch, qu’il ne s’est pas emparé du pouvoir par un pronunciamiento. Il sait que l’expression « coup d’Etat » ne dit pas la vérité ; elle dit la sincérité. Mitterrand, en utilisant une casquette d’écrivain, ne dit pas : « De Gaulle est un dictateur » ; il dit qu’il perçoit, qu’il ressent De Gaulle comme un dictateur. C’est une vérité politique erronée ; mais une vérité littéraire géniale. C’est une vérité historique contestable ; mais une trouvaille artistique incontestable.
Zola n’a pas écrit de pamphlet : il n’a pas conçu son « J’accuse » comme un exercice littéraire ; il ne l’a pas inscrit dans un genre : il a voulu braquer son habit d’écrivain contre celui de citoyen engagé ; cela veut dire que, même ponctuellement, Zola a été politique ; un acteur politique – cela veut dire que, même trois secondes, Zola a voulu cesser d’être un écrivain pour être un homme politique. Car un écrivain qui fait de la politique (même trois secondes) cesse cependant trois secondes d’être un écrivain : c’est un politique. Un écrivain qui cesse (même trois secondes) de faire de la littérature pour faire de la politique doit être considéré (pendant trois secondes) comme un homme politique – mais, en face, tout le monde lui refuse ce statut. Reste la réputation : quand bien même Zola quitterait à jamais (et par conséquent pour une durée supérieure à trois secondes) la littérature pour « entrer en politique », il resterait écrivain aux yeux du monde entier et des générations futures.
Zola (contrairement à Voltaire, contrairement à Hugo, contrairement à Henri Rochefort) n’a peut-être pas voulu faire un pamphlet (c’est même certain : il a tout voulu faire sauf un pamphlet), il n’en reste pas moins que son « J’accuse » a un pied tout entier (pour ne pas dire les deux – je serais volontiers tenté de dire les deux) dans la littérature. Ce n’est pas un hasard, lorsqu’on ouvre un manuel de littérature, si le « J’accuse » de Zola est tout aussi martelé que dans un manuel d’histoire. On a cru voir là la naissance des écrivains du XXe siècle ; d’une nouvelle race d’écrivains : les intellectuels ; les écrivains « engagés ». D’abord, il y a eu le moi barrésien total – le roman du moi, le culte du moi (avec cet intérêt récurrent chez lui, malgré tout, pour la politique – comme quoi le moi profond et le moi politique paraissent indissociablement liés) ; ensuite, il y a eu le moi gidien : mélange d’égotisme stendhalien et d’engagement ; Gide : le moïste et l’intellectuel. Un moi et un engagement partagés : presque à égalité (du moins en apparence). Le Gide du Journal coexiste avec le Gide de Retour de l’URSSS ; celui de Et nunc manet in te (son récit le plus intime) avec celui de Retour du Tchad. On voyage dans un nombril et on voyage dans le monde. Gide assure la transition entre moi et le monde, entre le nombril et la géopolitique, entre le placenta barrésien et le globe-trotterisme sartrien.
Le chaînon (manquant ?) entre Barrès et Sartre, c’est Gide. C’est lui qui assure la transition. Il achève Barrès et contient, en germe, le Sartre à venir – (une parenthèse, toutefois : exactement comme le moi barrésien n’est pas – loin s’en faut- un moi foetal replié sur lui-même, un moi d’œuf, un moi sourd et muet et aveugle au monde et aux mondes, aux bouleversements du monde, l’engagement international, le nomadisme intellectuel, le dévouement universaliste, activiste, pétitionniste, épuisantiste de Sartre n’est exempt de lassitude, de haine du voyage, du déplacement, de hantise d’autrui, d’être dérangé par le monde extérieur.) Et Sartre engagé reste un écrivain. Et Zola non littéraire, Zola non pamphlétaire reste un écrivain. Zola fait le chemin inverse de celui de Mitterrand. (Mais le troc est illusoire.) Comme Zola a voulu aller de la littérature vers la politique, Mitterrand a voulu aller de la politique vers la littérature. Mais : l’acte politique de Zola appartient à la littérature et l’acte littéraire de Mitterrand appartient à la politique.
Le pamphlet est une arme politique entre les mains des écrivains. Le discours est une arme littéraire entre les mains des hommes politiques. Le pamphlet est une arme politique qui appartient à la littérature. Le discours est une arme littéraire qui appartient à la politique. Mitterrand n’a aucun intérêt à ce que son De Gaulle coïncide avec de Gaulle tout court. Il a besoin, en face de lui, d’abord, d’un De Gaulle fantasmé, d’un de Gaulle non pas fictif mais quelque peu fictionnisé. Mitterrand n’est pas (encore) en mesure de s’en prendre à la réalité du Général. Il définit alors un De Gaulle à sa mesure – il se construit, il se bâtit un De Gaulle sur mesure. Non pas un faux De Gaulle, mais pas (non plus) un de Gaulle vrai. Un De gaulle passé par le prisme de Mitterrand, des envies, des passions, des appétits de Mitterrand. Un De Gaulle mitterrandisé. Mitterrand utilise la littérature pour mitterrandiser De Gaulle parce qu’il souhaite qu’en politique Mitterrand soit un jour degaullisé. Mitterrand a besoin d’une fiction gaullienne pour se rêver en réalité mitterrandienne. Il crée un De Gaulle de toutes pièces pour se créer lui-même : il ne lui reproche que ce qu’il lui envie. Il conteste les moyens parce qu’il est jaloux des fins. Il engueule une marionnette, une poupée, un monstre de papier pour s’entraîner : la réalité, ce sera pour plus tard – en 1965, d’abord ; en 1981, ensuite.
Dans Le Coup d’Etat permanent, Mitterrand parle de Mitterrand quand il parle de De Gaulle ; une fois à l’Elysée, Mitterrand parlera de De Gaulle quand il parlera de Mitterrand. En 1958, Mitterrand a politiquement besoin de se faire une certaine idée de De Gaulle. Il a besoin de se créer sa vision personnelle de Général ; sa vision littéraire. Il n’est pas politiquement de taille pour l’affronter, alors il va se déguiser en écrivain pour l’attaquer littérairement.
On ne peut portant pas s’empêcher de penser qu’en faisant l’acte politique consistant à écrire « J’accuse », Zola, au plus profond de lui-même, savait qu’il était en train de réaliser un coup d’éclat littéraire ; et on ne peut pas s’empêcher de penser que Mitterrand, au plus profond de lui-même, savait qu’il était en train de réaliser, en écrivant son pamphlet, un coup d’éclat politique. Mitterrand c’est l’homme du coup d’éclat permanent.
Ce qui apparaît exceptionnel à l’écrivain Emile Zola (sortir, avoir le sentiment de s’extraire de l’art pour s’engager dans la société) apparaît banal, apparaît (du moins) naturel dans le registre de la politique (tous les politiques ont écrit à la une des journaux pour défendre des causes qu’ils jugeaient – parfois – historiques). De même, ce qui paraît exceptionnel au politique, à l’homme politique François Mitterrand (sortir, avoir le sentiment de s’extraire de la politique pour s’engager dans l’art du pamphlet et, de ce fait, dans la littérature) apparaît banal, apparaît (du moins) naturel dans le registre de la littérature (Voltaire, Hugo, Pascal, Céline, Zola, Bloy, Rochefort, Tailhade, Hallier, etc.)
Mais (c’est ce qui nous intéresse ici), François Mitterrand, en 1958, a besoin d’installer De Gaulle dans une fiction. Il est nécessaire qu’il le façonne à son goût – ce qui est le propre de l’art – qu’il visite avec ses obsessions, le sculpte avec ses fantasmes, qu’il fasse converger en cette figure historique, en un seul et même point, son amour et sa haine. François Mitterrand bâtit un roman sur De Gaulle, un De Gaulle de roman, parce qu’il sait (mieux que quiconque) que De Gaulle ne s’est pas emparé du pouvoir comme un militaire, qu’il n’a pas commis de putsch. François Mitterrand, qui a été plusieurs fois ministre sous la IV république sait bien, (sait mieux que personne), que pour s’emparer du pouvoir, de Gaulle n’a eu qu’à le prendre, et que, pour le prendre, il n’a eu qu’à le ramasser. Il était là, par terre (le pouvoir), il gisait –sur une sorte de trottoir… De caniveau. Mais il fallait s’inventer un adversaire plus grand ; ou plutôt, il fallait grandir l’adversaire pour faire grandir l’attaque. Pour donner plus de grandeur à l’assaut. Le pamphlet de Mitterrand contre De Gaulle (imagine-t-on un pamphlet de Chirac contre Mitterrand, ou de Sarkozy contre Chirac ?!) n’a pas été écrit pour rabaisser de Gaulle (ç’eut été rabaisser du même coup le courage, l’audace et l’ambition de Mitterrand) ; le pamphlet de Mitterrand contre de Gaulle a été écrit pour conférer, pour attribuer, pour donner la pire des grandeurs à de Gaulle : celle d’un tyran ; celle d’un empereur ; celle d’un dictateur ; celle d’un Napoléon. Il n’est pas question pour François Mitterrand de réduire l’importance historique de de Gaulle (elle est presque de l’agrandir, de la renforcer), mais de la pervertir ; de la détourner. De lui donner un sens différent – de lui faire porter un habit que, de fait, de Gaulle, objectivement, ne peut endosser ; que, même en étant de parfaite mauvaise foi, on ne peut faire endosser à de Gaulle.
En politique, la mauvaise foi a malgré tout des limites (en les dépassant, on court le risque de se décrédibiliser ; de se griller). En littérature, au contraire, la mauvaise foi n’a pas de limite ; c’est le rôle des pamphlets, chaque fois qu’ils ont (ap)paru dans l’histoire, que de nous le montrer – que de nous le prouver.
« Pamphlet, n. m., petit écrit de caractère satirique et violent, souvent anonyme, qui attaque un gouvernement, des institutions, la religion, des personnages connus, etc. » Dans le pamphlet de Mitterrand, de Gaulle est un cauchemar pour Mitterrand parce qu’en dehors de son pamphlet, de Gaulle est un rêve pour Mitterrand.
La situation se complique, néanmoins, quand on remarque (comment ne pas le remarquer ?) que de Gaulle aussi écrit ; que de Gaulle aussi a des prétentions d’écrivain. De Gaulle a toujours cru à la force des mots ; à l’emploi du mot juste. Aujourd’hui, les œuvres du Général de Gaulle sont en pléiade ; les œuvres de Mitterrand ne le sont pas (encore ?). En 1958, Mitterrand le politique met le masque de l’écrivain pour attaquer de Gaulle le politique, mais tout en sachant que de Gaulle écrivain existe ; qu’il est là, derrière – jamais tellement loin- les rôles s’intervertissent avec une certaine ironie : de Gaulle vient de passer douze ans à écrire, à jouer les écrivains, dans le silence de sa boiserie (auquel Mitterrand répond –on le notera – par le silence de sa Bergerie) et délaisse la littérature pour revenir à la politique (l’avait-il jamais quittée ?), Mitterrand vient de passer douze ans à s’activer comme personne dans le milieu (de la) politique et délaisse la politique pour la littérature – il ne la délaisse pas au sens où il l’abandonne, il la délaisse au sens où il utilise, pendant quelques minutes, une arme différente que celle qui offre généralement celle-ci. C’est un chassé-croisé politico-littéraire – à moins (bien sûr) que ce ne soit un chassé-croisé littéraro- politique.
Mon analogie n’était pas la bonne tout à l’heure. Je vais la corriger. Mon analogie n’était pas la bonne. Je vais la rectifier : Mitterrand lançant son pamphlet contre le Général de Gaulle, ce n’est pas la même chose que Chirac écrivant un pamphlet contre Mitterrand ; et ce n’est pas la même chose que Sarkozy écrivant un pamphlet contre Chirac – ou alors il faudrait jouer sur les années – non, Mitterrand s’attaquant en 1958 à de Gaulle, c’est Bayrou publiant un pamphlet contre Chirac ; ou bien c’est Montebourg publiant, lançant un pamphlet à la figure de Jacques Chirac.
Ce dont François Mitterrand rêve, lorsqu’il rédige son Coup d’Etat permanent, c’est à son coup d’Etat à lui, un coup d’Etat démocratique et lent, laborieux, légal, licite, électoral : aura-t-il la patience ? Se doute-t-il que de Gaule en 58, ce sera lui, mais en 81 ? Vingt-trois années dont il ne sait pas qu’il faudra les traverser, les endurer, les supporter, les vivre. La légitimité locale, c’est fait depuis longtemps ; la légitimité municipale, – obtenue – la légitimité nationale : la case est biffée aussi. Député, ministre. Tout à la force du poignet – à la main. Ce sera la dernière fois, en France, qui une carrière à destin national, qu’un parcours présidentiel se fera sans technocratie ; sans Grandes Ecoles d’Administrations, sans ENA, sans Polytechnique.