Madison Avenue, New York : un magasin détonne. Face à la débauche de décoration, il fait le choix de la sobriété : c’est Tom Ford, siège du créateur américain, ouvert trois ans après qu’il se fut retiré de la direction artistique de Gucci. A l’époque, il était connu comme le champion d’un style flirtant avec la pornographie, et avait fait un double virage : le choix de la mode masculine, celui de la tradition. Alors quand le même Tom Ford décide de faire un film, intitulé A Single Man, des questions se posent : est-ce que le résultat va être l’œuvre d’un couturier au cinéma, ou d’un cinéaste qui se découvre sur le tard ? Quel est le designer que l’on va voir à l’œuvre ? Celui, exubérant, de Gucci ou celui, plein de réserve masculine, de la marque qui porte désormais son nom ?
Une réponse s’impose dès le générique : c’est à Tom Ford en lui-même que l’on a affaire. Le défilé des noms se fait selon la graphie choisie pour la marque… Le sujet : une affaire d’homme, incontestablement, puisqu’il s’agit de l’adaptation d’un roman de Christopher Isherwood, évoquant le deuil d’un professeur dont le compagnon est mort dans un accident, deuil qui le conduira jusqu’à sa propre fin. De surcroît, dans cet univers essentiellement masculin, l’élégance règne : de la cravate aux chaussures, les hommes sont habillés en Tom Ford. En lançant sa propre ligne, le créateur s’est imposé par le personal tailoring, le sur-mesure. Et quelle meilleure publicité que Colin Firth, interprète du rôle principal, pour lequel il a été primé à la Mostra de Venise, portant costume noir et chemise blanche, parfaitement ajustés ? L’excentricité vestimentaire du seul personnage féminin, une amie du héros incarnée par Julianne Moore, pourrait passer pour un coup de chapeau du créateur à ses premières créations : l’audace appartient au passé, l’heure est au raffinement.
Mais s’il s’en était tenu à l’élégance des tenues, Tom Ford ne serait pas allé très loin, et le film n’attirerait en salle que des fashionistas nostalgiques. Or il développe une véritable esthétique de l’élégance, dont le vêtement ne constitue que l’aspect le plus simple. En effet, cette élégance passe par la simplicité du sujet : une histoire d’amour. « Un homme seul » – ou « Un seul homme » : l’ambiguïté demeure, et ce sont bien les deux que le film conjoint en mettant en scène la solitude du personnage principal. Simplicité de l’action, sobriété des émotions: le héros, George, est toujours au bord des larmes, mais ne sombre jamais véritablement. Comme si A Single Man avait pour but d’illustrer l’adage anglais : « Never explain, never complain ». En outre, les plans font l’objet d’une extrême élaboration, mais dans une palette de couleurs volontairement réduite, afin de rendre perceptible une vie qui a perdu de sa saveur. Auxquelles viennent s’ajouter nombre d’allusions: Goethe, à l’origine de la scène finale, construite en référence à Faust, qui meurt au moment où il gagne la paix. Le vidéaste Bill Viola, avec The Passing, une œuvre évoquant le passage de la vie à la mort, qui se déroule en traversant de l’eau, dans des images auxquelles le film rend un fréquent hommage.
Il est donc bien nécessaire de conclure que Tom Ford a développé, dans ce film, sa propre esthétique, fondée sur une valeur fondamentale : l’élégance. Il est passé du personal tailoring au personal movie making. Car ce qu’il a réalisé, c’est un film à son image, et à l’image de ce qu’il est devenu : le champion du raffinement. Un film personnel, A Single Man l’est tout particulièrement par son sujet : Tom Ford vit depuis vingt ans avec un homme qui est son aîné d’autant. En proposant un long-métrage sur le deuil, c’est aussi, de façon inversée, l’avenir de sa relation qu’il sublime. Dès lors, le film apparaît comme un aboutissement, celui d’une démarche qui a conduit son réalisateur du trash à la tradition, puis à l’art. Et il fallait que ce soit un créateur de mode qui ait une telle confiance en la production artistique…