« Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! »

(Charles Baudelaire, les Fleurs du Mal)

CONSIDERATIONS OISEUSES QU’UN LECTEUR PRESSE POURRA EVITER SANS DOMMAGE

Ne direz-vous pas qu’il met la barre bien haut, le poète ; n’est-ce pas à rougir, même, cette estime dans laquelle le plus orgueilleux des poètes range son lecteur, au point qu’il le nomme son frère ? Les commentateurs diront justement que Baudelaire invente ici un nouveau dispositif ; que le lecteur qu’il élit est rare, par nécessité, et qu’il fait au poème ce que Stendhal fit au roman : il le réserve aux happy few. Tout cela fonctionne au fond très bien : loin d’en rabattre sur le privilège qu’avaient obtenu, sitôt la monarchie tombée, les poètes romantiques, Baudelaire édifie la forteresse, qui tient à la fois du Louvre et de la Bastille : on souffre, certes, d’être si seul dans ce grand espace glacé qu’on appelle le génie, écouté par quelques rares élus qui ne réverbèrent que la solitude ; mais au moins, on est tranquille. La foule est maintenue à distance.

L’ÉCRIVANT ET LA FOULE

Tout cela continuerait encore si deux événements majeurs n’étaient survenus : la mort supposée du génie, et l’irruption de la foule. Pour la première, il n’est que de scruter distraitement l’effet de masse que produisent les écrivains contemporains, au moment, par exemple, de ces impayables salons du livre :  parqués derrière leur table comme des singes au zoo, il est difficile de les rêver encore comme les habitants d’un souverain Parnasse.

Puis, plus récemment, la tonitruante révolution Internet ; pour des raisons politiques et culturelles que nous aurons tout le temps d’évoquer, au fil de nos rencontres, on entendit la masse wagnérienne des célébrations écraser les chœurs verdiens de la déploration, comme il se doit. Certes, on pleura la mort imminente du livre, l’appauvrissement du contenu ; on stigmatisa le grand marché mondial ; mais en même temps, on construisait en secret son blog, on se mettait fiévreusement au courant – par ce « on », entendez cet animal de moins en moins rare qu’on devrait appeler aujourd’hui un écrivant, par souci de précision, pour rappeler à la fois l’antique noblesse de l’écrivain, et sa nouvelle condition, dans la nouvelle révolution, de ci-devant.

Car si tout le monde, au bout de compte, se vendit à la révolution, c’est parce que la foule, promise depuis si longtemps à l’émancipation, à la lutte et au triomphe, triomphait effectivement. Depuis qu’on a inventé l’église, il y a deux mille ans, tout le monde a peur de la foule en même temps qu’il la révère ; peu de gens projettent vraiment de lui résister.

Et pourtant, il faut bien.

Résister n’est pas être un résistant ; un des effets de la foule sur le discours, c’est, puisqu’il se répète et se duplique, qu’on y mélange les étiquettes ; plutôt, qu’on les recycle. Si l’on continue, on parlera bientôt de la shoah du maïs transgénique, de l’identité agoraphobe, et de la vocation journalistique.

Il n’y a pas mort d’homme, avec la révolution Internet. Mais il y a un nouveau décor qui, s’il attise quelques désirs, en rebute d’autres. Particulièrement, le désir de bien dire. C’est le seul qui résiste, justement. Savez-vous, lecteur, qu’aujourd’hui comme hier c’est le seul vrai désir infini ?

Passons au caractère gras. Nous ne nous épargnerons aucune solennité.

ARTICLE BLOG

Posons Internet. Nous tenons là un énorme magasin, l’idéal du magasin :  le magasin sans fin. On y promut d’abord des savoirs, pour susciter des conversions. Puis on y vendit des objets, pour assurer le quotidien. Enfin, on y étala la personne, pour l’y fixer, comme un chien d’arrêt qui flairerait un gibier – et n’aurait flairé que lui-même ; un chien à la truffe émoussée… Miroir du monde, poubelle du monde, miroir de l’individu, abjection du narcissisme : les uns vitupèrent et s’étouffent, hurlant à la mort de la vraie culture et de l’école républicaine ; et les autres consomment. Plus grand monde ne s’émerveille, en tout cas.

Restent les ministres du culte ; écoutez, par exemple, Place de la toile sur France Culture. Ceux-là nous prédisent, très régulièrement, que cela change du tout au tout ; et qu’il est vain de critiquer a, devenu désuet, puisqu’à présent c’est b qui s’impose. Dans le fond, c’est encore et toujours l’historicisme ecclésial : ce qui était vrai hier ne l’est plus aujourd’hui, puisque demain vient. C’est ce qu’on appelle l’espérance. Précisément, jamais l’espérance ne s’émerveille.

Tout de même, dans cette géographie qu’on a peine à dire encore virtuelle, tant elle occupe les corps et les esprits des hommes, le blog est encore le point culminant, pour quelques temps. Quel rêve : il s’agit de Moi ! Il s’agit de me montrer ! Et, triomphe de la foule oblige, ce rêve est accessible à tous, comme le saumon, le foie gras et les montagnes de la Chine ! Il a au moins révélé, pour les endormis qui ne l’avaient pas remarqué, que la vie privée doit s’entendre au sens strict : quand on voit quelle jouissance tout un chacun trouve à s’y rendre public, on comprend que la vie était privée… de blog comme on l’est de dessert !

UN  PACTE

J’ai un projet pour nous deux, lecteur ; un projet parfaitement égotique dans lequel vous pourrez vous y retrouver. Puisqu’il est égotique, il ne s’agira pas de nous montrer : se montrer, c’est toujours s’offrir, et donc se perdre. Mon projet est si simple, vieux comme le monde : il s’agit de bien dire.

Celui qui dit le mieux, c’est le poète : il dit si bien que cela chante, dans l’esprit et dans l’oreille. Mais pour être poète, en plus de chercher l’état de chant, il faut exercer ses mots et son esprit ; des gammes et des arpèges, avant le prélude et la fugue. Je vous propose, lecteur, de faire ensemble nos gammes. A deux, cela sera moins lassant.

Entendons-nous bien :  on nous dit que sur un blog, on parle vite, car la page n’est là que pour qu’une autre lui succède. On nous dit que c’est ainsi que le pratique la foule.

Nous répondrons que nous ne croyons pas à la foule. Qu’on nous pardonne : nous regardons comme identique l’humeur théologienne et l’humeur athéologienne. La foule encensée est la même que la foule militante ; elle fait du bruit, et ne parle pas bien.

On nous dit que sur un blog, on s’exprime, et que les lecteurs réagissent.

Nous répondrons que, lorsqu’on réagit, on est toujours bête ; qu’on se laisse aller, grâce au sortilège du pseudo, à toute la fange qu’on finit toujours pas trouver en soi-même quand on a décidé qu’elle était son fond.

Baudelaire : pour parler d’un poème, il faut écrire un autre poème.

En notre âge de foule où rien n’est meilleur que d’être soi, et de se réchauffer à quelques uns de notre obscurité, à l’écart de la lumière glaciale de la place publique, je propose à quelques uns, et tant pis s’ils sont rares, de ne répondre à chacun de mes articles que par un autre article ; à mes travaux d’écriture, que par des travaux d’écriture dont le seul souci sera de tenter de bien dire, et, pourquoi pas ?  de bien penser. Point de réponse : il n’y a rien à répondre à ce que je dis ; ce que je dis n’est pas assez sérieux pour qu’on y réponde, voyons ! Mais qu’on fasse, à son tour, son exercice d’écriture, voilà un loisir raffiné, n’est-ce pas ?

Le magasin le mérite. Le grand magasin du monde mérite qu’on lui paye, quelquefois, l’article.

Dans notre égalité, j’ai seulement un avantage :  je vous propose les articles. Distinguons, si vous le voulez bien, entre les articles du jour, entendez ceux qu’on nous vante comme frappés au coin de la nouveauté, ou de ce qu’on appelle (et qui ferait un excellent article du jour) l’actualité ; il peut s’agir d’un livre, d’un homme, ou encore d’un mot de la saison ;  les articles de brocante, entendez justement ceux que nous avons loisir d’aller chercher dans le passé, proche ou lointain ; et les articles maison, où votre partenaire tentera de vous communiquer des morceaux de ses productions personnelles. Dans chacune de ces rubriques, il vous est proposé, comme dans ces concours de poèmes qu’on faisait dans les temps reculés, de vous essayer à l’exercice d’écriture ; quant à l’article maison, il vous est chaleureusement proposé d’y exposer les vôtres, si cela vous chante. Encore une fois, il est bon d’être seul à plusieurs ; c’est même réjouissant ! Nul besoin de faire la tête, comme d’histrioniques baudelaires.

Une seule rubrique vous sera fermée : il s’agit d’un petit travail que je commence sur un peintre de mes amis, et son œuvre si profonde, si vraie et si discrète que j’ai envie de vous en parler. Pour le moment, je l’appelle le peintre. J’ai pensé que cela pourrait être étonnant, de composer petit à petit, sur la toile trop éclairée d’Internet, un portrait en mots d’un vrai et vieux peintre… comme on n’en fait plus ; un peintre qui fait à l’huile des paysages plein de gestes complexes, de souvenirs pensifs et de questions posées à la toile, à la couleur, au trait et à la surface.

Ah ! J’ai oublié ! Je n’ai pas parlé de communication. J’ai oublié d’évoquer, dans cette présentation, l’Internet comme outil de communication entre les hommes. Pardonnez-moi, lecteur. C’est vrai, c’est le plus massif, le plus considérable des articles du jour. Permettez-moi une confidence : lui, cet article-là, j’ai même envie de l’appeler un article de bazar !