Roko est à Paris. C’est la première fois qu’il vient et c’est un monde étrange pour lui. Il vient voir Abdul Wahid Al Nour, le président de son mouvement, le SLM (Mouvement de Libération du Soudan fondé en 1992 à l’université de Khartoum par des gens de toutes les régions du pays et dont l’objectif est un Soudan fédéral, démocratique et laïc au sens d’une séparation de la religion et de l’État).
Roko est un homme rude qui sait les choses simples, le goût et le respect de la vie, la chaleur des relations humaines, l’assurance que tous les hommes sont égaux en droits et que, même s’ils ne les aiment pas tous, il faut pouvoir vivre avec eux, il sait le sens de la liberté à partager et surtout la fureur, la chaleur et l’enivrement des combats en son nom. Pour moi, Roko c’est d’abord le commandant du SLA (armée de libération du Soudan) qui m’avait fait accompagner dans un long périple clandestin jusqu’aux confins du Djebel Mara au Darfour et qui me protégeait de loin ; c’est grâce à lui que j’ai pu témoigner avec deux journalistes de France 2 et hors du contrôle des autorités assassines des charniers, des villages brûlés, des bombardements soudanais sur sa propre population, grâce à lui que j’ai pu rencontrer des populations martyres et abandonnées du reste du monde. Roko est à Paris et Paris s’en fout évidemment, son temps est ultra court et il voudrait aussi revoir Bernard-Henri Lévy qui avait vécu là-bas et avec lui la même expérience que moi dans les mêmes conditions difficiles ; il n’est pas homme à négliger un combat pour la liberté. Il arrive en pleine réunion éditoriale de « La Règle du jeu », une vingtaine de personnes travaillent. Il a salué chacun individuellement. Bernard et Roko s’embrassent longuement, l’amitié a un sens pour eux deux. BHL connaît le sens de la fraternité du commandant pour ses hommes comme pour ceux qu’il défend au Darfour et ailleurs au Soudan ; il dira « Roko et ses frères » !
Voilà pour l’émotionnel.
Le comité de rédaction, dont les membres sont tous plus brillants les uns que les autres, est avide d’informations. D’abord un résumé de l’Histoire : le Soudan est le fruit d’un fait colonial turco-égyptien (1821) qui va tomber dans le giron britannique lors du rachat des actions du canal de Suez et de la création du protectorat. Le Darfour qui avait résisté à la colonisation n’y sera intégré qu’en 1916, lorsque le dernier sultan prend parti pour la Turquie plutôt que pour l’Angleterre qui lui parait menaçante, il y perd son royaume et la vie. L’indépendance de ce nouveau pays est acquise en 1956. En 1984, lors de la sécheresse et à l’occasion de manœuvres électorales, la Libye organise les premières milices arabes, une partie de l’eau qui l’alimente vient du Djebel Mara. En 1989, le Général El Bechir et les islamistes prennent le pouvoir par les armes. Ils relancent une guerre dans le Sud, peuplé essentiellement de chrétiens et d’animistes (ancien réservoir d’esclaves) qu’ils appellent Djihad, et qui dure 20 ans, à laquelle participe très activement le chef du JEM (mouvement pour la justice et l’équité), mouvement de rébellion islamiste du Darfour. Ce conflit fait, dans l’indifférence générale, plus de 2 millions de morts. C’est dans le Sud que sont le pétrole et la gomme arabique (1er producteur mondial) essentielle aux industries pharmaceutiques et alimentaires.
Le pétrole peut provoquer la guerre mais aussi imposer la paix indispensable à son exploitation; l’ accord est signé en 2005, le « comprehensive peace agreement » qui fait de John Garang le charismatique chef du SPLM (mouvement de libération populaire du Soudan) un vice-président soudanais qui meurt dans un opportun accident aérien au vingt-septième jour de sa vice présidence et qui prévoit un référendum d’autodétermination pour 2011. Mais c’est un rêve que d’imaginer que le Nord va laisser le Sud et ses ressources se libérer de sa tutelle ; d’ailleurs les troubles ont repris avec leurs cortèges de morts et de réfugiés.
Cet accord est d’autant plus important pour Khartoum que la rébellion a commencé au Darfour avec un acmé des horreure en 2003-2004 ; là-bas tout le monde est musulman mais ce sont des Africains alors que ceux qui sont au pouvoir se disent Arabes comme certaines tribus nomades qui seront instrumentalisées par le pouvoir : ils deviennent les sinistres djandjawids. Les villages sont bombardés et détruits (certains ont avancé le chiffre de 75 à 80%), les populations massacrées et ceux qui en réchappent s’entassent dans des camps, leurs terres sont données à des immigrants dits arabes du Tchad, du Mali, de Mauritanie et surtout du Niger. Le viol est érigé en arme de guerre. L’ONU annonçait il y a un an 300.000 morts et 2,7 millions de déplacés et réfugiés enregistrés. La communauté internationale a promis en 2007, 26000 hommes (sans vrai mandat de protection) pour un territoire grand comme la France et dont la moitié n’est toujours pas arrivée ; elle a, par contre, déployé la plus grande opération humanitaire de tous les temps et, parallèlement, tente par tous les moyens d’amener les victimes à la négociation avec leurs bourreaux et ceci sous les bombes et même quand Béchir est sous mandat d’arrêt international. L’humanitaire en cache-sexe du politique. Si Béchir veut un cessez-le-feu, il lui suffit d’arrêter ses troupes et ses bombardements.
On a récemment vu dans la presse, par les déclarations du chef partant de la mission de l’Union Africaine, que la paix était là. Depuis, il y a eu des combats et des morts (on a parlé de 2500 réfugiés le dernier mois), le gouvernement a lancé un offensive repoussée dans le nord du Darfour et dans le Djebel Mara, le bastion montagneux.
Voilà pour le tableau général.
Les questions fusent, Bernard rappelle que, pour la première fois de sa vie, il vît des rebelles armés payer ce qu’ils achètent et ne pas se nourrir sur la bête ! Il rappelle les discussions sur la démocratie et la laïcité.
Roko répond de sa voix rude assourdie par l’émotion et ne cesse de regretter que personne ne parle l’Arabe pour pouvoir s’exprimer plus librement et avec plus de précision, il trouve son anglais un peu court ; pourtant il fait passer son message et son émotion. Le silence est palpable autour de ses paroles, un écrin de silence jusqu’à ce que l’extinction lente de sa voix provoque de nouvelles questions.
Bien sûr, il est musulman et son Islam est un Islam qui n’est pas d’exclusion et pense que tous peuvent vivre ensemble à défaut de s’aimer. Il n’a pas de leçon d’Islam à recevoir et d’ailleurs les brocards qui recouvrent la Pierre Noire de La Mecque avaient été offerts par le dernier Sultan du Darfour. La croyance est une affaire de cœur, une affaire personnelle.
Non, il n’a rencontré aucun officiel français. Ce n’est pas le rôle d’un militaire, c’est le rôle des politiques. Il est venu pour voir le président du SLM parce qu’il y a beaucoup de problèmes à discuter et des décisions à prendre.
Oui, ils ont repoussé la semaine dernière une importante offensive. Ils n’ont jamais cessé de se battre pour la liberté. Ils n’arrêteront jamais même s’ils n’ont plus que leurs dents pour se défendre.
Non, le SLM ne veut pas une séparation du Darfour même si son histoire est brillante depuis longtemps, depuis le 14ième siècle. Ils étaient d’ailleurs musulmans bien avant ceux qui veulent leur imposer leur vision arabisée du monde. Et d’ailleurs, il sait qu’il défend la liberté pas seulement pour eux mais que c’est une bénédiction pour toute la région et le monde entier, Inch Allah.
Bien sûr, il se sent proche de ses frères du Sud mais il est un militaire et obéit au pouvoir politique et une alliance est à négocier par les politiciens comme ils en ont signé un avec les Nubiens au nord. Il y a bien des mouvements partout au Soudan chez les Beja à l’Est, dans la région du Nil bleu, et ceux qui détiennent le pouvoir à Khartoum ne représentent que 5% de la population. Ils sont racistes et veulent imposer leur vision féodale qui n’a rien à voir ni avec l’Islam ni avec une vision qui peut faire progresser le pays pour tous ses habitants. Ils ne savent que faire souffrir et asservir.
Non, ils ne sont aidés par personne et ils manquent de tout, de vêtements, de chaussures, d’armes et de munitions alors que les mouvements islamistes sont largement financés. Leurs armes sont surtout des armes légères et ils aimeraient bien pouvoir limiter les agressions aériennes. Il manque de véhicules et même d’essence. Ça le gène pour aider les villageois parce qu’il doit, bien sûr, aider les gens quand ils ont besoin ; qu’il n’y a pas grand-chose au Darfour qui pourrait être un pays prospère s’il avait la paix. Mais la paix ce n’est pas la démission et l’asservissement comme la communauté internationale le demande.
Non, les pays africains ne les aident pas parce qu’ils ont peur ou parce que leurs dirigeants sont souvent un club de dictateurs corrompus qui se moquent de la vie de leurs frères. Il n’y a que l’Ouganda, l’Afrique du Sud et le Botswana qui refusent d’accueillir Béchir parce qu’il est sous mandat d’arrêt international. Il est vrai qu’on a entendu que seuls des Noirs sont poursuivis par la Cour Pénale Internationale mais, comme le dit Abdul Wahid Al Nour, la négritude ne doit pas exonérer des responsabilités et d’autre part Béchir nous massacre parce que nous sommes Noirs et qu’il est Arabe !! Est-ce que les valeurs universelles ne seraient que pour certains et pas notamment pour nous ? L’évêque Desmond Tutu avait d’ailleurs bien appelé pour nous.
Non, il n’a aucun contact avec aucun service étranger: ni la CIA, ni le KGB, ni le Mossad. Pourtant il aimerait bien avoir une aide et une formation.
La position d’Obama n’a rien à voir avec son discours. Son envoyé spécial, Scott Gration que j’ai rencontré et qui a rencontré notre Président du SLM a pris les bottes de Natsios, l’ancien envoyé de Bush, qui voulait nous imposer des sanctions si nous n’allions pas à des négociations. On se demande bien ce qu’on pouvait vivre de pire que ce que nous vivions et nous n’avons rien à saisir. En fait, comme il ne pouvait pas imposer de sanctions aux bourreaux, il aurait bien voulu punir les victimes. Le Général Gration va voir gentiment les officiels soudanais poursuivis par le procureur de la Cour Pénale Internationale et passe le reste de son temps à essayer de nous diviser. Finalement, il joue le jeu de Béchir et on se demande bien pourquoi. Obama nous parait au mieux un grand naïf et on espère qu’il va se réveiller. Il est Noir mais le cerveau de tous les hommes a la même couleur. Pourtant s’ils dirigeaient le pays c’est une ère de paix et de prospérité pour tous qui s’ouvrirait. Le jeu de la CIA est incompréhensible.
De quoi il a besoin ? De tout comme il l’a déjà dit, d’argent pour acheter tout ce qui est nécessaire pour ses hommes dont moins de vingt mille ont des armes et la plupart du temps périmées. Un nombre considérable d’hommes voudrait les rejoindre mais ils n’ont pas d’armes et pas de quoi les nourrir ni les vêtir. Toute aide serait la bienvenue y compris l’aide politique pour faire connaître leur calvaire et leurs ambitions, une aide en formation.
Il a remercié chacun pour l’intérêt qui était porté à sa cause en répondant encore à quelques questions (il a six enfants qu’il n’a pas beaucoup vus) et encouragements. Il veut des photos avec Bernard et avec moi que l’on fait sur le pallier. Je le reconduis à son lieu d’hébergement. Il me demande si son message est passé, si ces gens vont pouvoir l’aider et comment surtout il espère que nous nous reverrons encore et qu’il reverra Bernard. Il reprend l’avion demain.