Les médias ont fait de la libération de Khodorkovski un événement planétaire majeur. Et ils ont eu tort ! Ce faisant, ils ont plongé à pieds joints dans le piège tendu par Vladimir Poutine, un de ces traquenards dont les dictatures ont le secret, une énième preuve de la facilité enfantine à manipuler les sociétés démocratiques. Car voilà, pour faire court, Poutine a joué finement : il a gracié Khodorkovski, son ennemi décennal, un homme qu’il a volé, brisé et détruit. Il le sort de son camp de détention situé en Carélie, à la veille des Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi, un événement crucial pour une Russie exprimant la volonté de peser à nouveau dans le concert des Nations. Mais surtout, plus que tout, Poutine, en tsar moderne, fait de Khodorkovski son pantin. Il le prend, l’enferme, le libère, dispose de lui à sa guise, lui demande de faire passer certains messages, lui interdit certaines activités une fois libéré. D’où une idée: c’est bien en liberté que Khodorkovski est le plus facilement contrôlable par le régime russe. Désormais basé à Berlin, l’opinion croit que l’ancien dirigeant de Youkos pourra dire ce qu’il veut, comme il le veut, sur le pouvoir russe. Fini le symbole d’une liberté bafouée ! Envolé le mythe du prisonnier politique que l’on ne peut pas approcher ! Voilà comment Poutine a gagné !
Il fallait écouter Khodorkovski lors de sa conférence de presse. Devant des journalistes avides de scoops et de grandes déclarations, l’ex prisonnier est finalement resté muet. Il n’a rien révélé de ses conditions d’emprisonnement et des modalités de sa libération, se contentant de remercier la diplomatie allemande, les hommes d’affaires suisses et tous ceux qui se sont mobilisés pour le soutenir. Il a expliqué qu’il y avait des situations pires que la sienne, qu’il ne fallait surtout pas boycotter les JO à venir et qu’il ne s’engagerait pas en politique. A contre-courant du puissant texte « Ten Years a prisonner » qu’il avait signé le 24 octobre 2013 dans le New York Times[1], l’ancien homme d’affaires s’est enfermé dans une langue de bois que l’on n’attendait pas, prétextant le choc consécutif à sa libération ainsi que la nécessité de se poser pour pouvoir réfléchir à sa nouvelle situation. Cela aurait pu se comprendre si ce n’est que Khodorkovski a eu dix longues années d’internement, souvent autarciques d’ailleurs, pour réfléchir à sa situation, penser à Poutine et à une forme de vengeance.
Vengeance, oui, c’est bien le mot! Car comment envisager sérieusement qu’un pur produit du Parti Communiste russe, de surcroît élève brillant, businessman rusé mais surtout requin des affaires n’ait pas, au fond de lui, l’envie d’utiliser son aura, sa puissance et ses réseaux pour, au minimum, gêner Vladimir Poutine ? Se peut-il que l’on croupisse aux confins de l’Etat russe, que l’on y mûrisse des plans post-libération et qu’une fois libre on décide soudainement de rien faire de son indépendance retrouvée ?
Ne soyons pas dupes ! Si Mikhail Khodorkovski n’a rien dit sur Poutine lors de sa conférence de presse hormis quelques banalités, c’est qu’il en a été empêché. Sa libération fut très certainement conditionnée. Pas de vagues, pas d’engagement politique classique sous la forme d’un parti, pas de retour aux affaires. Tels furent sûrement les termes du deal conduisant à la libération.
L’avenir dira si Khodorkovski respectera les promesses de bonne conduite faites à Poutine et exprimées dans une lettre à son endroit. C’est malheureusement hautement probable. Car, désormais, l’ex dirigeant de Youkos expérimente ce que vivent quotidiennement des millions de russes : les pressions, la censure, l’autocensure… Et pour rendre le tableau encore plus sombre, Khodorkovski, qui n’est pas né de la dernière pluie, doit certainement penser à ce qui pourrait lui arriver s’il dévie du droit chemin. Un destin à la Alexandre Litvinenko par exemple, empoisonné au polonium 210 dans des conditions troubles…
[1] http://www.nytimes.com/2013/10/25/opinion/international/ten-years-a-prisoner.html?pagewanted=3&_r=1