Le dernier ouvrage de Stephen Hawking, New Answers to the Ultimate Questions of Life, va bientôt sortir dans le monde entier, ou plus exactement dans tout l’univers. Dans un article de Libération, daté du 16 septembre 2010, Sylvestre Huet, relève le ridicule de ce livre qui tend à prouver que finalement, tout bien réfléchi, Dieu n’existe pas. Pour Stephen Hawking, qui avait écrit le contraire il y a vingt ans, Dieu ne fait pas le poids contre les lois de la physique. Ce qui, en réalité, pose un problème dans ce genre d’affaire, ce ne sont pas les lois de la physique, mais la physique elle-même, c’est-à-dire ce que, sous le nom précisément de « physique », l’être humain abrite de théories scientifiques issues de son cerveau, de sa capacité à raisonner. On a toujours voulu, dans les siècles, et que cela émane des théologiens ou des physiciens, des chimistes, parfois des biologistes, rapprocher la science de la religion et la religion de la science. Il s’agissait de trouver une cohérence entre la mise en équations du monde et la présence possible de Dieu.

Mais c’est, sans doute, aller déjà beaucoup trop loin. Car ce qui fascine, lorsqu’on s’intéresse à la physique, c’est de voir à quel point, au final, elle exerce son génie sur n’importe quoi, ou plutôt sur ses sempiternelles erreurs. Il n’est pas question de lui dénier son utilité, ses avancées, ses applications, ni ses faramineuses réussites. Mais ses succès reposent sur une vision d’un monde qui, par définition, restera dans sa concrétude à jamais mille milliards de fois plus complexe que nos théories, plus infini que notre capacité à saisir le réel. Le réel, on pourrait précisément le définir, si on le voulait, comme ce qui échappe incessamment à l’esprit. A l’esprit humain et à ses bornes, à ses limites, à ses subtilités pourtant vertigineuses. La physique parvient à faire des trouvailles, à permettre des inventions, et parfois à proposer des modèles qui bizarrement se trouvent satisfaisants. Cependant, même si la théorie de la relativité générale, pour donner un exemple célèbre, semble avoir entériné, pour longtemps (mais « longtemps » ne signifie rien d’autre que « jusqu’à la prochaine fois ») l’idée que toute masse modifie l’espace-temps alentour en le courbant, et même si nous avons pu expérimentalement constater la validité de cette explication, à aucun moment il n’est possible d’affirmer que cela correspond, que cela se confond, que cela est la réalité.

La physique fonctionne dans deux sens. Le premier sens va de la théorie vers l’expérimentation, l’autre en sens inverse, de l’expérimentation vers la théorie. Reste une troisième modalité, qui est celle de l’accident. Un accident peut être lui-même théorique (c’est en général une conséquence inattendue d’une théorie amorcée pour d’autres raisons ; par exemple, l’équivalence masse-énergie de la formule E = mc2 n’était pas « prévue » au départ) mais le plus souvent les accidents sont expérimentaux (découverte du rayonnement de corps noir, ou du rayonnement fossile à 2,8 degrés K, etc.).

Dans le premier sens, théorie vers expérimentation, c’est le cerveau humain, habitué à un formalisme mathématique répertorié, ancestral, pratique, puissant, séduisant qui mouline et fabrique, loin du réel, à partir d’autres théories, de théories précédentes qu’il s’agit soit de détruire soit d’améliorer (on détruit souvent en voulant améliorer, en physique), qui mouline et fabrique, donc, des constructions mentales, intellectuelles, « abstraites » pour expliquer telle ou telle caractéristique de l’univers. C’est-à-dire, pour tenter de lever le voile sur une particularité structurelle de la réalité. Lorsqu’on s’arrête quelques secondes pour réfléchir à cela, on est pris par une sorte de vertige : cela paraît fou d’entreprendre pareil projet. Fou pour plusieurs raisons à vrai dire. D’abord, cela part du principe, déjà immédiatement contestable, que le langage mathématique est digne de représenter la complexité faramineuse à laquelle l’esprit humain entend la soumettre. Cela part du principe que le formalisme découvert et proposé dans l’Antiquité, et sur lequel nul n’est jamais revenu, est satisfaisant pour traduire le fouillis universel. Cela apparaît contestable en tous points, puisque tout formalisme, aussi puissant soit-il, aussi fulgurant apparaît-il, et aussi efficace semble-t-il, contient en lui-même ses propres limitations. Tout formalisme choisi contient à la fois la liberté qu’il permet et la prison qu’il implique. Un formalisme produit les réflexes logiques, cognitifs, déductifs propres à ce formalisme. Un formalisme influence forcément notre manière de penser, puisque cette pensée est assujettie aussi (pas seulement mais aussi) qu’elle le veuille ou non, à ce jeu formel, dans une langue qu’elle s’est choisie, et qui lui permet de jouer, intellectuellement, avec des symboles, des concepts qu’elle a inventé de toutes pièces de manière arbitraire. Je ne dis pas : de la manière la plus arbitraire : les mathématiques auxquelles l’humanité a fini par aboutir sont sans doute les plus proches de la nature même de notre intelligence, de son mode, de sa pente. Mais il est bien évident que nos mathématiques n’étaient pas les seules possibles, ni dans leur formalisme, ni dans leurs réflexes bien établis d’hypothético-déductivité. Cela aurait pu se passer autrement. D’une manière plus folle, moins folle, plus sage, moins sage : mais autrement, mais différemment. Certes, la ligne droite était une invention pratique et, qui plus est, correspondait à l’horizon sur la mer, quand le soleil, de son côté, nous apportait sur un plateau l’idée du cercle, et même du disque. Nous n’allions pas faire sans. Et une des difficultés des mathématiques reste évidemment ce mélange perpétuel, sorte de péché originel, entre le formalisme pur et l’expérience humaine. Il y a, à la base de toute mathématique, un noyau dur indémontrable, humain trop humain, que Gödel a d’ailleurs prouvé une fois pour toutes, et qui fait de cette science, de cette matière, quelque chose que son essence même refuse de toutes ses forces : une bâtarde.

Les mathématiques ne supportent pas qu’on leur rappelle cette évidence qu’elles ont couché jadis, et qu’elles continueront à coucher avec la réalité. Avec les « choses ». Et surtout, avec les humains. Les mathématiques sont la seule activité humaine qui ne supporte pas d’être une activité humaine. C’est une activité exercée par des humains, mais les humains qui exercent cette activité passent leur carrière, passent leur vie à tenter de rendre absolument in-humaine, ou plutôt a-humaine cette activité. Ce qui mine les mathématiciens, ce sont deux choses. La première, c’est que les mathématiques puissent devoir quelque chose à la nature, aux océans, au soleil, qu’elles aient autrement dit un fondement sensible. Mais ce n’est pas tout. La deuxième chose qui les mine, c’est qu’elles puissent n’être fondées que par l’esprit humain, qu’elles habitent dedans, qu’elles ne sont pas là de toute éternité, indépendantes de notre présence dans l’univers. C’est assez présomptueux de penser qu’une logique puisse être extérieure, immuablement, de l’organe qui a inventé la logique. La logique est humaine, les implications logiques sont, avec le rire, le propre de l’homme. Et une pomme qui tombe est un événement humain dès lors qu’il est décrit avec cet appareil si pauvre et si génial, si minable et si élaboré, si désemparé et si puissant, si rustique et si perfectionné, qu’est l’entendement humain.

Quand on entend les scientifiques dire que l’univers « obéit à une logique » (et c’est normal que les scientifiques pensent cela, puisque la science n’est possible que par appui sur cette pensée), ils ont raison : c’est pourquoi ils « découvrent » des lois dans la nature qui se soumettent assez volontiers à des modèles mathématiques. Mais voilà : tout ce qui n’est pas régulé par la moindre logique échappe à la science, elle ne peut en rendre compte, mais surtout elle ne peut le voir, elle ne peut l’appréhender ; tous les phénomènes régis par d’autres logiques que la logique mathématique, biologique, chimique, scientifique sont comme invisibles à l’esprit humain.

Car dans le deuxième sens, de l’expérimentation vers la théorie, de l’observation plutôt vers la théorie, on ne fait rien d’autre, toujours, que poser une attention hyperhumaine sur la vie des choses et l’insondable réalité qui nous entoure.

Il ne faut pas s’étonner que les théories cosmologiques soient de plus en plus complexes. De plus en plus compliquées. De plus en plus élaborées. Simplement, elles ne sont pas plus vraies ni plus en adéquation avec la réalité que leurs sœurs d’il y a deux siècles. Ce qui est moins rudimentaire, c’est l’appareil théorique. C’est la subtilité scientifique qui a explosé parce que des esprits, parce que des cerveaux de mieux en mieux rompus à la manipulation intellectuelle de concepts de plus en plus abstraits savent chaque jour davantage rivaliser d’intelligence, d’ingéniosité, de théoricité, de mathématicité. Mais cette subtilité sans cesse plus poussée, cette technicité et cette imaginitivité de plus en plus virtuoses nous renseignent au vrai bien davantage sur la structure de l’esprit humain que sur la structure du monde.

L’univers se moque des théories, il ne les refuse ni ne les accepte, il y est indifférent parce qu’il sait qu’elles se trompent. Elles possèdent une vérité interne, parfois partiellement vérifiables lors d’expériences tout aussi humaines que les théories qui les sous-tendent et les appellent. Dès que nous quittons les expériences et les théories à l’échelle humaine, force est de reconnaître que la communauté scientifique est totalement divisée. Tout est possible et son contraire. Aujourd’hui, par exemple, la théorie des cordes fait florès, et ses adversaires tout autant. Un physicien vient même, cet été, de publier des travaux visant à « prouver » que la gravitation n’est qu’une illusion (une variable mathématique ?).

Lorsque les physiciens nous expliquent, par exemple, que les concepts inventés par eux pour décrire notre monde trouvent sont incapables de dépasser le mur de Planck, à savoir « 10 puissance moins 43 » secondes après le big-bang, nous voyons à quel point nous nous situons déjà dans une manière de folie. Car un jour, un esprit humain viendra « démontrer » que le big bang était une évidente fausse piste (et il le « prouvera ») et par conséquent, la phrase que vous venez de lire n’aura aucun sens ; car qui nous dit que les « secondes » ont un sens, et que les puissances mathématiques ont un sens, et surtout que le commencement et la fin ont des sens. Le vocabulaire que nous utilisons, de même que les termes et les signes mathématiques élaborés pour décrire l’univers, conditionnent à tel point notre pensée qu’il est fortement possible que la mise en équation du monde soit tout bonnement impossible pour de simples problèmes de langage.

Si le mot « origine » n’existait pas, on ne rechercherait pas une origine à l’univers. Et si le mot origine existe, c’est parce que les humains, à leur échelle humaine, en ont eu besoin. Qui nous dit que nous pouvons « penser » en dehors de l’échelle humaine ? Qui nous permet de croire que l’infiniment petit et l’infiniment grand sont accessibles, là où les mots humains n’ont plus prise, à une pensée contaminée à jamais par un vocabulaire et un formalisme empruntés aux habitudes de l’échelle humaine ? Il faudrait s’extraire de toute humanitude pour penser ces échelles dont les concepts échappent sûrement à ceux dans lesquels nous sommes enfermés. Les théories les plus audacieuses sont toujours prisonnières de l’audace, car même l’audace n’est qu’humaine. Dans cette prison, où l’humilité semble vouloir l’emporter, peut résider notre grandeur. La noblesse de la science, et de la physique, réside précisément dans sa volonté de vouloir longtemps encore se tromper. Et d’adorer cela.

7 Commentaires

  1. Bonjour,

    L’esprit a sans doute une histoire, mais il n’y a pas d’histoire de l’esprit.
    Vous êtes invité à visiter mon blog (fermaton.over-blog.com), le code d’Einstein. C’est une théorie mathématique de la conscience humaine.

    Cordialement

    Clovis Simard

  2. Avant de prouver ou chercher une chose, on doit la définir.
    Chacun de nous perçois dieu selon ses convictions personnelles, religieuses, culturelles…..
    Dans la science, il faut bien définir « lequel des dieux » qu’on veut prouver sa compatibilité avec les lois de la physique. C’est possible que le dieu selon la conception de Stephen Hawking et scientifiquement parlant n’existe pas. Ce n’est pas une conclusion absolue.
    La question qu’on doit se poser : Dieu est’il définissable ?

  3. Rien à dire contre ce texte qui, étonnamment de la part de Moix, relève d’une grande pertinence. Mais alors que dire du concept « Dieu », invention purement humaine, trop humaine. Sans parler des livres « révélés » écrits par des hommes pour des hommes au mépris du réel. Au moins les mathématiques, les sciences en général, sont évolutives, alors que les religions stagnent dans leurs postulats inébranlables. Par ailleurs, on n’a jamais fait la guerre au nom des mathématiques ! A tout prendre, l’esprit humain, s’il ne peut sortir de sa condition et tout imparfait qu’il soit, s’invente grâce aux maths une musique cosmique et poétique sans barrière raciale ni ethnique (et qui plus est fort utile au quotidien).

  4. Moi les humains je les trouve droles. Par exemple, ils font preuve d’humilite devant Dieu, mais ils utilisent des termes comme « Parole divine », qui deja sous entendent que Dieu est relativement humain, ce qui parait presomptueux.
    Donc l’exercice du jour est : classer les 4 paires de mots suivantes par ordre de debilite :
    1-parole divine
    2-parole cephalopode
    3-miaulement divin
    4-flatulence divine

  5. Monsieur Stephen Hawking, la sagesse chinoise nous rappelle que le lieu le plus sombre est… sous la lampe (lemonde. 01/11/10).
    Vous devriez vous éloigner un peu. Ce que vous n’avez pas trouvé, (ayez la modestie de penser que) cela existe peut-être.

  6. Alors ça ! Sur le séant et plein d’émoi
    Laisse l’océan de lumière de MOIX!!!
    Encore! Encore! Encore! Encore!
    Quand la RDJ plane à de telles hauteurs, je souscris, j’agrée, je plébiscite en un mot j’approuve.
    Lorsque l’Humain croit en lui-même, il fait bien.
    Lorsqu’il est sur de lui, il a tord.
    Lorsque cet humain qui est sûr de lui est un scientifique, il est à lui seul une catastrophe ambulante, il est un criminel «  » entrainant la mort spirituelle avec intention de la donner » ».

    Signé d’un cherchant tout ce qu’il y a de scientifique
    PS c’est vraiment de vous ce manifeste? Vous mêritez que l’on vous nomme Docteur Honoris Cosae en Big Bang Intello-Spirituel.