1. L’appartement de Chris et Judith — 9 juillet 2006 — 22 h 28
Temps lourd et orageux. Le salon de Chris et de Judith, sa longue table pour les repas et ses canapés blancs immaculés. Une élégance banale et presque rustique au milieu de la ville.
Le dîner marque le début de l’été et rassemble les quatre amis, avant la pause qui les séparera pour quelques semaines.
PAUL : On est bien chez vous. Vraiment. Un peu trop Elle Déco, mais on est bien.
Paul manipule des objets, il les soulève, les soupèse et les repose. On aperçoit Albertine, de dos, dans un fauteuil à bascule, un texte (un script ?) à la main.
CHRIS, depuis la cuisine : Je vais donc poivrer, ma femme m’a demandé de poivrer.
JUDITH, depuis la cuisine, elle aussi, alors que Paul se jette de tout son long sur l’un des canapés : Et tu n’oublieras pas de saler. On voit Chris entrer dans le salon, un poivrier démesuré à la main et venir chercher son téléphone sur la table. En cuisine aussi, tufais ça très bien, mettre ton petit grain de sel !
PAUL : Piquant ! Acidulé ! Qu’est-ce qu’on mange ?
JUDITH, faisant irruption dans le salon, le nez dans le faitout qu’elle leur présente : Poule au pot. Elle repart dans la cuisine.
ALBERTINE : Je dois me sentir visée ?
CHRIS, à Albertine : J’ai toujours salué ta grande acuité de jugement, ta suprême lucidité… Il est plongé dans son téléphone et lit ses messages… et ton goût du calembour douteux. Regarde, on a un problème avec le pot… enfin le Paul. Il fait un signe distrait en direction de Paul.
ALBERTINE, de façon appuyée, comme un texte qu’elle
déclamerait : Mon ange, tu es merveilleux dans ce décor, tu lui ajoutes une grâce très alanguie, mais tu pourrais quand même venir en renfort à la cuisine, non ?… Tu ferais pas ça pour la poule ?… Elle se lève et se dirige vers la cuisine.
Paul (grognement) : Hum ?!!!
CHRIS, s’avançant vers Paul, lui chiffonnant les cheveux d’une main et tenant un verre et une bouteille de son autre main : Un petit moment d’abattement, un air de mélancolie ? Que se passe-t-il, mon vieil ami ?… Tu sembles désespéré alors que l’époque t’offre toute la matière dont peuvent rêver les hommes de ta profession… Bois plutôt un verre. Tiens, du Peybonhomme. Ça va te requinquer et tu verras à nouveau la vie du bon côté… Il respire les effluves de son vin. On appelle ce principe de viticulture la biodynamie. Sens-moi ça. Il lui met le verre sous le nez. Absence totale de soufre. Tête légère au réveil. Teint depêche. Souvenirs frais.
ALBERTINE, revenue de la cuisine avec une panière de pain qu’elle pose sur la table : Cette primaire, ça le fout par terre. Tu as raison, Chris, quand on suit la gauche pour un canard, c’est du pain bénit. Les candidats à la candidature à présenter, les programmes à scanner, les stratégies à démonter, les alliances à décrypter… Du pain sur la planche, je te dis. Une immense comédie, comme je les aime.
CHRIS, alors que Paul fourre sa tête dans les coussins : Beaucoup plus excitant que le candidat unique du parti unique. On est en démocratie, même chez tes copains de gauche… Rassurant, vieux, tout ça est rassurant.
PAUL, tournant la tête sur le côté et se redressant légèrement : Moi, j’aime les trucs carrés. Entre Fabius et son « non » hypocrite à l’Europe et Strauss-Kahn et sa social-démocratie réaliste et tempérée, putain, il y a tout de même un monde ? Il s’assoit et prend le verre que Chris a posé près de lui.
CHRIS, allant s’installer à la table : Pas un monde, camarade, mais une femme. Il manipule le poivrier géant. Et quelle femme ! Judith entre dans le salon et s’installe à table elle aussi. Nouveau sourire joliment carnassier, nouvelle doctrine, nouveau style.
JUDITH : Vous la voyez depuis plus de vingt ans et vous lui trouvez encore de la fraîcheur ! Vous êtes parfaits et elle, elle a drôlement bien réussi son coup ! On parle de son côté madone, de son petit air virginal. En fait, votre Ségolène, elle s’est juste refait une virginité, reconstitué un hymen politique, offert une dentition et une mâchoire de rêve…
CHRIS, qui maintenant tapote sur son téléphone portable : Pas seulement…
JUDITH : Ah oui, elle s’est aussi offert une pensée postmoderne facile à vendre et à ingurgiter. Je crois que je vais m’extasier avec vous et crier au miracle. Elle joint ses mains en signe de reddition mystique totale.
ALBERTINE, reprenant le chemin de son fauteuil à bascule : Judith, je croyais que ton parti, c’était celui des femmes ? Et puis la démocratie participative, ça, c’est vraiment un truc nouveau !
JUDITH : La démocratie participative ! Le nouveau jeu pour les gosses, oui : on dirait qu’on pose une question et qu’on en débat. Puis on dirait que le candidat se calerait sur la position majoritaire. Toi, Paul, ça te suffit ? Tu as envie de faire une partie ?
PAUL, se levant pour aller se poster à la fenêtre : Tu sais bien que ce n’est pas du tout ma ligne, mais tu esquives la question d’Albertine…
JUDITH : Non, non, je n’esquive rien du tout : le premier droit des femmes, c’est celui d’être connes, aussi bêtement et sottement connes que certains hommes sont autorisés à être crétins. Même en politique, surtout en politique, l’égalité doit commencer dans la médiocrité. Et du coup, cette candidate a toute sa place dans la campagne.
CHRIS : C’est toi, vieux, qui en profites pour ne pas donner ton avis.
PAUL : Parce qu’il est évident. Moi, je veux du clair, du franc, du pragmatique, une gauche pour notre époque, une gauche moderne et européenne !
CHRIS, qui se lève pour resservir du vin à Paul : Et tu la qualifies comment, au juste, ta gauche moderne ?
PAUL, buvant le verre d’une seule traite : Tu ne vas pas jouer à ça, Chris ? Tout est dans tout et vice-versa. Il y a du bon ici, et puis du bon là. Ce qu’il faut, c’est regarder au cas par cas…
CHRIS : Je n’ai pas d’avis. À part pour ce vin qui est décidément très bon, n’est-ce pas ? Je ne suis qu’un interprète de l’opinion. Et cette chère opinion, entre la gauche et la droite, elle a de plus en plus de mal à faire la différence.
JUDITH : Tu ne peux pas dire un truc pareil… Viens Paul, on passe tous à table. La droite, quand on est de gauche, on la reconnaît, à cent pas.
CHRIS, pendant que Paul s’assoit en faisant bien grincer sa chaise sur le parquet : Le problème, il est plutôt à gauche. Commenttu la décris, la gauche aujourd’hui ?
ALBERTINE : Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a de nombreux visages.
CHRIS : Qui sont autant de clients pour moi. Tous aux aguets.Tremblant de connaître les inclinations des Français, leurs principales préoccupations, les thèmes de campagne qui les mobiliseraient. Buvons à cela, les copains. À ce marché en perpétuelle expansion qui assure notre prospérité, occupe nos journées, finance nos belles vacances et rend tout ce bouillonnement délicieusement excitant.
PAUL : Chris, ton cynisme me débecte. Professionnellement, je devrais trouver la situation idéale, moi aussi. Pour le journal, plus il y aura de suspense, mieux on vendra, d’accord. Judith se lève pour aller chercher sa poule au pot. Sauf que moi, vieux, j’aime croire que je suis autre chose que mon métier. Et que je peux raisonner autrement que selon mon petit intérêt.
CHRIS : J’avais oublié qu’à gauche, on aimait l’autre plus qu’on ne s’aime soi-même.
ALBERTINE : Moi, pendant mes études, j’ai toujours entendu dire qu’au XXe siècle, on avait justifié les pires horreurs par le bien-être de l’humanité…
PAUL : La voilà, hein, la belle leçon dont on vous bourre le crâne. C’est ça, la nouvelle morale, la nouvelle vulgate. On vous explique que c’est suspect de s’intéresser aux autres, qu’il vaut mieux avoir les yeux bien rivés sur son petit nombril, écouter ses désirs, suivre ses envies, être soi, hein ? Surtout, mec, oublie pas d’être toi-même. Et toi, la meuf, reste bien comme t’es, surtout change pas : sensibilité, intuition, supériorité en matière de déco et talent inné pour la cuisine et les bébés. Et, à la fin des fins, les gars, à quoi ça sert tout ça ? À en vouloir toujours plus et à toujours vous ramener au centre névralgique du monde d’aujourd’hui : la putain de place du marché… Un temps… Ce n’est pas ton premier réflexe, Chris, de penser à ta petite entreprise ?
CHRIS : Allez, mon pote, cesse d’être aussi trivial.
PAUL : C’est qui le plus trivial des deux, moi, tout d’un bloc, ou toi, avec tes classifications à deux balles ? Il boit son verre d’un seul trait et se lève de table pour retourner à la fenêtre.
JUDITH : Eh, viens-là, Paul. Assieds-toi.
CHRIS : Tu es vraiment à cran. On ne peut plus plaisanter avec toi.
PAUL, qui se retourne vers la tablée : Tout au contraire ! Vive les congés payés et l’Île de Ré. Là-bas au moins, je serai en territoire amical.
JUDITH : Bon, j’allume quand même la télé. Je n’ai rien entendu dans la rue, pas un bruit. On a dû perdre.
CHRIS : Dommage, gagner, c’était la possibilité de recréer du collectif. On aurait pu retrouver le sens de la fête, un peu de fierté. On aurait pu se regarder à nouveau dans le beau miroir de notre narcissisme.
PAUL : Parle pour toi…
JUDITH, réglant le poste et le mettant sur la bonne chaîne : Simuler, tu veux dire, jouer cette fois encore à la France Black-Blanc-Beur. La farce de l’unité nationale, comme en 98 !
ALBERTINE : Jusque-là, je n’avais pas capté, mais c’est vachement intello, le foot !
2. L’appartement de Chris et Judith — 9 juillet 2006 — 23 h 51
Les mêmes, passés sur les canapés, autour d’un verre. Du cognac sur deux tables d’appoint près de Chris et Paul. Après le mouvement, l’assagissement.
PAUL : Moi, je l’aimais bien cette équipe, j’avais envie qu’elle gagne. Elle ouvrait des perspectives, elle parlait d’un lendemain possible, de pluralité, de diversité. Merde, quoi, Zidane, Ribéry, Domenech…
ALBERTINE : Alors, là, je crois que j’ai compris… une vraie équipe de gauche !
PAUL : On a besoin de revenir dans l’histoire, les gars, même siça commence sur un terrain de foot. On a besoin d’une équipe qui rouvre l’avenir collectif, qui permet la réconciliation, l’action, le changement…
CHRIS : Le changement parachevé par la victoire de ton candidat…
ALBERTINE : Ou, s’il a pas le choix, la victoire de sa candidate.
CHRIS : Vous savez que Jospin est encore en embuscade.
PAUL : Donc, tu nous expliques qu’ils ne seraient pas trois mais quatre. Tu veux vraiment que je me tire une balle ce soir.
ALBERTINE : On a aussi parlé de Jack Lang, non ?
Soupir collectif.
JUDITH : En tout cas, Jospin qui revient, c’est bien l’air de déjà-vu dont je vous parlais. On refoule, on refoule, et hop, ça ressort.
CHRIS : Jospin continue à sous-estimer l’effet déplorable de ses déclarations juste après le 21 avril. Soyons clairs, les gars : c’étaient les Français qui ne l’avaient pas compris, d’accord, pas l’inverse.
ALBERTINE : Les Français, ils ne détestent pas qu’on les prenne pour des imbéciles ?
CHRIS : Bien vu.
JUDITH : Bon sang, gagner, c’est recommencer à se mentir, se dire encore une fois qu’on est les meilleurs, qu’on est toujours une grande nation…
CHRIS : Alors, voilà, tu préfères que la gauche perde les élections…
JUDITH : Je parle du match, mon coeur.
PAUL : Merde ! Ne remue pas le couteau dans la plaie. Merde, ce coup de boule !
CHRIS : On croirait presque une question d’honneur, ce coup de boule. Pour Zidane, l’honneur passe avant tout, avant le match, avant la victoire. Moi, je vois bien le parallèle avec les déclarations de Jospin aux journalistes, en 2002, dans l’avion qui l’emmenait à la Réunion. Vous vous souvenez… quand il a sorti que Chirac était usé, vieilli, fatigué. C’était son coup de boule, et lui, Albertine, il a eu son coup de tonnerre un mois plus tard.
PAUL : Merde, ils l’ont sorti !
CHRIS : Ben, ils ont été sortis tous les deux.
JUDITH : Je comprends mieux sa devise maintenant : tu vois,
quand il disait : « On vit ensemble, on meurt ensemble ! »
PAUL : Tu comprends quoi ?
CHRIS : Son goût du paradoxe : en gagnant, on s’englue dans la répétition, on fait encore croire qu’on est les meilleurs comme en 98 et on ne se pose aucune question. En perdant, on se donne une chance de rebondir, d’affronter nos vérités et de revenir dans l’histoire. Tu aurais répondu quelque chose de ce genre, mon amour ?
PAUL : Zidane, c’est le passeur, hein ? Le type qui rompt l’enchantement et qui nous ramène à la réalité.
JUDITH : Un peu, oui. Maintenant, il sera peut-être possible de revenir dans l’histoire.
PAUL : Chez Zidane, on retrouve un peu Strauss-Kahn : on a en même temps le réel et l’histoire.
ALBERTINE : C’est déjà dur une défaite quand il s’agit d’un simple match, alors quand c’est l’avenir de la France qui en dépend, ça devient carrément insoutenable.
3. Un restaurant marocain — 14 septembre 2006 — 13 h 16
Une table pour deux, dans un recoin.
PAUL : Alors, ma belle, cet été étrange ? On l’a commencé sur un coup de boule, et maintenant il se finit sur le mini coup de théâtre de Jospin.
JUDITH, qui feuillette le menu : Tu devrais dire cet étrange hiver, non ? Le mistral était glacial en Provence et le froid polaire à la montagne. Je suis une Méditerranéenne, qu’est-ce que tu veux ? Elle referme le menu. Et toi, Lionel, tu ne l’aurais pas croisé sur ton île atlantique ?
PAUL : Pas une seule fois, non. Mais, comme chaque année, je l’ai vu à l’Université d’été à la Rochelle. J’ai eu droit à quelques minutes en tête-à-tête et pourtant je n’ai rien vu venir. D’habitude, La Rochelle, c’est pratique pour me remettre au boulot. Juste un pont à traverser et je suis replongé dans le bain du parti, jusqu’au cou. Je les ai tous sous la main et, souvent, ça me donne une bonne longueur d’avance.
JUDITH : Alors raconte, Jospin en recours, tu y crois, toi ?
PAUL : Hum…
JUDITH : Moi, j’adore la symbolique de la date : 4 septembre, République en danger. Mais pas de souci, Magic Lionel est là, et en plus, cette fois, il est vraiment prêt à assumer la charge de chef de l’État !
PAUL : Tu vois, ils sont quatre et on ne sait toujours pas qui va émerger… Un temps… Dis-moi, toi, on va s’écarteler combien de temps comme ça ?
JUDITH : Le temps d’oser remettre les choses à plat, tu ne crois pas ? On se refait pas, j’aime bien le temps long. Alors, regarde : en 93, après la débâcle aux législatives, c’est évidemment ce qu’il aurait fallu faire, mettre les choses à plat. On s’est vautré et qu’est-ce qu’on a payé à ce moment-là ? Les affaires, évidemment, l’histoire du prêt de Bérégovoy avec son million de francs, mais au fond, est-ce que ce n’était pas la conversion de la France aux lois du marché alors même qu’elle était gouvernée par les socialistes ?
PAUL : Toi, tu crois qu’il était déjà temps pour l’aggiornamento. C’était drôlement tôt. Mitterrand était encore président.
JUDITH : C’est sûr, ç’aurait eu un air d’inventaire. Mais en 1995, ils ne l’ont pas entamé non plus, cet inventaire. Même si Jospin s’en donnait le droit.
PAUL : Et là-dessus, paf, la victoire de 97, et on est reparti pour un tour.
JUDITH : C’est ça ! On s’est voilé la face encore une fois. On a pensé que, décidément, on était les plus forts. Comme tu dirais, on est la gauche plurielle, oui ou merde ! Et on croit qu’on en met plein la vue alors qu’on ne fait que jeter de la poudre plein les yeux. Tu vois, la gauche française, elle est bien française. Comme son pays, elle est prise dans un éternel recommencement. On refuse la vérité, et, oui, tu as raison, c’est reparti comme en l’an 40.
PAUL : Bon, je vois que tu rodes tes petites théories sur moi. Ça te trotte vraiment dans la tête cette idée de mensonge français qui prend ses racines en mai 40. Dis-moi, avec la rentrée, tu as dû le voir, ton éditeur ?… Simon, c’est ça ? Tu lui as parlé de ton sujet ? Tu as commencé à écrire ?
JUDITH : Rien, le vide, pas une ligne, le grand vide. La page blanche minable, le cliché éculé pour psy de supermarché. Alors, tu vois, j’ai trouvé une excuse débile pour décommander le déjeuner avec le beau Simon… Elle sort son agenda de son sac. Purée, il faut que je le rappelle.
PAUL : Tu ne te sens pas trop seule, Judith ? La solitude, ça nourrit l’impression de vide… Merde, quoi, appelle Simon !… Mais souviens-toi qu’on est quand même là avec Albertine.
JUDITH : Quelle solitude, Paul ? Il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
PAUL : Je suis le mieux placé pour en parler : Chris, c’est un type formidable, un véritable feu follet. Il ne s’arrête jamais. Tout l’intéresse. Comment dire ? Tout le concerne quand, moi, tout me consterne. Il m’épate, ce con. Non, non, il m’épate vraiment. Mais, pour toi…
JUDITH : J’adore, tu sais, ce côté vibrionnant, le fait qu’il ne soit pas seulement concerné en surface par les choses et les gens. Cette envie de connaître, de savoir, et aussi d’aider…
PAUL : J’entends ce que tu me dis, que tu n’es pas seule, c’est ça ? Que vous trouvez du temps l’un pour l’autre, ou plutôt qu’il trouve du temps pour toi, et j’en suis ravi…
JUDITH : Je dis simplement qu’il m’a fallu du recul pour comprendre que ce que tu appelles la solitude est en réalité ma meilleure alliée. Parce que j’y suis habituée et parce qu’elle me fixe des repères simples et familiers.
PAUL : Tu aurais pu m’en parler plus tôt. Il ne faut pas rester comme ça. Pourquoi tu ne m’as pas dit que ses efforts n’avaient pas duré ?
JUDITH : Mais parce qu’ils ont duré, je t’assure.
PAUL : Je ne comprends pas… Tu sais, je le connais. Vingt-deux ans maintenant. C’est comme un faux pli. On croit qu’on s’en est débarrassé en laissant le fer un peu chaud dessus, avec une bonne pattemouille, mais il est toujours là. Voilà, l’hyperactivité, c’est son faux pli.
JUDITH : Et je suis la pattemouille de ta délicieuse métaphore. En plus, la fille abandonnée par le mec débordé que le monde s’arrache parce qu’il est l’oracle, celui qui écoute les Français et saisit dans leurs plus sourdes éructations les pensées les mieux dissimulées.
PAUL : Mais non, évidemment…
JUDITH : En somme, il me trompe avec ces millions de Français dont il sonde les secrets espoirs, les idées en germination et les détestations les plus tripales. C’est bien ça que tu me dis ?
PAUL : Bon, oui, si tu veux, oui, c’est ça…
JUDITH : Tu ne sous-entends rien d’autre ? Vraiment ?
PAUL : Écoute, je ne suis pas un mec sournois.
JUDITH : Hum ?
PAUL : Je suis la loyauté incarnée. L’ami de vingt ans comme une image d’Épinal.
JUDITH : L’ami de plusieurs décennies façon Balladur ?
PAUL : Enfin quoi, on ne parle pas de Chris, mais de toi.
JUDITH : À quoi tu joues, Paul ?
PAUL : Je suis ton ami aussi. Zéro sous-entendu de ma part, je t’assure. Pour qui tu me prends ?
JUDITH : Pour le type que tu es.
PAUL : Qu’est-ce que ça veut dire ?
JUDITH : Rien du tout, je te jure… ou plutôt si, que tu es plus charmant que d’habitude.
PAUL : Arrête, Judith.
JUDITH : Pas d’arrière-pensées, alors ?
PAUL : Je répète : je ne suis pas le salaud que t’imagines.
JUDITH : Évidemment non ! Tu n’es pas un salaud… Bon, bon. Tu n’es pas un salaud.
PAUL : On commande ? J’ai faim.
JUDITH : J’adore ! Devant un couscous, tu as toujours ressemblé au loup de Tex Avery.
4. L’appartement de Paul — 17 décembre 2006 — 08 h 07
Paul est à la fenêtre du salon, debout, de dos. La lumière est éteinte. Dans une main, sa cigarette. Dans l’autre, des jumelles.
PAUL : Merde, quoi ! Ils vont les ouvrir, leurs saletés de rideaux ? C’est le matin, merde. Je n’ai pas fermé l’oeil, encore une fois. Je déteste les rideaux. Ça fait vieux. Ce n’est pas seulement un truc esthétique. Je repense toujours à Mamie : elle n’avait pas de vis-à-vis sur sa place de la Mairie. Et pourtant, à six heures, tous les soirs, elle les tirait, les rideaux… méthodiquement. Ça faisait ce bruit insupportable, un crissement sur les tringles, un truc à la fois sec et interminable. C’était à Levallois, du temps où la ville était communiste. Putain, les mecs, oui, c’était avant Balkany. Les rues avaient des noms d’écrivains ou de révolutionnaires. Voltaire, Anatole France, Jules Guesde, Danton. Dans le parc de la mairie, juste là, devant, il y avait une statue de Louise Michel et Mamie me disait que Mitterrand, ouais, putain, Mitterrand en personne était venu déposer une couronne. Ce jour-là, il l’avait même embrassée, Mamie. Et puis tous les deux, au marché, on faisait les courses avec les ouvriers des usines Citroën et Latécoère qui habitaient des petites bâtisses délabrées. On les a remplacées depuis par ces affreux immeubles de bureaux et ces pseudos constructions de standing avec des terrasses pour les blaireaux. Moi, je vivais à Levallois avec Mamie, et je l’aimais ma grand-mère, sa robe de chambre matelassée, son odeur poudrée — je crois que c’était Femme de Rochas —, j’aimais son café au lait du matin, la ficelle toute dorée qu’elle allait me chercher et que je recouvrais de beurre salé. Mais je détestais ses satanés rideaux. On n’imagine pas, mais il y a des gens qui ferment les volets et les rideaux. Ils font ça à heure fixe. C’est souvent les mêmes que ceux qui mettent une tenture épaisse devant la porte d’entrée. Surtout pas laisser entrer l’oxygène. Vivre dans un caisson. Fréquenter personne. Allez, bande de lâches, arrêtez de vous planquer. Allez, virez-moi ça… Laissez-moi regarder… Dégagez-les vos velours, vos dentelles, vos soieries, je veux savoir ce que vous avez dans le ventre… Tous… Parce que moi aussi, je fais mes petites études maison. Mes petites enquêtes de terrain. C’est comme ça qu’il dit Chris, hein ? Mes petits quali perso. Eh bien, moi aussi, vieux, je les fais, mes petits quali perso…
5. L’appartement de Chris et Judith — 7 janvier 2007 — 21 h 51
Les doigts de Chris dansent sur le clavier de son ordinateur, accompagnés par un concerto de violoncelle qui semble rythmer leur mouvement.
CHRIS : J’ai du mal à comprendre l’irascibilité de Paul en ce moment. Ça l’a tourneboulé, ces histoires de primaire alors que ça aurait dû lui donner de l’entrain, lui inspirer un peu plus de légèreté. Et puis quoi, c’est fini maintenant. Son héraut est défait. Judith, de dos, sur l’un des canapés, est absorbée par la lecture d’un essai.
JUDITH : Oui, Strauss aux oubliettes, il trouve que ce n’est pas seulement injuste mais totalement irresponsable.
CHRIS : Paul est un observateur, lui aussi. Alors qu’il se comporte en banal acteur. Ça m’énerve.
JUDITH : Pas de doute : il est moins contemplatif que toi.
CHRIS, grandiloquent, qui tapote désormais sur les touches de son téléphone : Oui, je suis l’insondable sondeur. Je resteimperturbable. Personne ne devine mes pensées et je ne suissuspect d’aucune allégeance, d’aucune connivence.
JUDITH : Et tu t’en délectes.
CHRIS, éloignant son fauteuil de son minuscule bureau et se tournant légèrement vers Judith : Mais oui, cette formidablecomédie humaine m’enchante, me distrait, me fascine.
JUDITH : La politique comme comédie, c’est ça ?
CHRIS : La politique et ce qui l’entoure comme une immense scène où s’affrontent les passions.
JUDITH : Sauf que tes passions à toi restent inconnues…
CHRIS, en se levant : Sauf que ma seule passion, à part toi, c’est la politique.
JUDITH, s’allongeant sur le canapé, son livre toujours en main : Est-ce que tu as seulement des idées, des croyances ?
CHRIS, en s’avançant vers le canapé : Qu’en penses-tu ?
JUDITH : Parfois, je ne sais plus.
CHRIS, qui contourne le canapé pour y rejoindre Judith : Si, tu sais. Sinon, tu ne serais pas là.
JUDITH : Je suis certaine que tu n’es l’esclave de personne, c’est vrai. J’aime cette liberté. Elle est rare… et fragile.
CHRIS : Mon rôle est simplissime, j’essaye de les orienter chacun sur le chemin de ce qu’ils sont, tout en leur indiquant les points de rencontre avec les Français, avec leurs espérances, leurs volontés, leurs priorités.
JUDITH : Et tu ne crains pas qu’ils se retrouvent tous au même endroit ?
CHRIS : Tout dépend en réalité de leur capacité à eux, politiques, à affirmer leur identité.
JUDITH : Les nuances se font de plus en plus discrètes, les programmes de plus en plus indifférenciés. Ils formatent tous leur discours en fonction des attentes des Français, telles que toi, tu les leur as exposées.
CHRIS : Pas tout à fait. Regarde le fossé entre notre Ségolène nationale et le candidat de la droite.
JUDITH : Question de droitesse et de bravitude.
Rires.
CHRIS : Des débuts sous les meilleurs auspices, tu as raison.
JUDITH : Maintenant, c’est génial, on trouve ça hyper noble ou hyper cool d’être inculte.
CHRIS : Renversement des valeurs, mon coeur.
Il la prend dans ses bras.
JUDITH : Avoue qu’on est bien servi, et des deux côtés.
CHRIS : Mmm… Dis-moi, je pense à un truc : que fait François Hollande ?
JUDITH : Eh bien, il gère le parti, non ? Il n’a pas beaucoup le choix.
CHRIS : Non, ce que je veux dire, c’est : que fait-il chez lui ? Comment a-t-il laissé tout ça déraper ?
JUDITH, avec un mouvement de recul : Tu ne serais pas en train de sous-entendre un truc du genre : « Il ne tient pas son ménage » ?
CHRIS : Sûrement pas !
JUDITH, reprenant son livre : Tu lui as demandé comment il voyait les choses ?
CHRIS : Je ne pose pas de questions, moi. Je laisse cela aux journalistes, à ces petits malins qui font mine d’attendre une réponse et qui l’ont déjà construite dans leur cervelle… Les types comme Paul, pétris de convictions et remplis de certitudes.
JUDITH, se levant et jetant son livre sur le canapé : Elle est belle, l’estime que t’as pour ton meilleur ami…
CHRIS : En tout cas, elle n’a jamais reposé sur son terreau idéologique, et pas davantage sur sa conception de son métier.
JUDITH, devant la bibliothèque, de dos : Tu ne fais jamais confiance à son jugement ? Tu ne partages aucune de ses idées ?
CHRIS : Il n’a pas de jugement. Des idées parfois, un jugement, jamais.
JUDITH : Je ne t’avais jamais vu t’exprimer aussi durement.
CHRIS : L’amitié, c’est aussi ça, mon coeur, une nécessaire lucidité.
JUDITH, s’asseyant sur l’autre canapé, puis s’installant en tailleur : La même lucidité qui sert de fil rouge à ton existence,c’est ça ?
CHRIS : Un peu, oui.
JUDITH : Et qui est donc celui qui, en retour, t’observe avec cette lucidité bienveillante ?
CHRIS : Mais toi, mon amour, évidemment toi… La seule qui ait le goût et l’audace de me pousser dans mes derniers retranchements, de mettre en cause mon aptitude à l’amitié, mon sens de l’équité, l’organisation de ma liberté et ma faculté de juger.
6. L’appartement de Paul — 15 janvier 2007 — 21 h 03
Paul semble concentré, derrière le bar de sa cuisine où il s’affaire.
ALBERTINE, qui crie depuis la pièce voisine : À quelle heure tu leur as dit de venir ?
PAUL : Tôt… Huit heures et demie, pour que Chris ne veille pas trop tard.
ALBERTINE : Mais il est neuf heures.
PAUL : Tant mieux. J’ai du retard dans ma préparation. Je voulais leur en mettre plein la vue et j’en mets plein ma chemise et le carrelage.
ALBERTINE : Tu fais quoi ?
PAUL : Un mole poblano.
ALBERTINE : Un quoi ?
PAUL : Un mole poblano.
Albertine entre dans le salon.
ALBERTINE : J’ai pas encore l’âge d’être sourde. Elle ajuste sa boucle d’oreille ou la bride de sa chaussure. Tu pourrais articuler ?Dans mon métier, on apprend à articuler.
PAUL : Je suis un homme de l’écrit, moi, une espèce d’un autre temps, en voie de disparition. Je n’articule peut-être pas, mais j’ai du vocabulaire, des références, une culture… Et donc, le MO-LE PO-BLA-NO est un plat mexicain typique, du poulet au cacao avec du piment, des graines de courge, un peu de cacahuètes, du citron vert, de l’huile d’olive… et tu passes tous les ingrédients au mixer, avant de masser ton poulet avec, sauf que moi j’en fous partout…
ALBERTINE, qui l’a rejoint : Pourquoi tu t’es lancé dans un truc aussi compliqué ?
PAUL : Je t’ai dit : pour leur en mettre plein la vue.
ALBERTINE : Parce que toi, t’en mets plein la vue à tes amis ?
PAUL : Tu sais, je n’arrive pas à me faire à son arrogance silencieuse, à sa morgue…
ALBERTINE : C’est son côté bas bleu, genre féministe d’une autre époque… Avec elle, on aurait presque l’impression que le combat n’a pas abouti.
PAUL, en se servant un verre : Non, non, je ne te parle pas de Judith, je te parle de Chris.
ALBERTINE : Tu parles de Chris… Chris, ton plus vieux pote ? J’ai dû rater un épisode.
PAUL : Il y a toujours eu ce truc en lui, un brin distancié, un brin condescendant.
ALBERTINE, qui s’avance vers Paul et lui caresse les cheveux : Tu m’as jamais parlé de lui comme ça… La sonnerie de la porte. Albertine tourne les talons et se dirige vers le combiné de l’interphone. Paul, lui, continue de se démener dans la cuisine pour donner une touche finale à la présentation de son plat. On entend une nouvelle sonnerie et la porte qui s’ouvre.
CHRIS : Bonsoir, les amis. Désolé de ce retard. Il a fallu que je fasse une radio improvisée pour commenter le petit sondage express qu’on a lancé après la déclaration de candidature de Sarko.
JUDITH, jetant son manteau sur une chaise : Ils ne le lâcheront jamais.
CHRIS : Mon coeur, c’est dans ces moments-là que je suis le plus utile.
JUDITH : Vive les années électorales !
CHRIS : J’adore ! Regardez, là encore, il s’est passé quelque chose d’incroyable…
PAUL, qui lui tape dans le dos : Grosse surprise, vieux, ton Sarko est candidat. Ah merde, je m’y attendais pas.
ALBERTINE : Venez, on passe à table directement. Le plat de Paul est quasiment prêt.
Les quatre amis s’installent au comptoir de la cuisine, sur des tabourets hauts. Ils se servent un apéritif.
ALBERTINE : Tu sais, Chris, je crois que tu as raison. Pour moi, en tout cas, il s’est vraiment passé un truc incroyable. Quand Sarko a parlé de Blum et Jaurès, j’ai eu la chair de poule.
JUDITH : Un frisson m’a parcourue moi aussi.
PAUL : Vous n’allez pas bien, les filles. Vous êtes devenues folles ? À la cantonade : Vite, deux camisoles, une ambulance, on file à Sainte-Anne.
CHRIS : Mesdames, je crains que vous ne soyez pas les seules à avoir frémi en écoutant le texte rédigé par l’habile Henri Guaino et déclamé par un acteur de tout premier ordre. Nombre de Français de gauche comme de droite ont été troublés par la prestation.
ALBERTINE : J’ai adoré ce côté « Confessions intimes », ce côté « Je suis un homme comme un autre et comme tout le monde j’ai changé, j’ai mûri »…
CHRIS : Oui, « Je me suis bonifié comme un grand vin ». Hein ? Ça marche bien, ça, le coup de la maturation. Oui, oui, nous avons testé cet item-là dans notre quali. Gros succès.
JUDITH : On prend vraiment les gens pour des cons. On parle bien du même type qui voulait passer les cités au Kärcher ?
CHRIS : Tu ne disais pas toi-même, mon coeur, qu’il t’avait fait frissonner ?
JUDITH : J’avoue, mais j’ai frissonné à l’évocation de Blum et de Jaurès, pas au son de sa voix. Et c’est sans doute parce que plus personne à gauche n’ose ce genre de référence. Pour eux, c’est devenu totalement ringard.
PAUL : Tu ne pouvais pas complètement oublier que c’était Sarkozy qui parlait, je ne te crois pas, Judith.
JUDITH : Bon, d’accord, mais je n’en suis que plus furieuse contre Sarkozy de m’avoir bernée, contre moi-même de m’être laissée duper, et contre la gauche de ne pas même essayer de me leurrer.
PAUL : Mais merde, Judith. On les connaît nos valeurs, on les connaît nos grandes figures. On ne va pas sempiternellement les ressasser. On a le droit de passer à autre chose pour inventer le futur.
CHRIS : Oh toi, mon pote, tu as un gros désir d’avenir.
PAUL : Et toi, t’aurais pas pris un énorme melon ?
ALBERTINE : Alors, mon ange, ton mole pavlovo ?
JUDITH, hilare : Son quoi ?
PAUL : Mole poblano. Mon mole poblano, Albertine.
CHRIS : Oh non, vieux, ne me dis pas que tu fais une bio d’un vieux théoricien marxiste sud-américain !
PAUL, qui se lève pour aller chercher son plat : Ça ne m’étonne pas : vous êtes tous ignares en matière de marxisme et de cuisines du monde. L’Amérique latine a produit le fuoco, OK, et le Mexique une vraie gastronomie. Il présente sa réalisation, grosse masse d’une couleur brune suspecte. Fou rire général pendant lequel Paul se détourne de ses amis et part allumer une cigarette devant sa fenêtre.
PAUL : Dis donc, Chris, qu’est-ce que tu leur as raconté tout à l’heure à tes nanas de la radio ?
CHRIS, se tournant vers Paul : C’étaient des mecs.
PAUL : Ben non, vieux, c’est des voix de nanas que j’ai entendues au téléphone. Judith manque s’étrangler.
CHRIS : Une assistante, c’était l’assistante.
PAUL : Bon, bon… OK. T’es sûr ? Tu leur as dit quoi, alors ?
CHRIS : Très simple, vieux. En fait, les choses sont en train de se cristalliser. Tant que Sarkozy n’était pas officiellement candidat, il y avait un véritable effet Ségolène. Sortie victorieuse de la primaire, elle était seule sur le terrain médiatique, avec sa doudoune blanche de chez Paule Ka. Seulement voilà, Sarkozy prend la parole devant des milliers de militants en transe, et de quoi il leur parle ? De lui et de la France. Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas parlé de la France comme cela, avec pareil élan épique. Le type qui s’exprime, on ne le connaissait pas sous cet angle, ferme, posé, animé par sa rhétorique et donnant donc l’impression d’être habité par sa mission et par la France. Il se sert dans le plat puis se ravise pour servir ses voisines. Voilà en substance ce que les sondés nous disent. Oui, on ai l’impression que ce type a changé. Oui, il n’a pas l’air de l’excité qu’on nous avait dépeint. Oui, il a l’air de vouloir rassembler. Et enfin, oui, rien ne semble pouvoir résister à la force de sa volonté. En gros, le territoire de la présidentialité, c’est lui qui l’a préempté.
PAUL : Tu leur as parlé comme ça à tes mecs ?
CHRIS : Ben oui, vieux, une banale interview téléphonique comme j’en fais dix par semaine.
PAUL : C’était quelle radio ? Comment ils s’appelaient tes journalistes ? On va sûrement pouvoir podcaster, non ? Il se dirige vers son ordinateur.
ALBERTINE : Oh oui, génial comme idée !
CHRIS, confus : Heu, c’était France Culture… Un temps… ou France Inter. Je ne sais plus… Sympa ton mole poblatruc.
PAUL : Comment ça, tu ne sais plus ?
CHRIS : Je suis plutôt Europe 1 d’habitude. Et puis, c’est débile, mais je m’emmêle toujours avec le groupe Radio France.
PAUL : Déconne pas : essaye de te souvenir. Tiens, avec le nom des journalistes, sur internet, je vais trouver tout de suite.
CHRIS : Mais tu nous emmerdes, Paul ! Je ne peux plus passer une soirée tranquille avec ma femme et mes amis, maintenant ? Il faut que je sois poursuivi partout et tout le temps par cette putain d’aura médiatique. Mon analyse, tu l’as rien que pour toi, ce soir. Alors qu’est-ce que tu vas me faire chier avec un programme radio dont on se tape ?
ALBERTINE : Allez, on laisse tomber… Franchement, c’est vrai, Paul, on s’en fout.
JUDITH, qui se lève brusquement : Oui, vous avez raison, on laisse tomber.
Elle attrape son manteau et sort en claquant la porte.
7. Appartement de Paul — 5 mai 2007 — 09 h 21
Paul est assis dans son fauteuil gris, penché en avant, les coudes sur les genoux, regardant par la fenêtre. Il boit du café, allume des cigarettes, les éteint.
Eh, toi, mon pote du cinquième étage, tu vas sortir, comme tous les matins, sur ton balcon ? Tu vas la dégainer ta putain de plaque réfléchissante ? Je veux te voir t’asseoir sur le tabouret pliant en tissu, et dorer ton beau visage tiré. Dis-moi, tu vas le sortir aussi ton putain d’engin pour te faire les pecs juste après ? Elle en pense quoi ta femme qui s’occupe du ménage pendant tout ce temps-là ? Moi, comme un con, je croyais qu’ils étaient célibataires, les métrosexuels. Je ne les voyais pas comme des pater familias façon XIXe qui feraient de la bronzette et de la muscu au lieu de lire, d’écrire, de fumer le cigare dans leur bureau, sans se laisser emmerder… Ouais, mon vieux, t’es un cas facile, et un vrai régal pour les yeux. Et j’ai pas la moindre hésitation pour toi, tu votes à droite. Parce que tu penses à ton capital jeunesse, ton petit capital santé. Hein, tu te sens assiégé, t’as tout à perdre, et t’as besoin de te protéger. Je sais que t’adorais Madelin, dans le temps, son côté propret et ses idées venues d’Occident… Un temps… Quelques bouffées de cigarette… Oh, merde, rendez-moi le goût de la tartine de ficelle, rendez-moi la confiture de myrtille, rendez-moi le marché de Levallois, et le lycée technique de l’aéronautique… Pause… Cigarette… Des boîtes de DVD dans les mains, tournées et retournées en parlant. Bon, toi au deuxième, toi qui mates les séries américaines de HBO toute la nuit, tu vas en avoir des putains de poches sous les yeux. Tu t’en fous de ce qu’on dira de toi au taf, hein ? T’as eu ta came, ta dose de problèmes de société. Ça se passe aux États-Unis, mais ça vibre, mec, ça rebondit. Et puis les dialogues sont ciselés, tu retrouves toute l’intensité que tu voudrais avoir dans ta vie, c’est ça ? Tu t’es tapé l’intégrale de West Wing, les sept saisons. Ouais, ouais, j’ai suivi en même temps que toi. Tu voudrais le monde comme ça, pas vrai ? T’aurais voulu être Josh Lyman, le conseiller de Martin Sheen, ce président qui crache sur le sol de l’Église, parce que son dieu n’est pas un dieu de justice. Hein, c’est ça, oui, t’es le parfait laïcard, le type qui voudrait que la gauche française, elle ait les audaces des démocrates américains. Ça te fascine, toi, un pays qui élit un Latino moins d’un demi-siècle après la fin de la ségrégation. Et tu penses que la France sera incapable de voter pour un descendant d’Algérien. Ou pour un Juif… Un temps… Cigarette… DVD jetés par terre. Tu vois, moi, je crois pas. Dès que Dominique sortira du bois, il va la préparer, la razzia. Plus personne pensera à Agadir, à sa villa dans la Palmeraie de Marrakech. Les Français se diront juste le voilà le gars qu’il nous faut, un mec de stature internationale, qu’a les épaules, qui nous leurre pas, il a une conscience claire de ce qu’il se passe dans le monde, il connaît le dessous des cartes, il sait comment aborder une crise, c’est un vrai pragmatique, même avec son ancrage socialiste. Il plaira à la droite, je vous dis, parce qu’il exhibe tous ses codes. Mais il plaira aussi à la gauche, parce qu’il lui offrira une chance historique de gagner. Alors, même vous, les petits vieux du troisième, vous qui avez les rideaux les plus lourds, vous qui faites des parties de bridge et de backgammon tous les soirs avec vos amis, vous vous direz et si on votait pour lui il a si fière allure dans ses costumes impeccablement repassés il a l’air tellement à l’aise avec les riches et les puissants il est si rassurant… Paul allume une cigarette, alors qu’une autre se consumait déjà dans le cendrier, puis l’écrase, et se prend la tête dans les mains…
8. Une brasserie parisienne — 20 juin 2007 — 12 h 48
Albertine est assise à une table de restaurant. Elle feuillette un journal et jette, à intervalles réguliers, un oeil vers l’entrée. Judith apparaît, vêtue d’une petite robe noire, néanmoins printanière.
ALBERTINE : Oh, je suis si heureuse que tu sois venue.
JUDITH : Cet hiver a passé à une telle vitesse, on était tous débordés.
ALBERTINE : J’ai pris un ballon de rouge. Qu’est-ce que je commande pour toi, Judith ?
JUDITH : Je ne bois jamais à l’heure du déjeuner, tu sais. J’ai à peine deux heures de tranquillité après le repas pour écrire avant le retour des enfants et j’aime bien garder la tête un peu froide, du coup.
ALBERTINE : Elles vont comment, les poulettes ?
JUDITH : Super… Déjà une vie sociale intense, tu vois, des histoires d’amitié, de trahison…
ALBERTINE, qui l’interrompt promptement : Je te demande un Coca light ?
JUDITH : Parfait, ça va m’aider à rester éveillée.
Albertine fait un signe à un serveur.
ALBERTINE : Un Coca light pour madame, light, d’accord, pas zéro… Tu sais, je voulais te voir pour te dire combien j’étais désolée de ce qui s’était passé.
JUDITH : Désolée de quoi ?
ALBERTINE : Tu sais très bien de quoi je veux parler : cette soirée gâchée, en janvier. L’attitude de Paul. Le fait que tu sois partie comme ça. Le fait de n’avoir rien tenté pour te retenir. Je suis sûre que tu nous en veux. Et tu as raison.
JUDITH : Je ne vous en veux pas du tout. Je suis partie parce que je n’en pouvais plus de toute cette tension.
ALBERTINE : J’espère que tu n’as pas tenu compte de ses insinuations hyper douteuses.
JUDITH : J’ai bien vu que Paul n’était pas dans son assiette, et l’élection de Sarko ne va pas améliorer les choses… Sauf si ton mec imagine qu’il entre pour cinq ans en résistance et que son journal va pouvoir s’éclater.
ALBERTINE : Comment tu sais ? On dirait que tu sondes les âmes et que Chris, lui, il sonde les esprits. C’est dingue, c’est exactement ce que Paul a voulu m’expliquer. Il y a eu le choc du résultat d’abord, une semaine complète de flottement, mais maintenant il est ultra excité, remonté comme une pendule.
JUDITH : Je ne donne pas dans la divination. Je suppose juste que le directeur de sa rédac’ est du genre super manager, et qu’il sait bien remotiver ses troupes. Et après tout, on va vraiment vivre cinq années de rêve pour un canard de gauche, non ?
ALBERTINE : Oui, sûrement, tu dois avoir raison.
JUDITH : Mais si, regarde, rien que la première soirée, une hallu totale.
ALBERTINE : Pourquoi ?
JUDITH : Il n’y a rien qui t’ait frappée, toi, dans le show à la Concorde du mois dernier ? On se serait cru dans les années 70. J’ai eu l’impression que je retombais en enfance et que je me retrouvais devant une émission de Maritie et Gilbert Carpentier. Tout y était : Mireille Mathieu, Enrico Macias, Jeane Manson… Un temps, une rasade de Coca light… Tu le crois, ça, Jeane Manson ?
ALBERTINE : C’est des chanteurs de variété, tous ces gens ?
JUDITH : Oui, et puis Guy Lux et Zitrone sont morts, alors pour les remplacer, on avait pris Bigard et Christian Clavier. Ma petite France confite, quoi, la France bien moisie de mon bouquin sur les mensonges en cascade de notre belle nation.
ALBERTINE : Moi, j’ai aussi vu Faudel. Faudel, tu peux pas dire, c’est un autre style.
JUDITH : Il fallait bien panacher un peu, s’adresser aux plus jeunes, et aux beurs, mais globalement, on a vu ce que c’était, non, le nouveau projet de société ?
ALBERTINE : Je connais tout ça moins bien que vous tous, mais je trouve que vous allez souvent super vite en besogne pour juger. Vous avez vos petits schémas tout faits, et vous laissez aucune chance à personne de faire ses preuves.
JUDITH : Mais regarde la suite, la soirée au Fouquet’s, ça ressemblait plus à une soirée d’after de Johnny Hallyday qu’à la célébration d’une entrée à la magistrature suprême !
ALBERTINE : On est peut-être tous un peu conventionnels et sectaires, tu crois pas ? Le genre intellos germanopratins qui se la pètent et méprisent la terre entière.
JUDITH : Qu’est-ce que tu veux ? Nos esprits sont peuplés d’images qui ont donné à la politique l’importance qu’elle a aujourd’hui dans nos existences. Je ne sais pas si pour ceux de ta génération, et les plus jeunes, l’estrade de la Concorde va fixer un idéal de l’épopée politique. Je ne sais pas si pour eux, elle nourrira un appétit pour l’aventure collective, comme pour nous Château-Chinon, la place de la Bastille et le Panthéon.
ALBERTINE : C’est pas les soirées électorales qui forgent l’intérêt pour la politique.
JUDITH : Certaines soirées d’élection ont pourtant eu cet effet-là…
ALBERTINE : Il y a d’autres choses qui sont intéressantes, qui nous accrochent, qui nous font penser que la politique a du sens.
JUDITH : Heureusement.
ALBERTINE : Regarde « Ni Putes Ni Soumises ». Il est allé chercher chez « Ni Putes Ni Soumises ». Ça te fait pas changer un peu d’avis ça, quand tu vois Fadela Amara dans un gouvernement ?
JUDITH : Je me rends : il fallait avoir le courage de mettre autant de femmes, et de toutes les origines, à ces postes de responsabilité. Les autres l’ont pas fait, eux. D’accord. Mais on peut pas s’arrêter à ça, Albertine.
ALBERTINE : Quand même, Rachida Dati à la Justice, Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, Lagarde à l’Économie… Sept femmes sur quatorze ministres. La parité, quoi ! C’est dément !
JUDITH : J’avoue que c’est assez fou. Mais j’ai toujours pensé que ce type était barré.
ALBERTINE : Et puis certains à gauche n’ont pas vu ça comme toi et ils sont venus le rejoindre. Kouchner et les autres, Besson, Joulet ou Jouyet, un truc comme ça… On peut donc penser différemment…
JUDITH : Oui, je ne dis pas. Mais ces mecs-là, ils ne cherchent que des postes. Ils ne sont pas venus pour défendre et illustrer les valeurs de la gauche et encore moins la cause des femmes.
ALBERTINE : Tu leur donnes même pas le bénéfice du doute, alors que ça fait à peine plus d’un mois que Sarko a été élu. En plus, le deuxième gouvernement Fillon vient tout juste d’être mis en place.
JUDITH : Eh bien non ! Parfois, je suis un peu butée.
ALBERTINE : Une vraie tête de mule, oui. Il te reproche jamais ça, Chris ?
JUDITH : Si de temps en temps. Je me fige sur l’attitude de quelqu’un, une idée, un mot… et mon opinion est faite.
ALBERTINE : Je comprends mieux ce qui vous lie avec Chris… Tu sais, j’adore quand il parle. On devine jamais ce qu’il pense, pourtant tout ce qu’il dit est respectueux, précis, fin, élégant. Toujours hyper réfléchi.
JUDITH : Hum, hum…
ALBERTINE : Il y a comme un mystère, chez lui. Aujourd’hui, en général, c’est le contraire, on sait très précisément ce que tout le monde pense et à tout moment. Chacun y va de son petit manifeste.
JUDITH : Et donc, tu ne sais pas ce qu’il pense ?
ALBERTINE : Ben, non, évidemment, et c’est tout à fait délicieux. Mais toi, tu sais… et j’aimerais quand même que tu finisses par me dire.
JUDITH : Je ne sais pas plus que toi.
ALBERTINE : Arrête de me charrier. Je suis la jeunette de service, mais quand même.
JUDITH : Je ne suis pas en train de te charrier. Je ne sais vraiment pas.
ALBERTINE : Tu connais pas les idées politiques du mec avec qui tu vis. Je peux pas croire.
JUDITH : C’est pourtant l’exacte vérité. Et il est très probable que ce soit ce même mystère dont tu parlais qui m’ait séduite quand Paul me l’a présenté.
ALBERTINE : Je vois bien que tu te fous de moi. Et depuis le début du déjeuner. En fait, tu es hyper fâchée contre nous, et tu te fous de moi.
JUDITH : Mais non…
ALBERTINE : Si : ce que Paul a fait était odieux, et tu nous en veux à tous les deux.
JUDITH : Je t’assure que non.
ALBERTINE : Si, il était plein d’amertume, de rancoeur, je sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. Il a voulu vous blesser tous les deux, et il a rien trouvé de mieux.
JUDITH : Calme-toi, Albertine, ce n’est pas ça.
ALBERTINE : Je suis sûre que oui. D’ailleurs, on se voit plus depuis. Chris et Paul n’ont jamais passé autant de temps sans se retrouver, sans se parler.
JUDITH : Bon, écoute, pour te prouver que tu te trompes, Chris va appeler Paul et dès demain, d’accord ?
ALBERTINE : Il l’appellera pas. Tu verras.
JUDITH : Je te jure qu’il le fera.