Il y a quelque chose de mystérieux dans la mobilisation de ce dimanche.

Car enfin il y a déjà eu, en France, des attentats terroristes de grande ampleur.
Et l’on a connu des époques (guerre d’Algérie…) où des bombes explosaient chaque matin, où l’on tirait, au Petit-Clamart, sur le président de la République et où FLN et OAS rivalisaient de sauvagerie pour mettre Paris à feu et à sang.
Mais jamais l’on n’avait vu 43 chefs d’Etat, autant dire un quart des Nations unies, faire le voyage pour défiler au coude-à-coude avec les survivants des attentats.
Jamais, depuis le 8 novembre 1942 et le discours en français de Roosevelt sur Radio-Londres, l’on n’avait eu l’équivalent d’un John Kerry prononçant, lui aussi, dans la langue
de Molière son hallucinant «Je suis Charlie».
Et ces millions de Parisiens descendus dans la rue pour pleurer un journal satirique dont ils connaissaient, la veille encore, tout juste l’existence…
Et ces églises sonnant le glas pour des caricaturistes dont elles étaient les premières cibles…
Et ces musulmans de France – pas tous naturellement, pas tous… – que l’on attendait depuis si longtemps et qui se sont sentis requis, appelés par la circonstance : «pas en notre nom… les islamistes hors de l’islam… il y a une bataille au sein de l’islam et nous défendons pied à pied notre islam de paix contre celui qui arme les assassins de flics, de journalistes et de juifs…»
Et puis ces profiteurs de haine qui, au Front national, croyaient capitaliser sur la tragédie (ah! la pauvre Mme Le Pen confondant une manifestation populaire avec un bal à Vienne et réclamant sottement son bristol avant de décider, boudeuse, d’aller défiler, seule, à… Beaucaire!).
Tout cela est du jamais-vu.
Ce fut un de ces moments de grâce, métapolitiques, comme les grands peuples en connaissent quelquefois.
Et encore… Pas comparable, non plus, avec les émois de 1789… Ni avec ceux de 1848… Ni même avec le million de gens descendus fêter, en août 1944, la Libération de Paris…
Je ne suis même pas certain qu’il faille encore dire, pour cette levée en masse, «manifestation» ou «défilé»… Et le dernier épisode du genre, le seul à lui être un peu comparable, ce sont les funérailles de Victor Hugo mettant sur le pavé cette «escorte de tout un peuple» racontée par Barrès – mais, là non plus, ce c’est pas cela ; là non plus, le compte n’y était pas…
Alors, que s’est-il passé pendant cette folle semaine?
Il y a quelque chose qui, en chaque Français, a été atteint, touché, bouleversé – mais quoi?
Il y a un groupe en fusion mondial qui s’est formé et a fait que cette France que l’on disait à bout de souffle, déclinante, en voie d’être rayée de la carte des puissances, est redevenue, soudain, la capitale mondiale des Lumières assassinées et ressuscitées – mais pourquoi?
Peut-être le nom «Charlie», magique, et qui résonne – Charlie Chaplin… – dans toutes les langues du monde.
Peut-être le droit de rire, juste de rire, ce droit dont Rabelais disait qu’il est le «propre de l’homme» et dont la preuve serait alors faite qu’il faut, comme le droit de se contredire et celui de s’en aller, l’ajouter à la liste des droits de l’homme.
Peut-être, oui, ce rire du diable et du Bon Dieu, ce glorieux rire de Pâques des églises du Moyen Age qui était un hommage à la Résurrection, peut-être ce rire libérateur dont Freud disait qu’il est la langue même de l’inconscient et dont un autre poète, André Breton, soutenait qu’il est la révolte supérieure de l’esprit, peut-être, oui, ce rire viscéral, vital, et dont la privation nous serait aussi fatale que celle de l’air que nous respirons et de la lumière qui nous met debout.

Ou peut-être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de l’horreur et qui fait qu’un peuple décide de dire non à une barbarie à laquelle on a trouvé, trop longtemps, trop d’excuses.
La vérité est que personne ne sait.
Et l’on se trouve, là, face à l’un de ces mystérieux sursauts – révolte logique… pur diamant de l’événement… avènement d’un courage qui se propage comme une flamme et dont aucune langue n’explique la course sans fin…
Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que la France n’a plus peur.
Ce qui est sûr, c’est qu’il y a désormais toute une Europe qui ne veut plus choisir entre ces deux versions du nihilisme que sont l’islamisme et les populismes.
Et ce qui est sûr, c’est qu’il y aura d’autres attentats, forcément d’autres, mais qu’il y aura de moins en moins de monde pour murmurer qu’il faut faire profil bas et trouver des accommodements – et ce qui est sûr, enfin, c’est que les réponses faciles, les réponses par amalgame, les réponses de ceux qui prétendent s’en tirer en «déportant» des communautés entières d’Européens, ont été provisoirement balayées par le souffle de ce qui s’est produit.
La France est de retour : preuve que la grandeur d’un pays n’est pas réductible à la plus ou moins exacte conformité de ses comptes avec les «paramètres» d’une bureaucratie, fût-elle européenne.
L’Europe est de retour : la vraie, celle de Husserl et de cette universalité concrète que veulent abattre les deux avantgardes du fascisme contemporain que sont, en France, les tenants du djihadisme et leurs jumeaux qui, comme Jean-Marie Le Pen, ont tenu à déclarer qu’ils n’étaient «pas Charlie».
Tout peut encore arriver, bien sûr.
Et l’éclat de ce moment de grâce va forcément pâlir dans les mémoires.
Mais telle est la marque des événements, les vrais, qu’ils laissent derrière eux une longue et forte trace: à nous de lui être fidèles et de tout faire pour la vivifier.

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