Je ne serais, si j’étais allemand, probablement pas favorable à Angela Merkel et à son gouvernement.
Et il est probable que, tant elle, Mme Merkel, que l’Allemagne en général, ont une responsabilité qui n’est pas mince dans l’interminable crise qui secoue l’Europe.
Mais il y a façon et façon de le dire.
Et, dans la façon dont cela se dit ces temps-ci, dans le torrent d’antigermanisme primaire qui déferle depuis quelques semaines dans les états-majors politiques et les salles de rédaction, dans ce côté « c’est la faute à l’Allemagne » que l’on entend un peu partout, et pas seulement à la gauche de la gauche, dans cette diabolisation de l’Allemagne en soi qui tient lieu, trop souvent, d’analyse politique et économique, il y a quelque chose que je trouve, pour ma part, terriblement antipathique et qui, pour une oreille exercée à l’histoire des idées et à leur débat, ne peut qu’évoquer de troubles et pénibles souvenirs.
Je me rappelle les premiers pourfendeurs, à la fin du XIXe siècle, d’un « Parti intellectuel » en train de devenir la cible principale de tous les populismes et dont le péché majeur était d’être « vendu à l’Allemagne ».
Je me rappelle Barrès, bon connaisseur de la culture allemande et auteur, en 1894, d’un « De Hegel aux cantines du Nord » qui avait au moins le mérite de prendre au sérieux les « aventures de l’hégélianisme », sombrant, au moment de son grand virage nationaliste et préfasciste, dans un délire politico-idéologique où la culture allemande n’était plus qu’une « funeste » machine à faire de nos lycéens des
« citoyens de la raison pure » et à « enjuiver les têtes » françaises.
Je me rappelle le tir de barrage de toutes les grandes têtes molles de l’Université contre non seulement l’hégélianisme, mais la philosophie allemande dans son ensemble (relire « Les chiens de garde » de Paul Nizan ou le pamphlet de Georges Politzer contre la « parade » d’un bergsonisme dont le concept de durée n’était plus, de ce point de vue, qu’un commode et providentiel substitut à une dialectique dont on ne voulait à aucun prix : y est dressé le bilan détaillé, implacable, indépassé, de ce que cette méconnaissance a coûté à notre pays).
Je me rappelle les manuels scolaires qui, longtemps, très longtemps, jusqu’à l’époque, en fait, de ces pionniers tardifs et géniaux que furent les Bernard Groethuysen, Jean Hyppolite et autres Alexandre Kojève pouvaient raconter, sur des centaines et des centaines de pages, l’épopée de la pensée mondiale sans presque prononcer un nom allemand.
Je me rappelle ces penseurs spiritualistes, témoins de ce que notre idéologie nationale a produit de plus navrant et, souvent, de plus faible, voyant dans les livres de Nietzsche des « folies écrites par un fou » et contenant en germe tout « l’immoralisme contemporain » (Alfred Fouillée).
Je songe à Maurras, dont nul n’ignore le rôle qu’il a joué dans la fabrication, avant guerre, d’un fascisme à la française puis, pendant la guerre, de l’esprit de collaboration avec l’hitlérisme, mais dont on sait moins, en revanche, que le socle de pensée a toujours été, dans le même temps, et sans contradiction aucune, la guerre à un « fichtéisme », c’est-à-dire, encore, à une « pensée allemande » dont les « songes funestes », nourris d’« abstractions germaniques et judaïques », devaient « céder promptement » au « premier geste d’une forte et salubre opération de police intellectuelle ».
Je songe à la plupart des idéologues qui approchèrent, de près ou de loin, la ligue d’Action française et qui, depuis Théophile Funck-Brentano dénoncant « les sophistes allemands et les nihilistes russes », ou Henri Vaugeois fustigeant, en 1917, l’empire de la « morale kantienne » au sein des « élites françaises », ne se sont jamais lassés d’appliquer le programme du Maître et de travailler à dissiper « à coups de canon » les « spectres germaniques ».
Je songe – j’y insiste – à tous ces théoriciens et praticiens de l’infamie passant, en 1940, sans transition, peut-être parce que c’etait la même chose, de la détestation des « boches » à l’adoration du IIIe Reich (mais y eut-il vraiment passage ? n’étaient-ils pas, à la fois, nationalistes antiallemands et pronazis ? et tout le paradoxe de l’histoire ne tient-il pas au fait qu’ils restaient, jusque dans l’ignominie de l’allégeance à Berlin, fidèles à leur phobie de l’Allemagne de Goethe et de Hegel ?).
Je me souviens, en un mot, de cette longue époque d’obscurantisme culturel et philosophique, puis de déshonneur et de barbarie, dont la haine de la pensée allemande fut, qu’on le veuille ou non, l’un des signes de ralliement – je me souviens de ces temps sombres dont il faut croire que nous ne sommes pas sortis et où l’épouvantail allemand faisait étendard.
Je ne pense pas que le président de l’Assemblée nationale ou le ministre du Redressement productif soient, quand ils invitent à faire feu sur les quartiers généraux de l’« Europe allemande » ou à « toréer » ses responsables, au fait de cette histoire.
Ni que les responsables de la grande exposition du Louvre qui présente toute l’histoire de la peinture allemande depuis le romantisme comme un long fleuve tumultueux menant, en vertu d’un déterminisme sourd, jusqu’au paganisme nazi, sachent qu’ils sont les enfants naturels de ces mauvais pères fondateurs.
Mais j’invite chacun à y regarder à deux fois avant de remettre ses pas dans des chemins qui, même et surtout quand on ne les connaît pas, ne peuvent que réveiller les vieux démons : on ne joue pas impunément, en France, avec le feu de la germanophobie.