Fernando Arrabal – « Le palmarès des poètes » (« Le calvaire du trucidé »)

LE MONDE | 23.10.2016

Dans toute ma vie, malheureusement, je n’ai connu que très peu de poètes. J’ai surtout fréquenté des joueurs d’échecs. Les boxeurs non violents enfilent des gants en chewing-gum.

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète qui ait pu vivre de sa plume. Avec code-barres.

… dans toute ma vie je n’ai pas connu de poètes riches ou de famille fortunée. Comme Roussel, Proust, ou, à son époque, Chateaubriand.

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète qui aurait pu figurer dans un « palmarès ». Ni sur la liste des personnes les plus « populaires ». Ni sur la liste des personnes « les plus riches ». Ni sur celle des « plus célèbres ». Sur la liste des personnes les plus « influentes » n’apparaissent jamais de poètes que je connais. Mais presque tous les ans on y voit les noms d’Ophrah Winfrey, Kim-Jong-un, George Clooney ou Lionel Messi.

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète secondé par un secrétaire. Les plus aisés avaient ou ont un collaborateur. C’est-à-dire un ami. Un intime qui bénévolement, à la « mère Teresa », l’aide. Avec du tact même une taupe parvient à ce qu’un hippopotame se trouve comme chez lui dans son terrier.

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète obligé de se protéger. Par l’exclusivité. Étendue aux droits mondiaux. Pour tous et chacun de ses écrits. Dans toutes les langues. Même en volapük pour canaris. Pendant que je réalisais mon dernier film avec Borges (« Une vie de poésie »), quelqu’un lui demanda spontanément : « Comment vous protégez-vous des éditeurs pirates ? ». « Me protéger ? C’est un si grand plaisir et si inespéré d’être édité ici ou là… »

… dans toute ma vie je n’ai connu aucun poète en ayant « jusque-là » de répondre aux « mille et une » interviews. Ou de préfacer des ouvrages. Ou d’écrire des articles. Ou de prononcer des conférences. Les psychiatres muets sont parfaits pour les boas à dentier.

… dans toute ma vie la plupart des poètes que j’ai eu la chance imméritée de connaître ou d’avoir connus vivent ou vivaient dans des conditions précaires. Pendant ses cinquante dernières années, André Breton a vécu à Paris dans un minuscule entresol. Entre deux étages. Il n’habitait ni un deuxième ni un troisième étage. Mais une sorte de studio entre les deux. Lorsque j’allais le voir, je devais adapter mon corps à sa table. Elle occupait presque toute la pièce. Boulevard de Port-Royal, Alfred Jarry a aussi connu un minuscule studio. Le sien. Si semblable. Egalement entre un deuxième et troisième étage. Il l’avait baptisé « le calvaire du trucidé ».

… dans toute ma vie je n’ai connu que des poètes n’ayant eu aucun problème avec des paradis fiscaux. La plupart sont morts couverts de dettes. Pour leur plus grand mérite. Aujourd’hui, nous savons (par de récentes études médicales) qu’Alfred Jarry est « mort de faim ».

… dans toute ma vie pas un seul de mes amis poètes ne s’est plaint de sa situation. Indigne ?

… dans toute ma vie j’ai vu les meilleurs d’entre eux finir leurs jours poursuivis par des huissiers. Ou harcelés pour des impôts microscopiques. Grâce à cela (ou malgré cela) Alfred Jarry a écrit « Gestes et Opinions du docteur Faustroll, pataphysicien ». Un livre exemplaire. Un monument.

… dans toute ma vie les poètes que j’ai connus détestaient ou ne supportaient pas la provocation. Pour eux elle a toujours été une horrible excroissance : aléatoire, inespérée, rotatoire, et surtout incontrôlable.

… dans toute ma vie les poètes que j’ai connus ne se sont considérés ni visionnaires ni prophètes. Ils se disaient, comme leurs ancêtres grecs, « hacedores ».

… dans toute ma vie les poètes que j’ai connus ont adopté avec humour l’écriture comme qui entre en religion. Sans point d’appui. Penchés au-dessus du vide.

Un prix ironique venu des limbes

J’ai connu Allen Ginsberg et Andy Warhol… dans la préhistoire. C’est-à-dire en 1959. Dès qu’il m’a vu, Ginsberg m’a invité dans sa soupente. Le soir même. Il m’a reçu avec son ami Pierre, qui était nu et en train de déféquer. Cette année-là, la Fondation Ford (Institute International of Education) a proposé à six novices européens (« qui atteindraient un jour la célébrité » !) de connaître les USA. Malgré une telle pirouette du dieu Pan, la Fondation devina juste de façon quasi magique. En choisissant Günter Grass pour l’Allemagne, Italo Calvino pour l’Italie, Hugo Claus pour la Belgique, Tomlinson pour l’Angleterre. Et tutti quanti. Ils ne se trompèrent que pour l’Espagne : car c’était moi l’heureux élu. Invisibles, nous aurions été encore plus évanescents.

Marcel Duchamp aux Etats-Unis réalisa « Etant donné ». Son gigantesque et décisif projet. Qui ne se trouvait alors que dans son carnet. Il donnait des leçons de français pour payer sa misérable chambre d’hôtel. Le transcendant Simon Leys a dû émigrer en Australie. A Paris, Man Ray, dans son « atelier » mal protégé de la pluie… Et pis encore Magritte. Ou Giacometti.

Pour mourir, Roland Topor s’est occulté dans une loge de gardien. Ionesco a passé des dizaines d’années dans une autre du même genre. Beckett a vécu un demi-siècle rue des Favorites. Dans une chambre de service. Comme tant de ses collègues aujourd’hui. Comme ce philosophe qui, jusqu’à son dernier jour, a partagé avec Simone dix mètres carrés.

Une fois occultés soudain, et de façon inattendue, après tant de privations, les disparus connaissent enfin « la gloire ». Comme un prix ironique qu’ils reçoivent des limbes.

Pourtant, les meilleurs d’entre eux ont changé constamment la vie. Et le monde, et même la simple géographie politique. Avec leurs fractales, leur incompatibilité, ou leur tohu-bohu.

Aucune civilisation n’a été capable d’engendrer un tel nombre d’évidences. La confusion est-elle le bon programme pour se perpétuer ? Tous les poètes ont-ils vécu à la sueur de leurs indisciplines ? A la fois ici et en marge ?

Oui, les « poètes vivants » ne le sont qu’après le moment de s’occulter. Définitivement.

Fernando Arrabal
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Fernando Arrabal:

“El palmarés de poetas » (El calvario del fulminado)

Tercera de ABC

A lo largo de mi vida, desgraciadamente, he conocido a muy pocos poetas. Sobre todo me he relacionado con ajedrecistas. Los boxeadores no-violentos se calzan guantes de chicle.

…a lo largo de mi vida no he conocido a ningún escritor o poeta que viviera de su pluma. Con código de barras.

…a lo largo de mi vida No conocí a poetas de postín ni de familia rica. Como, en su día, Raymond Roussel, Marcel Proust o el Marqués de Santillana.

… a lo largo de mi vida no conocí a ningún poeta que hubiera podido figurar en un “palmarés”. Ni en la lista de personas más populares. Ni en la de los más acaudalados. Ni en la de los más célebres. Precisamente en la lista de personas “más influyentes” no vienen nunca escritores o poetas. Pero casi todos los años Oprah Winfrey, Beyoncé, Jing-Jong-un, George Clooney o Lionel Messi.

…a lo largo de mi vida no conocí a ningún poeta que tuviera secretario. Los más afortunados tenían o tienen colaborador. Es decir a un amigo. A un íntimo que benévolamente, a lo “madre Teresa”, ayuda al escritor. Con tacto incluso un topo consigue que un hipopótamo se encuentre en la madriguera como en su casa.

…a lo largo de mi vida no conocí a ningún poeta que tuviera que protegerse. En exclusiva. Con derechos mundiales. Para todos y cada uno de sus escritos. En todas las lenguas. Hasta en volapuk para canarios. Mientras realizaba mi último película con Borges, un espontáneo le preguntó . “¿Cómo se protege contra los editores piratas?”. Jorge-Luis Borges respondió: “¡¿protegerme?! es un placer tan grande y tan inesperado que a uno le editen aquí o allá”…

…a lo largo de mi vida no conocí a ningún poeta que estuviera “hasta la coronilla” respondiendo a las “mil y una” entrevistas. O redactando prefacios. O escribiendo artículos. O impartiendo conferencias. Los psiquiatras mudos son ideales para boas con dentadura postiza.

…a lo largo de mi vida la mayoría de los poetas que tuve o tengo la inmerecida suerte de conocer o de haber conocido viven o vivían en condiciones precarias. Durante sus últimos cincuenta años de vida André Breton (fundador y creador del surrealismo) vivía en un minúsculo entresuelo. Entre dos pisos. No habitaba ni en un segundo ni en un tercer piso. Sino en una especie de cacho entre los dos. Al que algunos hoy llaman “estudio”. Cuando iba a verle tenía que adaptarme a su mesa. El mueble ocupaba hasta el borde todo el cuarto. En el Boulevard de Port-Royal Alfred Jarry tuvo otro “cacho”. El suyo. Tan similar. También entre un segundo y un tercer piso. Jarry lo bautizó “el calvario del fulminado”.

… a lo largo de mi vida los poetas no tuvieron problemas con paraísos prohibidos. La mayoría murieron cubiertos de deudas. Para su honor. Hoy sabemos (por recientes estudios médicos) que Alfred Jarry “murió de hambre”.

… a lo largo de mi vida ninguno de mis amigos poetas se quejó de su situación. ¿Indigna?

… a lo largo de mi vida los mejores poetas terminaron su vida perseguidos por ujieres. O atosigados por impuestos microscópicos. Gracias a ello (o a pesar de ello) Alfred Jarry escribió “Gestos y opiniones del doctor Faustroll, patafísico”. Un libro ejemplar. Un monumento.

… a lo largo de mi vida los poetas que he conocido detestaban o no soportaban la provocación. Para ellos es o era una horrible excrecencia: aleatoria, inesperada , rotatoria y sobre todo incontrolable.

… a lo largo de mi vida los poetas que he conocido no se consideraban ni visionarios ni profetas. Estimaban, como sus antepasados griegos, ser “hacedores”.

… a lo largo de sus vidas los poetas adoptaron, con humor, escribir como quien entra en religión. Sin punto de apoyo. Reclinándose en el vacío.

Conocí a Allen Ginsberg y Andy Warhol …durante la prehistoria. Es decir en 1959. Allen Ginsberg en cuanto me vio me invitó a su tabuco. Me recibió con su amante Pierre desnudo y defecando. Ese año la Fondation Ford (Institute International of Education) nos había invitado a conocer USA. A seis “noveles europeos que un día llegarían a la celebridad”. A pesar de semejante pirueta del tohu-bohu acertaron de forma cuasi mágica. Con Günter Grass para Alemania. Con Italo Calvino para Italia. Con Hugo Claus para Bélgica. Tomlinson para Inglaterra. Y tutti quanti. Solo fallaron con España: pues fui yo el elegido. Invisibles, aún hubiéramos sido más esfumados.

Marcel Duchamp en los Estados Unidos realizó “Etant donné”. Su gigantesco y decisivo proyecto. Entonces solo estaba en su cuaderno. Daba clases de francés para pagarse su chamizo en un hotel. En París Man Ray estaba mal protegido contra la lluvia. El trascendente sátrapa Simon Leys tuvo que emigrar a Australia. Y aún peor Magritte. O Giacometi.

Para morir Topor se ocultó en una portería. Ionesco pasó años en otra parecida. Beckett vivió medio siglo en la calle des Favorites en una « buhardilla para el servicio ». Como tantos de sus colegas hoy. Como aquel filósofo, que hasta su último día, compartió con Simone diez metros cuadrados.

Una vez ocultados, , inesperadamente después de tantas estrecheces , conocerán al fin la “gloria”. Como, el único e irónico premio que reciben desde el limbo.

Ninguna civilización fue capaz de desarrollar tal afluencia de evidencias. La confusión ¿es un programa para perpetuarse? Todos crecieron con el sudor de sus indisciplinas. A la vez aquí y al margen.

Sí; “los poetas vivos” únicamente lo son en el momento de ocultarse. Definitivamente.