LE CHÂTEAU DES CLANDESTINS

de Fernando Arrabal

Dernière (avant tournée) dimanche  2 decembre  2012   15h 58′

collage de Jordi Soler

La Cartoucherie … Théâtre de l’Epée de Bois… PARIS

« Le Château des Clandestins » est un théâtre fou, brutal, joyeusement provocateur… Il hérite de la lucidité d’un Kafka et de l’humour d’un Jarry, il s’apparente à Sade ou à Artaud. Mais Arrabal est sans doute le seul à avoir poussé la dérision aussi loin… La carcasse de nos sociétés avancées se trouve carbonisée sur la rampe festive de la révolution permanent.

Mise en scène et jeu:  Marcos Malavia

Direction d’acteur:  Muriel Roland

Décor et lumières : Valérie Foury et Erik Priano

Production: Compagnie SourouS

…photo: Godard;  collage : Jordi Soler…

Le Château des Clandestins pièce écrite par Fernando Arrabal en 2009 a été confiée par l’auteur lui-même au metteur en scène et acteur Marcos Malavia pour sa première création en France à la Cartoucherie. Si ce dernier, directeur de théâtre latino américain s’est tourné vers le théâtre d’Arrabal qui a voulu montrer « l’inutilité d’édicter l’art et la production artistique », c’est qu’il est pour lui « un des auteurs majeurs de la dramaturgie contemporaine » et qu’il a « toujours eu envie de comprendre et de pouvoir interpréter un des ses textes ».

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Il y a cinquante ans, Fernando Arrabal créait avec Jodorowsky et Topor le groupe Panique. Pour le dramaturge, « le Panique est une ‘‘manière d’être’’ régie par la confusion, l’humour, la terreur, le hasard et l’euphorie » (Fernando Arrabal, Panique, Manifeste pour le troisième millénaire.). Tels sont les grands thèmes qui bâtissent le théâtre de ce dramaturge, nourri de l’héritage de Lewis Carroll et de son monde magique rempli d’innocentes perversions, de Sade, Kafka, Beckett, Artaud, ou encore Alfred Jarry, qui a cassé le moule du théâtre conventionnel. Pour Arrabal, le théâtre est l’art total par excellence, capable d’englober toutes les facettes de la vie, y compris la mort, et dans lequel humour, poésie, fascination et confusion ne font plus qu’un. Dès lors, l’art Panique se caractérise par le désordre, une certaine brutalité amoureuse et surtout une part immense de démesure et de rêve.

De l’intrigue

Chez Arrabal, comme chez de nombreux autres dramaturges du théâtre moderne et contemporain, la poétique théâtrale, les jeux de langage et les effets produits sur le spectateur prennent le pas sur l’intrigue. La trame narrative est donc des plus simples : Lerry, une duchesse d’un temps qui semble révolu, garde à l’intérieur d’un château un groupe de clandestins qu’elle refuse de livrer à la police et au Ministre de l’immigration, motivée par l’amour charnel et sensuel qu’elle éprouve pour leur chef.

Pendant un peu plus d’une heure, l’acteur, seul humain sur scène, se livre avec fougue, frénésie et allégresse à une sorte de gigantesque monologue entrecoupé de scènes dialoguées révélant la vie de Lerry comme « un roman plein d’hallucinations, d’amours, et de mystères ».

Après une entrée pétulante et tourbillonnante par le fond de la salle de théâtre, le personnage, en connivence avec les spectateurs, évolue au sein de ce qui s’apparente à une ancienne chambre aux caractéristiques aristocratiques, « transformée en capharnaüm telle une poubelle renversée ». Dès lors, le thème de l’isolement du monde extérieur va rapidement apparaitre aux yeux du spectateur. Bien que Lerry, par sa naïve joyeuseté perpétuelle, fasse oublier un temps à ceux qui la contemplent qu’elle est bel et bien enfermée, elle décrit elle-même ce lieu comme un espace « clos » séparé de l’extérieur par de solides murs. A la fois lieu de mise en scène des marginaux et sorte de chapelle ardente du désir isolé du monde, l’endroit est aussi qualifié de manière paradoxale : « château sans frontière ». Naît alors la confusion propre au théâtre d’Arrabal, entre isolement, claustration, et extériorité. Quel qu’il soit, l’endroit est bien celui où se rassemblent tous les exclus et les bannis d’une société sclérosée qui se débarrasse de ce qui ne lui semble pas être la « normalité ».

Du personnage

Si le personnage de la pièce est une femme, c’est bien Marcos Malavia qui l’incarne. Le metteur en scène s’explique alors sur ce choix : « C’est Fernando Arrabal lui-même qui m’a demandé de le faire. Il avait déjà vu la pièce jouée par des femmes en Italie et au Brésil et il me l’a confiée en me demandant de l’interpréter. Il m’a dit qu’il voulait voir le personnage de Lerry joué par un homme, non par un travesti mais plutôt par un homme-clown. Alors je me suis prêté à cette fascinante expérience. »

Plus que l’aspect clownesque, c’est plutôt la dimension burlesque qu’il faut retenir ici. Ce choix de mise en scène apporte certes une part dérision mais donne étrangement plus de force et de dynamisme à une interprétation à la fois rythmée, drôle et touchante, qui va mettre les Hommes face à leurs propres contradictions et à leur absurdité.

Outre son aspect burlesque, le personnage de Lerry revêt également un caractère enfantin par son hypersensibilité et la plupart de ses attitudes. Tantôt versatile, lunatique, nostalgique ou  encore romantique, sa seule constante reste la frénésie avec laquelle elle considère le monde ; sa seule volonté étant de mourir aimée.

Mais derrière cet optimisme délirant, ses extravagants raisonnements et ses idées folles sans aucune pudeur, le personnage de Lerry, empli d’humanité et d’amour, promène sur le monde son regard naïf qui devient une source d’humour inépuisable. Faisant fi des présupposés et des carcans de la société contemporaine, le personnage avoue en toute innocence des goûts particuliers qu’il croit appartenir à tous. Comme la plupart des héros du théâtre d’Arrabal, Lerry vit bien malgré elle dans la confusion et dans un univers quasi kafkaïen, au sein duquel elle joue à vivre en marge des règles imposées par la société.

De l’engagement

Derrière cette trame simple et cette dimension onirique et burlesque, c’est d’une sorte de tragédie contemporaine dont il s’agit. Pour Marcos Malavia, « le problème qui s’y pose est celui d’une tragédie propre à notre temps, empreinte d’une grande dérision. [La pièce] représente le monde absurde dans lequel le capitalisme nous a acculé à vivre ; et Lerry est en quelque sorte la métaphore de ces tentatives désespérées auxquelles nous assistons à travers la presse, des gens qui tentent de faire face à la grande machine sociale et politique qui est destinée à anéantir tout esprit de solidarité qui pourrait s’éveiller dans la société ».

En effet, le théâtre d’Arrabal est frondeur, contestataire et anti-conformiste. Le dramaturge explore une poétique et un humour audacieux qui participe à une entreprise de destruction et de refondation, en dépeignant de manière caricaturale les excès de la société.

Ici, ce sont plus particulièrement les institutions et le pouvoir qui passent au crible de sa critique. « Politiciens rétrogrades », « ramassis de bons à rien », « pays de ratés et de mazettes sans feu ni loi » : ministres, médias, justice, administration et ENA, tous y passent ! Arrabal s’insurge avec exaltation contre une forme de capitalisme et de matérialisme sordide et froid en faisant de Lerry le symbole de la marginalité et de la lutte.

Dès les premières minutes de la représentation, un coup de feu retentit, annonçant en filigrane une fin tragique, violente, et sans issue, le personnage se trouvant déjà dans un lieu clos. Ces tirs isolés deviennent en effet de plus en plus présents dans la seconde moitié de la pièce, et s’achèvent par une fusillade qui rappelle le dénouement d’une des pièces les plus jouées d’Arrabal, Pique-Nique en campagne. Ainsi, à la fin de la représentation, tout ce qui semblait dérisoire, burlesque, et absurde prend soudain une tournure plus tragique, tout en restant poétique.

Pour Arrabal, il semble que la fonction du théâtre ne soit pas tant de changer le monde, mais plutôt de l’appréhender autrement, par la jouissance même.

De la provocation à la libération

Si Arrabal se plait fréquemment à associer les thèmes du sacré, du vénérable, de la sexualité, et de la perversion ; ce n’est pas uniquement dans une dynamique de provocation et de sacrilège. Mais quoi de plus dérangeant quand on veut déstabiliser, que la vulgarité ? Alors que le thème de la sexualité est bien présent dans la pièce, elle ne sombre pas dans le vulgaire. Cette dernière est en permanence suggérée, et la pièce n’offre aucune représentation scénique de ces éléments. Les scènes érotiques restent dans le discours de Lerry qui les décrit avec poésie et passion.

Tout au long de la pièce, Arrabal joue à son jeu favori : ébranler les esprits et réveiller les consciences, afin de perturber les spectateurs en provoquant en eux une confusion qui les fera sortir de leur léthargie. Par le biais de son personnage, l’auteur aspire donc à faire émerger d’autres possibles, voulant montrer de cette façon qu’il peut y avoir d’autres manières de vivre et de voir le monde. Et c’est précisément cette nouvelle vision des choses, ces possibilités théâtrales, qui rendent ce théâtre panique si surprenant. Si aujourd’hui Arrabal s’exclame sans cesse que la provocation n’est en aucun cas le but de son œuvre, il est malgré tout connu pour être provocateur tant son théâtre n’a pas de limite dans le sens où il prend tout ce qui constitue l’homme, aussi bien le bon que le mauvais. En présentant les choses différemment de la réalité, Arrabal parvient alors à faire affronter à l’homme sa condition humaine telle qu’elle est réellement et à le libérer des illusions qui le conduisent à être constamment déçu.

De l’esthétique

Dans cet art de la confusion, Lerry met en scène son amour pour le chef des clandestins de manière constamment lyrique, souvent nostalgique, et quelquefois à la limite du pathétique, lui attribuant autant de désignations poétiques qu’elle pourrait lui en donner. Par amour pour cet homme et faute de ne pas avoir coopéré avec les ministères, le Château des Clandestins est assailli à la fin de la pièce. Alors, dans un dernier élan lyrique, Lerry s’exclame alors qu’ « on ne badine pas avec l’amour ».

La poésie est alors omniprésente dans le corps même du texte et l’auteur se plait à multiplier les jeux de mots quitte à tendre vers l’absurde ou l’énigmatique. Le spectateur ne saura manquer ces jeux de langages ou autres traits d’esprits construits autour d’innombrables références littéraires, mythologiques ou encore philosophiques.

A cette poétique du langage s’ajoute alors une esthétique provenant du rire, grâce à cet humour noir et décalé qui provoque chez le spectateur une sensation de plaisir.

« Le Beau est toujours bizarre » écrivait Charles Baudelaire dans ses Curiosités Esthétiques en 1868. L’art de la poétique d’Arrabal, c’est qu’elle fait naître en nous des émotions et peut transformer des situations tragiques en situations touchantes et émouvantes. Derrière son côté provocateur et « briseur » de normes, Arrabal est en réalité un grand poète qui ne se soucie pas du beau « conventionnel » mais qui dissémine dans sa « confusion » artistique une grande dose de poésie et d’humanité. Selon Marcos Malavia, « cette pièce est aussi burlesque que d’autres. La différence est que celle-ci a une grande charge poétique et métaphysique. » Son personnage considère tout « avec beaucoup d’ironie et d’humour. C’est cela qui donne cette particularité et sa force poétique au Château des Clandestins. »

EMILIE COMBES

CHATEAURECTO12