chessbal

Entretien avec Fernando Arrabal

par Laurence d’Ist

Publié dans le magazine Artension n°116 (nov-déc 2012)

L’homme de lettres, poète, essayiste, romancier, réalisateur, dramaturge et cofondateur du groupe Panique en 1962, mais aussi « Transcendant Satrape » du collège de Pataphysique depuis 1990, possède une collection d’œuvres d’art foisonnante. Si durant sa vie, son parcours fut accompagné par des personnages hors normes – Breton, Buñuel, Dali, Topor, Warhol, Ionesco, Beckett, Adamov, Cioran, Borges – il le fut également, et de manière plus confidentielle, par de très nombreux artistes, peintres, sculpteurs, plasticiens, photographes qui constituent un fonds de près de 3000 œuvres !

Comment avez-vous collectionné autant d’œuvres ?

Je n’ai jamais collectionné ! Toutes ces œuvres sont des cadeaux, des rencontres, des attentions spontanées, des connivences !

Pour quelles raisons y a-t-il toujours autant d’artistes autour de vous ?

Vous savez : tout ce qui est humain est confus par excellence ! Sans mérite aucun, je suis le seul survivant des quatre avatars de la modernité : de Dada, du Surréalisme, de Panique et de la Pataphysique. Aujourd’hui, on m’invite comme dramaturge et pataphysicien pour remplacer Beckett et Ionesco ; on m’invite comme surréaliste pour évoquer Breton, comme joueur d’échec en mémoire de Marcel Duchamp….Quant à panique, JE SUIS !

Vous êtes le seul à avoir écrit une Lettre à Franco (1972) du vivant du dictateur, puis une autre à Fidel Castro (1983), une à Staline (2004). À chaque fois, vous soulevez la cohésion d’artistes du monde entier, engagés comme vous contre l’intolérance et pour la liberté. Que pensez-vous de ce succès ?

Est-ce parce que je suis « muy different » (dixit Miro) qu’autant d’artistes s’adressent à moi ? Avec l’idée que je suis le seul anarchiste qui ne soit pas un tueur comme l’écrit Ionesco ? Je ne mérite pas toute cette attention. Pour ma reconnaissance planétaire, je pense n’avoir bénéficié que de La Lettre à Franco, écrite contre la condamnation à mort de mon père et cela sans avoir jamais milité politiquement. À  la suite de quoi, Antonio Saura a réalisé le portrait de mon père qu’il m’a offert ; Fernando Botéro celui d’un travesti parce qu’il appréciait le refus d’ordre et de perfection qui motivait mes écrits. Cette réalité est encore vécue par des artistes qui désirent me faire part de leur profonde estime, et m’approchent pour être près du rayonnement que l’on m’accorde. Puis, nous réalisons des créations spontanées dont je ne suis pas directement responsable. Je ne demande pas, cela vient naturellement à moi sans prévenir, comme ce fut récemment le cas avec Chambas, Combas, Coskun pour ne prendre que la lettre C…

On s’adresse parfois à vous par œuvre interposée. Il me semble que Picasso vous ait offert une peinture dans des circonstances particulières ?

De toute façon, Picasso aurait cherché à me rencontrer parce que j’étais espagnol et exilé comme lui. Il ne parlait que de sa peinture et ne s’intéressait pas à ses visiteurs. Il a peint et m’a donné « Viva la vida » (« vive la vie ») en réponse à mon film « Viva la muerte » (« vive la mort ») (1972) qu’il n’avait pas vu au cinéma mais dont il n’acceptait pas le titre. Se sentant piqué dans son orgueil, il répondit au premier degré à ce qu’il considérait être une provocation.

Picasso n’était pas un réactionnaire, non le mot serait trop fort, mais un conservateur et puis, il vivait complètement reclus à la fin de sa vie dans ce château doré doublé de coffres-forts.

Vous avez beaucoup d’estime pour Salvador Dali, avec lequel vous avez véritablement collaboré sur des livres d’artistes ?

C’était le peintre extra-cultivé et spectaculaire par essence ! Il m’a donné rendez-vous un matin, il voulait que je réalise avec une œuvre cybernétique ! Il était plus cultivé qu’original, il possédait une grande curiosité. Il était capable de converser sur des sujets les  plus techniques : les supports de la mémoire, les mathématiques d’avant-garde, la théorie des catastrophes… Il ne parlait jamais de peinture et surtout pas de la sienne !

Votre collection contient plus de 3000 œuvres, cela représente une galaxie d’artistes, avec lesquels vous avez forcément vécu des moments uniques ?

Je n’ai jamais rien connu d’aussi curieux que le costume réalisé par Jean Benoît pour « L’Exécution du testament du Marquis de Sade ». Une performance dont je me souviendrais toute ma vie, et qui eut lieu chez la poétesse Joyce Mansour à Paris en 1959, en présence de Breton, des surréalistes et de quelques expulsés du groupe. Au final, Jean Benoît s’approche de la cheminée. Il saisit le fer à marquer les bêtes à cornes. Au moment crucial, il se brûle la peau du nom du Marquis.

Pendant un an, Benoît avait fignolé dans la ferveur et l’enthousiasme son instrument destiné à marquer les poitrines et les esprits. Complètement absorbé par son dessin, il ne s’aperçoit pas qu’au lieu de S A D E son instrument ne peut imprimer sur la chair que le mot E D A S. Jusqu’à sa mort, en 2010, il a porté ainsi sur son corps, un « Sade » qui n’était visible que pour lui. Face à un miroir.

En 1962, vous êtes au groupe surréaliste depuis deux ans, quand vous rencontrez Topor (1938-1997) et Jodorowski (1929) avec lesquels vous créez le groupe Panique ; mouvement qui vous propulse à l’avant-garde du théâtre et du cinéma. Parlez-nous de Topor qui devient un de vos meilleurs amis… ?

Topor c’est une histoire à part : génie, génial, garant : il était peintre et auteur comme les grands écrivains, Goethe ou Victor Hugo. Il réalise le portrait de notre âme. Ses dessins n’appartiennent à aucune époque ; son œuvre est universelle. Il est très précis et juste comme Goya l’était dans la satire et la peinture.

C’est en découvrant ses dessins dont je suis littéralement tombé en admiration, qu’a eu lieu notre première rencontre en 1958-1959. On est devenu de grand ami, il me manque chaque jour. Il était très généreux, la preuve [il désigne d’un regard les œuvres accrochées aux murs du salon] et ceci n’est qu’une partie de ses œuvres. La création du groupe Panique répondait à un désir de sortir du fonctionnement clanique et solennel du groupe surréaliste, rythmé par ses exclusions, ses réintégrations…. Topor était un être d’une rare intelligence et sensibilité.

Vous venez de fêter votre quatre-vingtième anniversaire, quelle ait votre vision du comportement de l’artiste hier et aujourd’hui ? :

L’artiste n’a pas changé à mon sens. J’apprécie surtout ceux qui ont une œuvre derrière eux, ceux avec qui je me sens à l’aise, avec lesquels le contact est simple et facile.

Que signifie que l’art actuel serait moins bien qu’avant, comme on l’entend aujourd’hui ? Platon raconte une histoire similaire. Les philosophes, les dramaturges se lamentent que la culture n’intéresse plus personnes alors qu’ils ont les grands noms du théâtre. Platon rapporte cette plainte à un prête Égyptien qui lui répond surpris : « mais les athéniens sont comme des enfants ! ». Il y a et il y aura et toujours des Jeff Koons et des Damien Hirst, des prix comme le prix Turner qui tournent en dérision l’art et la culture, comme il y a toujours eu des artistes et des intérêts financiers.

Quel est selon vous le rôle de l’artiste dans la société ?

Celui qui traverse les frontières et le temps. Il vit dans les catacombes. Il n’est plus à acheter ni à vendre. Et grâce à cela, il peut transformer la société, et apporter La Pierre de la folie.

(NDLR : recueil de poésie d’Arrabal, édité par André Breton (1896-1966) dans sa revue surréaliste La Brèche puis chez Juilliard et qualifié de première littérature Panique en 1963).

Pour quelle raison votre collection reste-t-elle confidentielle ?

Parce que j’ai raté ma vie ! J’aurais voulu être peintre, comme mon père, puis mathématicien, ou encore un grand joueur d’échec. Au final, je suis dramaturge. En réalité, j’avance masqué.

Pour le grand public, je suis un provocateur. Mais mon environnement artistique est relativement secret et mon goût personnel en peinture a été qualifié de pompier par les surréalistes !

La Caverne d’Arrabal

Par L.d’Ist

Ces œuvres participent à la décoration confuse et baroque de son appartement parisien.

À côté du piano, ses échiquiers s’empilent tel un château de cartes et poussent ses livres d’artistes serrés sur les étagères. Sa chronique échiquéenne au magazine L’Express pendant trente-six ans fait pendant à celle de Marcel Duchamp au Soir. Aux livres se mêlent des objets ; ici : une expansion de César ; là : une installation d’horloges ; dans le salon, une sculpture de Coskun avec derrière, trônant au-dessus de la bibliothèque une gouache de Dario Fo (prix Nobel et Transcendant Satrape).

Aux murs de l’entrée et sur ceux du deuxième salon, se côtoient contre toute attente : une gouache de Pollock non loin d’une peinture de Botéro, au-dessus d’un dessin de Miro, à côté d’un dessin de Topor, d’un autre de Saura ; pour se poursuivre par une gouache de Ionesco et des portraits d’Arrabal peints par différents artistes de l’époque Panique, dont un par Topor.

Lorsqu’il reçoit pour un cénacle arrabaldien, les invités s’assoient autour d’une énorme table de Camilo Otero, en bois très massif, à côté d’une sculpture également en bois du même Otero, sorte de trône à tortures, de masse énorme. Créée pour sa pièce de théâtre « Et ils passèrent des menottes aux fleurs » (1969), celle-ci participa aux jeux sadomasochistes qui marquèrent à jamais le nom d’Arrabal du sceau de la provocation et du blasphème mais aussi d’un théâtre à la catharsis libératoire, rendant hommage à la vie elle-même.

L’inventaire réalisé pour l’exposition rétrospective « Arrabal Kaléidoscopes 1964-2000 » dans le cadre des rencontres nationales du livre comptabilisait 400 livres d’artistes créés avec près de 100 artistes. Parmi eux : des peintres de l’abstraction lyrique (Miotte, Baltazar), des surréalistes figuratifs (Lam, Camacho), des artistes singuliers (Ponç, Romero), de la figuration narrative (Arroyo, Félez), de la figuration libre (Combas, Ben), des connus, des moins connus, des artistes Français, Espagnols, Européens, Cubains, Turcs, Grecs… Bref, des artistes du monde entier qui désirent lier leur rencontre avec l’écrivain le plus controversé et transgressif du xxe siècle, en joignant leurs mondes sur les pages d’un livre d’art, unique bien souvent.