Dans cette campagne électorale américaine, il y a une chose qui sera restée mystérieuse à bien des Européens : c’est la haine dont a fait l’objet, jusqu’au bout, Hillary Clinton.
Passe encore Trump, pensions-nous !
Mais Clinton ?
La première femme de l’Histoire à tenter l’aventure de la Maison-Blanche ?
Pourquoi, alors qu’elle était leur honneur, ce parfum de réprobation et de disgrâce que l’on sentait jusque chez les femmes et, parfois même, par-delà les rangs républicains ?

Il faut, pour le comprendre, remonter quinze ans en arrière, jusqu’à cette malheureuse affaire Lewinsky qui faillit emporter la présidence de Bill Clinton.

La Hillary d’alors savait-elle ? Toléra-t-elle ? Est-elle vraie, cette histoire de divan où ils ont raconté, l’un comme l’autre, que Madame aurait exilé Monsieur avant de passer l’éponge ? Est-il possible que l’on ait fonctionné ainsi, chez les Clinton, comme chez n’importe quel couple plongé dans les affres de l’adultère ? Ou s’agissait-il d’une mise en scène donnée en pâture à une opinion avide de télé-réalité et de la politique qui va avec ? Degré de complicité, dans ce cas ? Parts respectives de la rancune et de la solidarité de Thénardier ? Et aujourd’hui ? Quelle part l’affaire a-t-elle, aujourd’hui, quoi qu’il se soit réellement passé à l’époque, dans cette ambition d’entrer à son tour à la Maison-Blanche ? Comment, plus exactement, cela n’influerait-il pas sur ceci ? Comment une femme humiliée qui a vu la planète entière s’inviter dans sa chambre à coucher pourrait-elle, sans y penser un peu, beaucoup, passionnément, tout le temps, à la folie, envisager d’entrer, de travailler, de venir et de revenir, tous les matins et les soirs de la vie, dans le lieu même de son humiliation ? Et pourquoi, dans ce cas, le fait-elle ? Pour l’amour du bien public, soit. Dans l’intérêt de l’Amérique, admettons. Mais après ? Qui jurera que, dans sa tête, ne tournent pas d’autres raisons ? Y va-t-elle pour se venger ou le venger ? Pour occuper le terrain, signer sa victoire, montrer au monde, et à lui, ce que peut être une présidence Clinton sans tache ? Ou y va-t-elle pour le blanchir, effacer définitivement la souillure et permettre que l’on tourne la page? Et serait-elle, dans ce cas, comme ces héroïnes de boulevard qui, après avoir caché le cadavre, retournent sur les lieux du crime pour faire disparaître les indices ?

Voilà à quoi pensaient une part des électeurs et des électrices pendant que faisait campagne la secrétaire d’Etat.

Voilà ce que l’on entendait murmurer dans les cercles informés de Washington non moins que sous les chapiteaux de l’Ohio, de l’Iowa ou du Colorado où elle venait parler du terrorisme, de l’Irak, de la réforme Obama du système de santé ou de la crise économique.

On l’écoutait, bien sûr.

On la regardait batailler, rendre coup pour coup et défendre son programme.

Mais on avait toujours une deuxième oreille, voire une troisième, pour ce qu’elle ne disait pas mais que l’on imaginait qu’elle avait forcément à l’esprit en projetant d’entrer, à son tour, dans ce Bureau ovale associé aux frasques de son mari.

Il y avait les femmes bafouées d’Amérique se sentant vengées par cette femme admirable et digne, si droite sous les crachats, si pudique, si intègre, Tocqueville aurait dit si « chaste » et il aurait vu dans cette « chasteté » (« De la démocratie en Amérique », livre II, troisième partie, chapitre XI) l’apanage d’un « état social démocratique » – il y avait la part de l’électorat féminin, oui, se rangeant derrière cette épouse qui a souffert mille morts en silence et qui a fait au conjoint libertin le cadeau de laver l’honneur familial.

Mais il y avait aussi les autres, toutes les autres, toutes les chiennes de garde de la vertu conjugale foulée aux pieds que l’on entendait chuchoter que non ! le contraire ! aucune moralité ! aucun respect de rien ! ces Clinton n’ont-ils donc aucun principe ? cette femme manque-t-elle à ce point de classe et de fierté ? moi, si mon mari me trompait et, de surcroît, avec une pouffiasse, j’exigerais de déménager ! le lieu où la chose s’est passée serait irrévocablement maudit ! alors la Maison-Blanche, vous pensez ! veut-on d’une présidente qui, au lieu d’avoir la tête aux affaires, ne sera obsédée, du soir au matin, que par ce qui s’est passé là, non, ici, dans ce bureau, sur ce coin de moquette – vertige des signes et mémoire des lieux, mauvais venin de la jalousie, est-ce ainsi qu’on conduit un Etat ? et cette femme est-elle digne du beau titre de « commandant en chef » ?

Cela n’était pas dit en ces termes, naturellement.

Et Trump lui-même resta, le plus souvent, dans le sous-entendu lourd et graveleux.

Mais le puritanisme américain étant ce qu’il est, il n’avait pas besoin d’en faire plus.

Cela compta au moins autant, dans la conversation publique, que l’incompréhensible affaire des mails ou celle des supposés conflits d’intérêts autour de la Fondation Clinton.

Et je suis convaincu que, lorsque viendra le moment de faire le vrai bilan de cette campagne folle, lorsque l’on prendra le temps de procéder au décodage de sa violence, de ses outrances et de sa vulgarité sans précédent, cette marée grise du non-dit moralisateur, machiste et phallocratique apparaîtra comme l’un des sous-jacents de l’histoire.

5 Commentaires

  1. Est-il possible pour l’auteur de ces lignes d’imaginer qu’une autre raison puisse avoir inspirer le rejet (massif et bien plus vrai que l’adhésion aux « idées » de Trump) de Madame Clinton. Certes, l’explication phalocratique a le double avantage d’être à la fois simplissime et de catégoriser les non électeurs de Clinton en penseurs du mal (Madame Clinton incarnant indubitablement le bien – on se demande pourquoi). Peut-être le soutien total du monde financier, conjugué au souvenir de la dérégulation opérée par Monsieur Clinton et qui généra la crise financière de 2008, peut-être l’absence de réformes structurelles claires, peut-être l’adhésion à la mondialisation économique sans limite, peut-être le soutien à l’interventionnisme qui a contribué à déséquilibrer le moyen-orient (et que l’auteur soutien sans retenue également), peut-être tout ceci a également conduit près de 6 millions d’électeurs démocrates à ne pas se déplacer pour voter et contrer Trump.

  2. Hillary Clinton est-elle haïe ? Je ne pense pas. Je pense plutôt qu’elle met mal à l’aise, c’est différent.
    Mais est-ce sa personne ou est-ce ce qu’elle « représente » ?
    Qu’une femme soit publiquement plainte mais secrètement dénigrée parce qu’elle a été humiliée, en conséquence des actes sexuels d’une autre femme, plus jeune, plus attirante physiquement, c’est le pendant parfait de la « garce » qui est elle publiquement détestée mais secrètement désirée par les hommes et enviée par les femmes.
    L’une est rejetée en tant que représentation de l’inappétence sexuelle, et l’autre est convoitée et enviée parce qu’elle est promesse de sexe, et plus cette promesse de sexe est brute, plus elle est convoitée, et enviée.
    Le fait qu’Hillary Clinton soit aujourd’hui publiquement rejetée, sous prétexte d’incarner le stéréotype politicien « mondain et élitiste » qui chausse ses bottes de chasse pour battre le pavé crotté du peuple, c’est catharsistique, un prétexte qui engendre une forme de soulagement, une petite libération émotionnelle. Le peuple attendait, inconsciemment (laissons-lui une chance), une occasion de rejeter (enfin) publiquement, celle qu’il déteste déjà secrètement dans son ventre depuis longtemps au point d’en être mal à l’aise lorsque Hillary Clinton paraît.
    Tout cela suppose qu’une grande partie des américains aient donc voté avec ses tripes, voire une partie de leur anatomie encore un peu plus bas, plutôt qu’avec leur raison. Je ne me prononcerai pas sur le sujet, je ne connais pas assez les américains pour cela.
    En extrapolant, alors que tous les commentateurs font le rapprochement entre Marine Le Pen et Donald Trump, c’est bien du contraire qu’il s’agit, tout rapproche Marine d’Hillary, car Marine Le Pen incarne une vision masculine de la femme, difficilement compatible avec l’appétence sexuelle, ce en quoi beaucoup cherchent un prétexte pour la rejeter publiquement.
    Que faudra-t-il à une femme pour être élue ? Etre entourée d’hommes qui auront ostensiblement une attitude de désire, d’envie d’elle, que beaucoup ressentiront comme de l’appétence sexuelle, ce qui la rendra donc désirable.
    Je me souviens combien Ségolène Royal donnait l’image d’une femme laissée seule, alors que Nicolas Sarkozy donnait l’image de chef de meute, de « mâle alpha ».

  3. Le « phallocratisme », c’est comme un champignon vénéneux : il ne devient vénimeux qui si on l’arrache et on le mange. Alors, laissons-le là, il fait partie de la création, donc de la nature et condition humaines. C’est quand on veut la changer, cette nature, qu’on provoque des désastres, tout sauf naturelles.

    L’outrance des hommes en politique n’est que l’extrême répondant à la présence des femmes : c’est un x répondant à un autre x. Il suffirait qu’ils aient la sagesse –on a encore un peu de temps– de se défaire de leur X pour que son homologue en face se barre de lui-même et ne reste que le Y. La bonne politique de la cité serait alors assurée, à condition de ne pas renier aucun des deux X… dont, en vérité, il y en a trois, pour deux genres qui ne sont point interchangeables. –J’aime les énigmes littérales et chiffrées, c’est mon héritage, j’ai été à bonne école, tout comme vous.

    Yours as ever.

  4. D’accord avec la thèse de la tache originelle, insoluble dans le puritanisme américain, mais se serait-il agit d’un homme, auriez-vous fait preuve de la meme tolérance envers « l’incompréhensible affaire des e-mails  » (très compréhensible pourtant) et les « supposés conflits d’intérets autour de la Fondation Clinton » (les Saoudiens qui font des virements à Bill Clinton tout de meme..) ??