Constance est enlevée, et son époux Louis Coste ne s’en préoccupe guère. Enfin si, un peu tout de même, alors il va demander conseil à son avocat de frère, qui confie le dossier à son assistante. Laquelle assistante, prénommée Aline, tombe dans les bras dudit Louis Coste, alias Lou Tausk, ancienne gloire des hit-parades, un Patrick Hernandez à sa façon, l’homme d’un seul titre qui a fait sa fortune. Lou Tausk voudrait mettre en chantier un nouvel album, conceptuel, mais son parolier est dépressif, et le projet n’avance pas. Du côté de Constance, ça piétine un peu, aussi. Au fin fond de la Creuse, elle est à peine séquestrée, presque heureuse de ce temps de repos que lui offre son kidnapping. Citadine dans l’âme, elle découvre les joies du jardinage, et dévore une encyclopédie, méthodiquement, de la lettre A à la lettre Z, y trouvant une sorte de jubilation zen. L’un de ses geôliers ne lui est pas indifférent. Ce geôlier-là est en cheville avec les services secrets, et l’enlèvement de Constance est une sorte de mise en condition. On cherche, en haut-lieu, à déclencher deux syndromes opposés : celui de Stockholm et celui de Lima – en pincer pour son ravisseur, en pincer pour sa victime. Les services secrets la jouent psychologique.

Jean Echenoz, dans Envoyée Spéciale, applique les principes rigoureux de la mécanique du vaudeville. C’est Feydeau au pays de la dynastie communiste, car on va se retrouver en Corée du nord, – un pays qui inspire manifestement les écrivains : Yann Moix y consacre son prochain roman – après avoir passé une agréable réclusion au sommet d’une éolienne. Les portes ne claquent pas vraiment, mais les rouages s’imbriquent parfaitement, déclenchant ce que l’on nomme en littérature des catastrophes, qui ne sont en rien catastrophiques dans l’histoire, ou si peu. On rit. Le vaudeville, c’est fait pour ça. On rit et on admire. Une construction pareille, rigoureuse, terrifiante de rigueur, et qui ne se prend pas au sérieux… Il en faut, du talent, pour parvenir à cette désinvolture constructive. Il en a, du talent, Jean Echenoz. On le sait, on le savait. On s’en émeut à chaque fois.

On pourrait dépiauter le mécanisme, indiquer comment, dans cette narration d’une fluidité impeccable, les mondes parallèles du show business, de la coiffure, de l’espionnage et de la RATP se frôlent et se mélangent, jusqu’à l’absurde. Hyacinthe, par exemple, ce conducteur de métro électricien à ses heures non ouvrées, qui devient taxi puis… Le cimetière de Passy, autre exemple, que l’on arpente avant de se faire intimider par une perceuse, perceuse qui va servir à creuser des trous d’aération dans une malle de transport qui a tout du cercueil, cimetière où l’on se retrouve à l’épilogue, inchangé, boucle bouclée. Jean Echenoz, horloger facétieux, sème d’ailleurs ses petits cailloux d’indices, sous la forme d’assertions telles que : « mais cela n’a rien à voir pour l’instant avec ce qui nous occupe » ; « Certes, le public a le droit d’objecter qu’une telle information ne semble être qu’une pure digression ». Mais tous les fils laissés pendants finissent par se rejoindre, et la tapisserie est parfaitement tissée.

Il y a un monde entre le laisser-aller et l’architecture. Si faire n’importe quoi n’a jamais été le signe de la véritable liberté – cela est vrai partout, mais particulièrement en littérature – la vraie liberté de l’écrivain s’inscrit dans la maîtrise, même débridée, de sa trame. Echenoz est un architecte hors-pair. Son roman tient debout, des fondations à la tuile faîtière, parfaitement bâti, parfaitement érigé. Mais il y a plus que cela. L’imbrication des situations, des relations entre les personnages – Lou couche avec Aline, qui connaît Lucile, laquelle fraie avec un intermédiaire des ravisseurs ; Aline se lasse de Lou, envisage de poursuivre avec tel personnage rencontré inopinément, lequel est le commanditaire de… ; sans que chacun sache que… etc. – met également en évidence une sorte de sens de la vie à la Echenoz. Déjà, dans ses romans précédents, Nous trois ou Lac, pour n’en citer que deux, une sorte d’évidence des croisements et des rencontres était mise à jour. Le monde selon Echenoz est une imbrication non de causes suivies d’effets, mais de hasards, de ces hasards que Breton aurait qualifiés d’ « objectifs ». Ni prédestination ni rien qui soit écrit d’avance, mais une conjonction harmonieuse de l’ordre de la surprise concertée. Dans la vraie vie, c’est parfois effrayant. En littérature, c’est la griffe des grands.

L’auteur est le grand Manitou, le Grand Horloger. Il crée son monde, l’organise rigoureusement, pour le plaisir et la surprise des lecteurs, et sans doute et avant tout pour son propre réconfort. Ordonner le chaos, voilà l’objectif. Jean Echenoz, dans Envoyée spéciale, parodie le roman d’espionnage pour mettre de l’ordre dans tout ça. Tout ça ? Les incertitudes et les doutes. De quoi ? De nos vies, bien sûr. De la perception que nous avons de nos vies. De l’incertitude que nous avons de nos actions et de nos réactions. Un long extrait de ce roman rondement mené, comme une démonstration :

« Constance, les jours suivants, n’a donc pas cessé de pleurer. En écoutant de la musique, donc elle arrêtait la musique. Devant des publicités télévisées, donc elle coupait le récepteur. Une fois, elle a allumé la radio : Nous recevons aujourd’hui Gérard Delplanque dont le film, Incertitude et doutes chez Nitchika, l’espionne amoureuse, sort mercredi sur vos écrans. Gérard Delplanque, bonjour, et tout de suite une remarque : ce titre sonne un peu, comment dirais-je, comme une provocation. Ce sera donc ma première question : hommage ou parodie ? Votre propos n’a aucun sens, s’est aussitôt emporté Gérard Delplanque, ni l’un ni l’autre, évidemment. Il s’agit avant tout d’un film d’action. » (p. 190).

Nos vies comme un film d’action. La vie selon Echenoz est un principe qui agit et qui nous agit, disons-le ainsi. Nous ne sommes peut-être pas envoyés, et pas si spéciaux que ça. Il vaut mieux en rire, et feindre la parodie. Oublier nos doutes. Et nous serons sauvés. Comme Constance. Ou pas.