Qui est Gérard Fulmard ? Personne, ou presque. Il ressemble «à n’importe qui, en moins bien». Ex-steward débarqué pour une obscure histoire dont on ne saura rien dans le roman, il a été déchu de ses droits civiques et vivote dans un «deux-pièces et demie» de la rue Erlanger, où sa mère avant lui a vécu. La rue Erlanger a été le théâtre d’au moins deux faits divers qui sont encore dans toutes les mémoires : y a eu lieu le suicide de Mike Brant, au numéro 6, et au numéro 10 résidait le Japonais cannibale Issei Sagawa. Ce sont les deux faits divers mentionnés dans le roman. Ajoutons à cette funeste liste que le 5 février de l’année dernière un incendie se déclarait au 17 bis, faisant dix morts. Jean Echenoz pose son héros dans cette rue singulière, marquée. «Héros», entendons-nous : Gérard Fulmard a tout du flemmard aboulique : il a 45 ans, aucune perspective, vit seul et passablement désargenté. Une idée lui passe par la tête : ouvrir une agence de détective, ou quelque chose comme ça. Il choisit comme raison sociale «Cabinet Fulmard Assistance», un terme assez vague pour attirer toutes sortes de clients. 

Ce Gérard Fulmard qui donne son titre au roman n’est que partiellement le narrateur et l’acteur du texte. En parallèle, le lecteur entre dans les arcanes d’un parti politique à peu près insignifiant, qui ne fait guère plus de 2% aux élections. Nicole Tourneur, la secrétaire nationale de ce parti, est victime d’un enlèvement. Les différents membres du bureau exécutif, les dissidents, les dirigeants et les presque sans-grade sont sur le qui-vive. Comment avancer politiquement sur la base de l’enlèvement ? Comment redistribuer les postes ? Un médecin membre du parti est aussi le psychothérapeute de Gérard Fulmard. Voilà comment tout ce petit – mais pas joli – monde va se rencontrer.

On peut, c’est vrai, raconter un roman de Jean Echenoz. Mais cela reviendrait à divulgâcher une intrigue très intriquée, et n’apporterait pas grand-chose. Car lire Echenoz, c’est une expérience de lecture. Ils sont bien peu nombreux les écrivains français qui sont capables, à ce point, d’embarquer le lecteur dans une histoire qui tient autant du roman noir dévoyé que de l’aventure rocambolesque, voire pied-nickelesque. L’assemblage tient debout de magnifique manière grâce à un regard ironique sur le contemporain, à un recours particulier à la stylistique, et à un art consommé de la construction. Pour ce qui est du contemporain, deux mondes s’affrontent dans le roman : les rien-du-tout, comme Gérard Fulmard qui passe une annonce dans «un de ces gratuits qu’au sortir du métro des pauvres distribuent aux pauvres», et les riches – disons-le ainsi – qui vivent retranchés dans des îlots résidentiels hyper-protégés au cœur de Paris, «car on le sait bien, c’est un trait propre aux nantis d’être solidaires : leur but est la sécurité sociale, le capital incite à l’entre-soi.» Pour écrire – et non décrire – ce monde foldingue à plus d’un titre, Echenoz met en place une écriture basée sur le zeugma, la gradation ou la litote. Quant à la construction du roman, elle relève du funambulisme : tout en légèreté, mais équilibrée et solidement campée. On ne prendra ici pour preuve que deux exemples : l’unique réplique d’un figurant de série – il faut être attentif !, on n’en dira pas plus… – et la destinée particulière d’un des personnages principaux du roman, qui, de sa piscine à la mer de Flores, accomplit un destin romanesque parfait, que l’on n’avait pas soupçonné. 

A détailler de cette façon le savoir-faire virevoltant d’Echenoz, on pourrait croire que l’intrigue a peu d’importance. C’est faux. Cet art-là de l’écriture, parfaitement maîtrisé, dit et montre quelque chose de l’humain en général, et de l’humain contemporain en particulier. Et dit quelque chose du regard porté sur cet humain-là. Echenoz choisit le camp de l’humour et du recul, toujours, ou presque. Ici, dans Vie de Gérard Fulmard, il joue comme il a souvent joué avec les codes du roman de genre, en l’occurrence du roman noir – il s’est joué des codes du roman d’espionnage dans Lac avec autant de virtuosité, par exemple – et repousse sans cesse la vraie scène d’amour, qui n’aura pas lieu – tandis que dans Nous trois, le roman reposait entièrement sur la scène d’amour, en apesanteur, alors que nous croyions lire autre chose. Le titre de ce roman est en trompe-l’œil : il aurait dû être, sans rien dévoiler d’essentiel, «Vie et mort de Gérard Fulmard». Et il renvoie aussi, par la bande, et en opposition, aux biographies romancées de Ravel, Zatopek et Tesla qu’Echenoz a publiées il y a quelques années. Ici, nous sommes face à la biographie d’un être fictionnel, qui parfois dit «je» dans le texte, qui jamais n’est évoqué par son nom dans les sphères politiques qui vont se servir de lui. On est quelqu’un, et l’on n’est personne. Il ne faut pas chercher de morale ou de démonstration dans les romans de Jean Echenoz. Gérard Fulmard n’est personne, il ressemble «à n’importe qui, en moins bien», répétons-le. Mais, quand même, il est un maillon broyé par un parti politique à peu près inexistant. Une vie d’humble broyée par de moins humbles sans grande importance. C’est là que l’intrigue prend son importance.

Vie de Gérard Fulmard est un roman à l’humour noir corrosif, qui, dans une construction vertigineuse, regarde et interroge, sur le mode de la fiction échevelée, une certaine valse du temps. Un des grands romans de Jean Echenoz.