On ne sait rien du romancier François Saintonge. Avec la parution du Métier de vivant, son deuxième roman après le remarqué Dolfi et Marilyn (Grasset, 2013), on devine toutefois que deux motifs l’intéressent en priorité : l’Histoire – et singulièrement les deux conflits mondiaux – et la mise en scène du corps. Dans Dolfi et Marilyn, les clones d’Hitler et de la star hollywoodienne se retrouvaient dans une Germania de 2060, capitale d’une principauté d’opérette. Le clone d’Hitler était un corps issu de l’industrie et habité par un esprit faible, désorienté. Plongé dans un contexte et une architecture ressurgis du passé, le clone devenait son terrifiant modèle.
Le Métier de vivant débute durant la première guerre mondiale. Max Brouillart (avec un t…) est un jeune homme aboulique, un « cœur tiède » comme il se définit lui-même, surprotégé par sa mère, embusqué, à l’abri des tranchées et des combats dans les locaux de la Maison de la Presse, ces bureaux dans lesquels « de brillants intellectuels auscultent l’opinion publique internationale en dépouillant la presse étrangère » (p. 124). C’est qu’il y a du beau monde, dans les couloirs de la rue François-Ier, en cette année 1917 : on peut y croiser Edmond Jaloux, Jean Giraudoux, Jean Cocteau, ou encore le délicieux Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz. Max Brouillart fait la connaissance d’une jeune Américaine de son âge, mariée à un marchand de canons. Lors de leur première rencontre, la ressemblance ne lui saute pas aux yeux. Pourtant, lorsqu’il la croise à nouveau dans la porte-tambour d’un hôtel, il ne peut que se rendre à l’évidence : cette femme, c’est lui. Physiquement, la ressemblance est plus que troublante. Gênante. Impensable.
Un homme et une femme peuvent-ils se ressembler à ce point ? Si la carrure de l’Américaine est moins masculine que celle de Max, les yeux, la couleur et l’implantation des cheveux, la forme des oreilles, la pente du nez, jusqu’aux gestes et à la manière de bouger… tout est identique. Non pas comme pour des clones mais de façon plus appuyée encore que chez des jumeaux de sexe différent. Sont-ils frères et sœurs ? Commettent-ils un inceste lorsqu’ils couchent ensemble ? Leur ressemblance cache-t-elle quelque chose de plus mystérieux, de plus inexplicable – symbolique – que les liens du sang, d’ailleurs impossibles en l’occurrence ? Max est bouleversé, tandis que la jeune femme se désintéresse de la ressemblance, ou au mieux s’en amuse.
L’Américaine se prénomme Dionée. Elle porte un nom de fleur carnivore – la dionée appartient à la famille des droseras. Mais loin d’emprisonner Max dans ses pétales, elle disparaît et refait surface, périodiquement, en femme libre et indépendante, bientôt divorcée. Le parfum qu’elle porte évoque pour Max le jardin de son enfance protégée, dans la propriété de Corbinières. Si Dionée avance dans la vie, mouvante, énergique, Max semble figé sur place, entre ses souvenirs et sa mère-poule. Max et Dionée ont le même corps, mais pas la même faim de vie. Il est statique, elle est en marche.
Max Brouillart forme avec Lothaire et Léo un trio d’amitié virile. Les trois jeunes hommes se connaissent depuis toujours, Léo est le cousin de Max, Lothaire son ami d’enfance. Jeunesse aisée, insouciante. Les cousins appartiennent à la grande bourgeoisie, Lothaire porte un nom à particule. Max a surnommé son ami « Monsieur de la Boiterie », car Lothaire a un pied bot, infirmité qui lui épargne de partir pour le front. Léo, sportif, perd une jambe au combat. Max, plus ou moins contraint de quitter la Maison de la Presse où il coulait de beaux jours, se retrouve dans la mêlée combattante, est blessé : il perd un œil. Deux boiteux et un borgne, voilà ce qu’est le trio à la fin de la première guerre mondiale. Ces infirmités, de naissance ou de guerre, vont avoir une influence sur le cours de la vie des amis. Lothaire tombe amoureux d’une fille vulgaire et sans attrait, qui le mène par le bout du nez. Le corps de cette Paula, quelconque lorsqu’il est vêtu – elle s’habille mal, ne connaît rien de l’élégance – est une splendeur dans la nudité. A nouveau, c’est une affaire de corps. Léo entre en politique, est élu député. La perte de sa jambe semble éveiller en lui des convictions fougueuses : il trouve le colonel de La Roque un peu trop modéré… Quant à la « borgnitude » de Max, préfigurée par un cocard lors d’une rixe rue Quincampoix, elle devient symbolique. Max, ébloui par sa ressemblance avec Dionée, ne voit plus que d’un œil. Au fil des années, l’inquiétude et les interrogations à propos de ce mystère laissent la place à une relation presque apaisée.
Le Métier de vivant est une histoire d’amitié, mais aussi, et sans doute surtout, une magnifique histoire d’amour. Max et Dionée ne se revoient qu’à six reprises entre les années 1917 et 1940. D’un conflit à l’autre, ils vivent séparés, ne se donnent aucune nouvelle, se retrouvent pour une étreinte – dans le noir – et reprennent le fil de leur vie. Max a ouvert une galerie d’art spécialisée dans le surréalisme, Dionée court le monde en guerre et publie ses articles dans les journaux, La Gazette de Lausanne, Le Temps ou Le Populaire. S’aiment-ils, ces deux-là, si semblables physiquement et si différents dans leur caractère ? Max, cœur décidément bien tiède, ne sait même pas ce que signifie le mot « amour » :
« S’il s’efforce d’analyser ses sentiments vis-à-vis de Dionée, il n’y distingue rien qui ressemble à de l’amour tel que les livres, les bons comme les mauvais, le décrivent. D’ailleurs, il croit ne pas en avoir jamais vraiment ressenti. Il se souvient d’avoir éprouvé du désir, souvent, et de la sympathie, pas toujours simultanément ». (p. 157)
François Saintonge évite le piège du discours sucré sur l’âme-sœur. La ressemblance entre Max et Dionée reste un mystère, leur relation n’a rien de passionnel, ni même de sentimental. Elle est, plutôt, de l’ordre de l’essentiel. L’arrière-fond historique, largement présent et minutieusement documenté, donne au roman une autre envergure : de la boucherie de 14-18 au blitz londonien des années 40, c’est toute la première partie du XXe siècle que le lecteur découvre, sans jamais assister aux combats. Le texte suit la trajectoire de Max, trajectoire essentiellement parisienne. Le fracas d’un monde en ébullition est toutefois largement audible, singulièrement par le biais d’une Dionée engagée sur le front du journalisme et du grand reportage.
L’histoire se clôt sous les bombes, à Londres, en 1940. Max et Dionée ont 45 ans. Le lecteur, selon qu’il sera pessimiste ou optimiste, décidera de leur sort. Construiront-ils une famille, ou seront-ils pulvérisés ?
Le titre, d’apparence pavésienne, est tiré d’un dialogue entre Max et Harry, l’époux conciliant de Dionée, après une nuit de bringue :
« – Mal en point, hein ? On a picolé, no doubt. C’est le métier qui rentre, le métier de vivant ! s’esclaffe [Harry] ». (p. 88)
Max et Dionée viennent de coucher ensemble pour la première fois. Sans doute Max ne se sent-il réellement vivant qu’à partir de ce moment-là : il sait que son double féminin, son double physique et son exact contraire psychique, existe. L’union des deux corps – si ce n’est des deux esprits – est une possible réponse au mystère de notre présence au monde :
« Il a le souvenir, chaque fois qu’il s’est retiré d’elle au dernier instant, d’une fraction de seconde vertigineuse, comme s’il se tenait en équilibre au-dessus d’un vide immense et noir, piqué d’étoiles scintillantes dans la béance infinie de l’univers ». (p. 204).
Quelle belle histoire que celle de Max et Dionée ! Et quel beau roman que Le Métier de vivant ! Loin de toute mièvrerie, de toute situation attendue et rebattue, François Saintonge trace un sillon éminemment personnel dans la littérature française contemporaine. Non pas en embusqué, comme son personnage Max Brouillart, mais sous le brouillard du pseudonyme.