Au lendemain des événements terribles survenus au siège de Charlie Hebdo, les enseignants se sont trouvés confrontés à une situation pédagogique inédite, et parfois très difficile à maîtriser.

Des collégiens et des lycéens, dans bon nombre d’établissements, ont campé sur des positions irréductibles, et le dialogue est devenu impossible, tant avec le professeur qu’avec leurs camarades de classe. Je me permets ici un témoignage personnel : j’enseigne dans un lycée de banlieue, mon public est composé d’étudiants de BTS, qui ont passé et eu leur bac, qui ont suivi des cours de philosophie en Terminale, qui ont, dans le meilleur des cas, entendu parlé de Voltaire en classe de français et des valeurs de la République en ECJS (Education Civique, Juridique et Sociale). Les fractures apparues dans la « promo » en janvier dernier ne sont pas encore réduites. Si les perspectives de l’examen final et les angoisses de poursuite d’études ont primé sur les « ils l’ont cherché », « on ne touche pas au Prophète », « tu vis en France, et en France on a le droit de… », « Cabu, putain ! Tu sais qui c’était, Cabu ? Le type le plus gentil du monde », etc., quelque chose s’est définitivement brisé, que nous ne recollerons plus. Le prof peut bien tenter de remettre en perspective, d’inviter à construire un raisonnement, de contrebalancer les assertions définitives… le débat est impossible. Ce ne sont pas les quelques – pauvres – éléments de langage envoyés par la hiérarchie qui nous ont aidés. On l’a sans doute oublié, mais lors des attentats contre le World Trade Center, en 2001, beaucoup d’élèves avaient également refusé d’observer une minute de silence. Et nous n’avions pas débattu.

Pour enseigner, les supports sont indispensables. Pas suffisants, mais nécessaires. La collection Folioplus classiques propose une Petite histoire de la caricature de presse en 40 images qui met de l’ordre dans le chaos émotionnel et républicain qui a suivi les assassinats des caricaturistes de Charlie Hebdo (et l’assassinat de journalistes, invités, employés, policiers affectés à la sécurité qui se trouvaient dans les locaux). La caricature de presse a une histoire, que Dominique Moncond’huy organise en deux volets : une première partie qui présente quarante images contextualisées, et un dossier qui insiste sur la tradition européenne de la satire et sur la place de la presse satirique en France. Qui démonte également les mécanismes de la caricature, cet « art du mordant ».

Les quarante dessins suivent l’ordre chronologique : la Révolution française, Blucher, la Restauration, Louis-Philippe, la seconde république, Napoléon III, la Commune, l’affaire Dreyfus, la colonisation, l’anticléricalisme, l’affaire Stavisky, la guerre d’Espagne, l’invasion hitlérienne, les premiers essais atomiques français, la guerre froide, Mai 68, la mort de De Gaulle, le couple franco-allemand, les accords de Maastricht, pour finir sur un dessin de Plantu paru dans Le Monde, en date du 29 janvier 2015. On y voit une institutrice ordonnant à un djihadiste en grande tenue de copier cent fois « plus jamais ça » dans une classe où les élèves représentent la diversité culturelle de notre pays. Sur le mur du fond, là où l’on accrochait les panneaux cartonnés représentant la France des départements ou le cycle de l’eau, une affiche détournée où l’on peut lire « Djihad macht frei » : l’attaque de l’Hyper Cacher est ainsi remise dans son contexte antisémite, et pose la question du fascisme djihadiste.

Parmi les caricatures et satires proposées, certaines sont très célèbres et font partie de notre inconscient collectif : la tête de Louis-Philippe en forme de poire, la une de Hara-kiri « Bal tragique à Colombey – 1 mort », ou encore l’affiche des étudiants des Beaux-Arts de 1968, « Sois jeune et tais-toi », sur laquelle l’ombre du grand Charles bâillonne un jeune homme qui nous regarde droit dans les yeux. D’autres sont moins connues, et renvoient à des luttes anciennes qui prennent un tour étonnamment contemporain : la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, en 1905, donne lieu à deux unes impressionnantes. Celle de L’Assiette au beurre met en scène un monstre mi Saint-Pierre de Rome mi Assemblée nationale. Celle de l’hebdomadaire La Calotte s’intitule « La pieuvre de Loyola », on y voit un monstre digne de 20 000 lieues sous les mers tenter d’emprisonner Marianne dans ses tentacules. La caricature, si elle est l’art du mordant, est avant tout l’art du saisissement. Non pas du raccourci, mais de la synthèse. Une caricature de presse vaut tous les éditoriaux. Une caricature de presse est réussie lorsque les éléments, les faits d’actualité, sont ramassés en un seul mouvement. C’est tout l’art de Plantu, dont on voit, grâce aux exemples proposés par Dominique Moncond’huy, qu’il est l’héritier d’une longue tradition française. La caricature de presse a ses codes et ses canons, elle n’est percutante que par l’alliance du dessin et de l’allusion. Encore faut-il que l’allusion soit décodable par le plus grand nombre. Exemple parfait de cette mise en abyme : à nouveau un dessin de Plantu, mettant en scène un Mitterrand en costume de général devant un micro des années 40, et déclarant « Ici Maastricht, les Européens parlent aux Européens ».

Le dossier qui complète la collection de dessins fait remonter la satire aux mondes grecs et latins – en ces temps de dispute sur la réforme des programmes du collège, il convient de le souligner. Aristophane, Juvénal… où êtes-vous ? « Les dieux de l’Antiquité grecque, dit-on, aimaient à rire », écrit D. Moncond’huy. O tempora, o mores… Et il ajoute : « La satire est vieille comme l’Europe ». Plus tard, les placards et les pamphlets, et l’avènement de la lithographie, permettront une diffusion plus large. Bien entendu, la censure est à l’œuvre, mais la loi du 29 juillet 1881 instaure la liberté d’expression.

En ce qui concerne la technique, la « grammaire » de l’art de la caricature, Dominique Moncond’huy met l’accent sur la simplicité du procédé, sur le sérieux du rire provoqué, sur la morsure de ce rire. Un groupement de textes, en fin d’ouvrage, nous fait voyager de Rabelais à Desnos, de Frère Jean au maréchal Duconno (caricature du maréchal Pétain).

Cet ouvrage est bien plus qu’un manuel-béquille magistral destiné aux enseignants. Nous ne sommes pas les seuls, nous, profs, à être confrontés à des arguties qui nous laissent sans voix, quand nous pensions que les bases de la République n’étaient plus à discuter ni à défendre. Le dessin de Caran d’Ache, intitulé « Un dîner en famille » (Le Figaro, 1898) montrant, en deux étapes, les ravages d’une discussion à propos de l’affaire Dreyfus pendant un repas qui devait être tranquille, éveille sans doute en chacun de nous un souvenir familial, risible ou douloureux. S’inscrire dans l’histoire d’un pays, d’un continent en perpétuelle gestation. Revenir aux fondamentaux d’une culture commune, héritée ou adoptée. Rire. Accepter que l’on puisse se moquer. Combattre les idées, pas les personnes. Mettre en relief l’absurdité. Signaler, et non pas dénoncer. Mettre le doigt sur, et non pas montrer du doigt. La caricature, essentielle. Le bandeau rouge entourant l’ouvrage (« Le dessin de presse est-il toujours bête et méchant ? ») porte en lui la réponse. Ni bête, ni méchant. Salubre.


L-histoire-de-la-caricature-de-presseDominique Moncond’huy, Petite histoire de la caricature de presse en 40 images, Gallimard, Folioplus Classiques n°288, 25 juin 2015, 192 pages.