De Paris, ce lundi 19 janvier 2015, 8h
Et la Compagnie, que fait-elle ? Ne jamais omettre de se poser la question. Non pour s’orienter, car on trouve d’habitude ses membres aux quatre points cardinaux. Mais pour en prendre de la graine.
Voyez. D’un côté, le pape François est auprès de nos frères musulmans, il partage leur indignation, leur colère est sa colère, la violence ne lui fait pas peur, « c’est normal », dit-il. Certes, boxer n’est pas tuer. Passons en France. La Compagnie est là auprès des mécréants et bouffeurs de curés. Sa revue, Etudes — je renouvelle mon abonnement — publie sur son site les unes de Charlie moquant le pape et les chrétiens. « Il y a une forme de dérision qui peut être féconde », souligne le père Euvé, rédacteur en chef.
Les caricatures ont été retirées en catastrophe après que le pape a parlé. Comment en aurait-il été autrement ? L’Eglise a pour doctrine officielle l’œcuménisme. Elle parie sur la solidarité interconfessionnelle des croyants. Le pape gaffeur, je veux dire le docte Benoît XVI, a fait voir en son temps ce qu’il en coûtait de citer, sans penser à mal, des propos peu amènes sur Mahomet tenus par un empereur byzantin du XIVe siècle : pour ainsi dire, « on lui a éclaté sa race, à cet enlécu. » Chat échaudé craint l’eau froide. Depuis lors, sur le Prophète, fini de papoter à la papauté ! Et puis, ce serait trop demander d’un pape qu’il bénisse le blasphème à la française.
Mais aussi bien, qui ne sait que là-contre le Vatican est mithridatisé ? Alors que le dernier Mahomet de Charlie, son Mahomet compassionnel, son « Mahomet avec nous ! » est accueilli dans le monde musulman comme on voit qu’il l’est, on n’a pas le souvenir que la longue série des unes anticléricales de l’hebdo aient provoqué quelque réaction que ce soit du peuple chrétien. Cool, zen, indifférent, pas au courant, il se moque de ses moqueurs. On ne peut certes exclure que dans l’avenir, réveillés de leur sommeil dogmatique par les puissantes clameurs mahométanes, les intégristes de Civitas ne fassent preuve d’émulation. Reste que, pour l’heure, on voit mal des catholiques même allumés faire aussi fort que les frères Kouachi. Mais qui sait ?
J’admire la Compagnie de Jésus de tenir les deux bouts de la chaîne. On peut traiter les trois tueurs de « super-connards » ou de « malades mentaux » (mais est-ce politiquement correct ?), on ne peut disqualifier avec autant de désinvolture le milliard sept de musulmans qui expriment de diverses façons le profond déplaisir que leur causent les blagues potaches de ce bon petit diable de Charlie. On ne trouve déjà pas un nombre suffisant d’imams « en capacité » de rééduquer la jeunesse musulmane de France pour lui inculquer « les valeurs de la République », va-t-on maintenant prendre en charge la rééducation de l’Oumma dans son ensemble ? Ce serait outrecuidant.
La tâche, pourtant, n’aurait pas fait peur à nos « Grands-Têtes-Molles » du XIXe siècle, qui n’étaient pas toujours à pleurnicher, loin de là, n’en déplaise à Lautréamont. Guizot, Edgar Quinet, Hugo, prodiguaient des formules comme : « La France guide l’humanité », la France « mère des peuples », « initiatrice du genre humain », « éducatrice des nations », « institutrice du monde ». Les saints-simoniens tenaient les Français pour un « peuple vraiment prêtre, et digne d’initier tous les peuples à la communion universelle. » La France de Michelet était « porteuse de la cause du progrès », « le « vaisseau pilote de l’humanité. » Les écoliers apprenaient dans le manuel de Lavisse que « notre patrie est la plus humaine des patries. » Pour Gambetta, la France était la « nourrice des idées générales du monde. » La France, disait Jules Ferry, doit exercer « sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui appartient. Elle doit répandre cette influence sur le monde. » Enfin, Péguy, à la fin du siècle, mariait la foi à la démocratie, et exaltait un universalisme biface : « La France a deux vocations dans le monde, sa vocation de chrétienté et sa vocation de liberté. La France n’est pas seulement la fille aînée de l’Église, elle est indéniablement une sorte de patronne et de témoin (et souvent de martyre) de la liberté dans le monde. »
J’emprunte ce florilège à M. Michel Lacroix (Eloge du patriotisme. Petite philosophie du sentiment national, Robert Laffont, 2011). Sans doute ce « messianisme français », comme il le dénomme très justement, a-t-il aujourd’hui un accent délirant. Il a aussi une face noire : ce fut le terreau du colonialisme. Colonialisme intérieur aussi bien : tu t’assimiles ou tu dépéris. Il n’empêche qu’on a vu à l’occasion de la marche du 11 janvier que ce discours teinté de mégalomanie avait encore de beaux restes dans l’univers. Il explique pour une part la pandémie émotionnelle. On peut d’ailleurs soutenir que, si enflé qu’il soit, il fait corps avec le génie français. La France issue de la Révolution n’a fait ici que prendre le relais de nos Rois, selon la logique mise en évidence par Tocqueville en matière de politique et d’administration. « L’exception française », ce n’est pas seulement un dispositif d’exemption fiscale favorisant les œuvres de l’esprit. Elle désigne la place distinguée que la France s’est acquise et dans la chrétienté et dans la modernité, comme « fille aînée de l’Eglise » (en dépit, ou à cause, de ses accointances avec Soliman sous François I, et avec les protestants allemands sous Henri IV, par souci d’abaisser la Maison d’Autriche) et comme « pays des Droits de l’Homme » (malgré de cruels manquements trop connus). « Dei gesta per Francos » se conjugue, pour ainsi dire, avec « Libertatis gesta », dans le plus pur esprit péguyste.
Il y aurait là de quoi redonner leur lustre à ces « valeurs de la République » invoquées ces jours-ci comme un mantra, alors qu’il suffit souvent de regarder qui tourne le moulin à prières pour savoir que nous sommes dans l’imposture. De quelle « République » s’agit-il ? Certainement pas de la Cinquième. Non, tout comme les révolutionnaires de 89 – Marx le rappelle au début de son 18 Brumaire – s’identifiaient aux Romains de l’Antiquité, nos élites se la jouent, en ces temps de crise, Troisième République.
Je ne résiste pas au plaisir de suivre encore une fois le texte éloquent de Michel Lacroix. La Troisième République, dit-il, fut, notamment dans sa première période, 1870-1914, « l’âge d’or du patriotisme ».
« En premier lieu, l’Etat républicain considérait l’entretien du sentiment patriotique comme sa tâche prioritaire. Il menait une politique active d’inculcation des valeurs nationales. Nos gouvernants étaient convaincus que la Prusse devait sa victoire sur la France en 1870 à ses maîtres d’école. (…) La République française née au lendemain de la défaite voulut suivre l’exemple que lui donnait l’ennemi. Pour les Français comme jadis pour les Prussiens, le redressement passerait donc par l’école, et les vertus patriotiques formeraient l’épine dorsale de l’enseignement. (…) Hormis quelques voix discordantes (les anarchistes et les marxistes, pour qui « les prolétaires n’ont pas de patrie »), les hommes de culture partageaient le credo patriotique. (…) Autre facteur déterminant : le “pacte social” recueillait l’approbation de la majorité des citoyens. Certes, la France de la Troisième République n’échappait pas aux conflits de classe. (…) Les injustices sociales étaient criantes. Mais, globalement, les citoyens se reconnaissaient dans la société et dans l’Etat qui l’incarnait. (…) L’école permettait l’ascension sociale. »  »
Voilà en somme qui peint le paradis perdu de la France de 2015. Celle-ci n’est en avance que sur un point : de nos jours Ravachol n’a pas d’héritier, et les marxistes persuadés que les prolétaires sont apatrides ne sont plus légion. Ne serait-ce pas plutôt la Banque que la Classe qui n’aurait pas de patrie ? Je pose la question. Pour le reste, retour plein pot à la Troisième ! C’est la panacée qu’on a trouvée. Le speech de Manuel Valls qui lui valut l’ovation unanime de l’Assemblée nationale debout, c’était de la Troisième vintage. Ce Catalan fils d’artiste-peintre avait eu le nez fin en se choisissant Clémenceau pour figure tutélaire et idéal du moi. Mais dès avant son discours tous les députés avaient chanté la Marseillaise à l’unisson. On a noté que le fait était inédit depuis le 11 novembre 1918. C’est dire comme ils étaient tourneboulés.
Oui, les grandes figures de la Troisième République cherchent à se réincarner parmi nous. Mais tels les six personnages de Pirandello dans l’admirable mise en scène de Demarcy-Mota au Théâtre de la Ville, sur la traduction-adaptation de François Regnault, ils trouvent difficilement des acteurs « en capacité » de tenir leurs rôles. A dire vrai, il est un seul parmi nos hommes publics qui nous vienne tout droit de la Troisième République. Les autres font semblant. Qui est-ce ? Vous donnez votre langue au chat ? Ce voyageur du Temps est Plenel, mon ami Edwy.
Je l’observe qui ferraille, frémissant, parle haut, gourmande, vitupère, au nom d’une République puissamment idéalisée, dont on ne dira pas qu’elle n’a jamais existé. Elle exista, oui, mais dans l’imaginaire de nos ancêtres, à la jointure des XIXe et XXe siècles. Plenel, notre surmoi républicain ! Je ne prodigue pas cette épithète en vain. Le cas Edwy Plenel aide à comprendre pourquoi Freud prend soin de préciser que « le surmoi de l’enfant ne se forme pas à l’image des parents, mais bien à l’image du surmoi de ceux-ci. » Définition par récurrence, qui ouvre sur la suite des siècles : « il devient le représentant de la tradition, de tous les jugements de valeur qui subsistent ainsi à travers les générations. »
Quand on écoute Plenel si véhément ces jours-ci, on croirait entendre un Hibernatus ou un Homme à l’oreille cassée, congelé ou desséché au temps de l’affaire Dreyfus, et qui aurait repris les couleurs de la vie vers 2006, à la création de Médiapart, dont je suis le fidèle abonné depuis le commencement. Si je mets le curseur sur l’affaire Dreyfus, c’est pour beaucoup de raisons, et d’abord parce que Plenel lui-même place son tout récent pamphlet, Pour les musulmans (La Découverte, 2014), sous le patronage de Zola, et précisément d’un article de celui-ci intitulé « Pour les Juifs », paru un an et demi avant J’accuse. Mais surtout l’Affaire fut le creuset d’un concept de « la Gauche » qui aura tenu un siècle durant, et dont Plenel est aujourd’hui le chantre térébrant.
On sait la thèse que défend Jean-Claude Michéa dans ses derniers livres, et il tient tête brillamment sur ce point à Jacques Juillard, savant historien des gauches françaises (suivre la controverse dans leur ouvrage, La Gauche et le Peuple, Flammarion, 2014). L’Affaire marque le moment où le mouvement ouvrier, qui avait jusqu’alors tenu en lisière la gauche bourgeoise, vint confluer avec elle pour donner naissance aux « intellectuels » et à ce mythe de la Gauche qui se dégrade sous nos yeux jusqu’à devenir obsolète. Les deux composantes de ce pur produit de synthèse politique semblent en effet engagées dans un inexorable processus de séparation. Les ouvriers votant Front National et les bobos passant au (social-) libéralisme, que reste-t-il à gauche ? Pour l’essentiel, une petite bourgeoisie intellectuelle, fonctionnaire et syndicale, amoureuse d’un fantôme qui se dérobe à ses embrassements. Si nous n’avions Plenel pour chanter la Gauche d’antan, qui ? Je ne vois personne, pas même Mélenchon, passé avec armes et bagages à l’écosocialisme.
Question « valeurs de la République », je ne vois pour l’heure qu’un seul rival à Plenel. Elevée dans un sérail où la République, c’était plutôt « la gueuse », Marine Le Pen, en dépit de son transformisme, de ses dons de caméléon, est encore peu sûre de son propos. Nicolas Sarkozy ? Sans le texte d’Henri Guaino, comme il balbutie ! Comme il semble perdu ! Un personnage « en quête d’auteur », comme dans Pirandello. Alain Juppé, François Fillon, etc ? Ils payent le prix de leur bonne éducation : aucun qui sache escalader le tas de fumier pour lancer avec conviction les cocoricos de rigueur. Par charité, nous ne parlerons pas des premiers communiants, François Bayrou, François Hollande. Non, je ne vois que Valls qui sache tenir la note Clémenceau face à Plenel cassant la baraque en Zola redivivus.
Le premier flic de France contre le numéro 1 des intellectuels de gauche. Impitoyables les deux (et aussi ma chère Christine Angot) avec Houellebecq ou Zemmour. Mais divergeant sur Dieudonné. C’est que l’un donne la priorité à la grande peur des Juifs sur le malaise des musulmans, tandis que, pour l’autre, l’islamophobie s’est largement substituée à l’antisémitisme.
A suivre
Quelques références
Les propos du pape : l’information la plus précise est donnée par i.media, qui se présente comme « agence de presse en langue française spécialisée sur le Vatican ».
Les propos du père Euvé : Charlie Hebdo, l’audace des jésuites de la revue Etudes.
Le retrait des caricatures : beau texte de la rédaction d’Etudes sur son site, sous le titre « Retentissement ». Je le donne in extenso à la fin. On lira aussi avec intérêt le remarquable article de Laurent Wolf intitulé « Sade, un intégriste de la lucidité. »
Les imams : à lire dans Le Monde de samedi l’article d’Ariane Chemin et Anna Villechenon, on s’aperçoit que les futurs imams formés à la Grande mosquée de Paris ne sont pas exactement destinés à être, comme le furent jadis les instituteurs, les « hussards noirs de la République ». L’expression vient de Péguy : « Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. »
« Dei gesta per Francos », soit à peu près « L’action de Dieu passant par les Francs » : c’est sous ce titre que la première Croisade fut narrée par Guibert de Nogent. Voir ce nom dans le Dictionnaire du Moyen-Âge, PUF, 2002 ; nombreuses références.
La « fille aînée de l’Eglise » : Lacordaire dixit, dans un discours à Notre-Dame-de-Paris le 14 février 1841 ; il comparait la singularité française à l’élection du peuple juif. Voir la savante intervention en 2013 du cardinal Barbarin devant l’Académie des Sciences morales et politiques.
Retentissement
Qu’attendait-on de la revue Études ? Certainement qu’elle prenne le temps de la réflexion à l’égard des tragiques événements survenus au siège de Charlie Hebdo. Nous avons pris en conscience la décision de publier sur notre site une réaction à chaud. Pour manifester notre soutien à nos confrères assassinés, nous avons choisi de reproduire quelques « unes » de la revue se rapportant au catholicisme. C’était un moyen d’affirmer que la foi chrétienne est plus forte que les caricatures que l’on peut en faire, même si des chrétiens en ont été offensés.
Sans doute, cela aurait nécessité de plus amples explications. Dire que nous sommes « Charlie », dont pas plus qu’hier nous ne partageons la ligne éditoriale ni forcément l’humour, c’est dire que la liberté d’expression est « un élément fondamental de notre société » (Déclaration de la Conférence des évêques de France du 7 janvier). Le retentissement de ces événements a jeté le trouble sur ce qui nous semblait aller de soi. Et cela nous attriste.
Voulant mettre fin aux polémiques, nous avons décidé de retirer l’accès à la page qui les a fait naître. Nous donnerons dans nos colonnes une large place aux questions que ces événements soulèvent et aux commentaires qu’ils ont suscités.
L’intérêt pour la revue, manifesté à cette occasion par l’écho considérable qu’a reçu notre initiative, nous encourage et nous engage à poursuivre librement notre travail de réflexion.
Lien de l’article de la revue Etudes