Robert Redeker est un homme dont la cause, fit, en son temps, se rassembler tous les défenseurs de la liberté de conscience. Parce qu’il incarna la sacralité du blasphème, et l’honneur du débat, et parce que son noble combat fut attesté par un courage qui n’avait rien de littéraire, c’est un penseur qu’il me chagrine de prendre ici à parti. Mais enfin, cet homme qui plaide si bien la nécessaire impertinence face aux vérités établies et aux Prophètes sanctifiés ne m’en voudra pas, lui le Messie de la libre-parole, de remettre en question son hallucinante tribune, parue dans le Monde de vendredi dernier1.

Robert Redeker dans sa harangue contre Annie Ernaux me fait en effet penser à ces histoires de fous, où l’insensé, entonnoir sur le crâne, éventre à la hache son propre navire pour montrer à son interlocuteur, que, non, on ne peut être sûr de rien, et qu’un naufrage est toujours à craindre. On conclut de cette anecdote paradoxale moins à la vérité de la sentence qu’à l’insanité de son auteur. Car plaider pour la nécessité de l’intransigeance morale, raviver la flamme de l’impératif catégorique, pourfendre le relativisme : très bien. Dans le « cas » Millet, en voilà, une plaisante idée. Sauf que cette démonstration de Redeker quant à l’absence béante de valeurs et de normes dans l’esprit contemporain, c’est une démonstration comme celle du fou et de son bateau. Certes, après sa tribune, nous voilà bien convaincus, qu’en effet, quelque chose cloche, dans ce nihilisme d’aujourd’hui ; une fois lecture faite, on signerait des deux mains toute nouvelle « défaite de la pensée » ; on dirait que décidément, Redeker a raison : il faut retrouver une morale. La pensée axiologique contemporaine est bien un champ de ruine. Nous sommes au crépuscule des idoles de Loi. La nuit du nihilisme nous guette. Combattons-là dès à présent avec  Robert Redeker. Et faisons donc lire Kant à Redeker Robert.

Car c’est à lui, le philosophe, qu’on conseillerait aussitôt de reprendre Critique de la Raison Pure. Cette vacuité du nihilisme, certes il la démasque, certes il l’exhibe, mais cette preuve, eh bien c’est lui-même, Robert Redeker. Nous sommes dans un procès où le procureur finit dans le box des accusés.  Le fou a coulé son bateau, il a raison, mais il est naufragé. Car n’a-t-on pas sous les yeux la meilleure preuve possible de démission éthique radicale quand, en une pleine page du Monde, un apôtre du Bien ne trouve pas un mot, pas une phrase, rien du tout,  pour dire que le crime de Breivik, eh bien, peut-être, éventuellement, c’est quand même, tout bien pesé, très mal ?

Car résumons la pensée de Redeker : l’antiracisme a remplacé le Mal dans les catégories fondamentales de la raison contemporaines. C’est, en soi, une affirmation contestable. On ne peut plaider, comme le fait Redecker avec brio, pour retrouver le sujet kantien, législateur de sa propre vie, sans s’interroger sur ce que serait une morale rationnelle, au temps démocratique. Une communauté d’égaux a nécessairement comme principe le vivre-ensemble, dont le racisme est le premier crime. Ce n’est pas qu’un « nouveau Mal » ait remplacé l’Ancien. Le racisme est sanctionné comme désir de pureté et d’exclusion, et en soi, pont vers les plus noirs instincts que le cœur et la Loi réprouvent. Mais à part chez des exemplaires fantasmatiques de la gauche bien-pensante, culturaliste, relativiste et dévergondée (je n’en rencontre personnellement pas beaucoup) on ne voit pas qui a « substitué » la charte de SOS Racisme aux Dix Commandements. Le « Nouveau Bien », l’antiracisme, n’est que le principe hypothétique, pour parler comme Kant, du Bien fondamental, absolu et a priori : les Droits de l’Homme, dont on infère toute morale républicaine. Nulle débâcle ou nihilisme là-dedans. La France d’aujourd’hui, ce n’est pas les « 120 journées de Sodome » potassant Lévi-Strauss.

Cependant, admettons qu’il y ait vacance, désastre, infamie. Alors, aidons-nous de toutes les bonnes volontés.  Si jamais l’ « anti bien-pensance », les « néo-réacs » peuvent être utiles, alors que leur programmatique soit suivie d’effets ! Restaurer la Pensée, la division intangible entre Bien et Mal : parfait ! Pourfendons les ignobles culturalistes, et les vils libertaires. On conseillera alors à Robert Redeker comme étude édifiante, de se pencher sur le relativisme désarmant et la tranquillité décomplexée d’un certain Redeker Robert.

Car, encore une fois, dans son sermon, pas un mot sur les meurtres de Breivik. Rien. C’est Annie Ernaux, l’Infâme. On tonne contre l’ « évanouissement de la notion de mal moral, même quand il est question d’un tueur en série » on écrit cette phrase, et on se précipite dans l’impasse dont on vient de ricaner. Si jamais  Robert Redeker tombe sur un de ces livres prophétiques qu’il chérit tant, on ne peut que lui conseiller ce passage de la Bible où il est question de douleurs ophtalmiques pour une paille, et une poutre, plutôt mal placées. Robert Redeker s’institue vigie du Titanic, et au moment du naufrage, il s’emporte contre la qualité des menus, ou la propreté des lits. Comme Œdipe, au milieu d’une Thèbes écrasée de macchabées et de pustules, pourfendait la déliquescence morale, en embrassant Jocaste.

Car c’est au fond, toujours la même histoire. Celle de la nouvelle aristocratie du Mal, ces relativistes qui s’ignorent, ces Tartuffe pleins de moraline, qui plaident l’universel, oui, mais pas dans mon jardin. L’intransigeance, sauf pour Millet. Le catégorique, mais sous conditions. Le privilège de l’ignominie. L’aristocratie, artiste, de la mal-pensance. Le tout, pour ne rien gâcher, sous le signe de Kant. Il est bien connu que, s’il avait eu des journées moins chargées à Koeninsberg, le philosophe aurait évidemment commis un « Éloge littéraire d’Attila le Hun ». Le jésuitisme est l’avenir du genre humain.

Oui, c’est au fond, encore et toujours la même histoire. Celle que décrivait déjà un illustre Ancien : « À ces mots on cria haro sur le baudet./ Un loup quelque peu clerc prouva par sa harangue/ Qu’il fallait dévouer ce maudit animal/ Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal/ Sa peccadille fut jugée un cas pendable » (« Les animaux malades de la peste »). Haro sur le baudet !, crie Robert Redeker, face à la Peste énorme et aux démons gangrenés. Chère Annie Ernaux, je  m’excuse d’une telle analogie, mais depuis La Fontaine, rien n’a, décidément, beaucoup changé.

C’est donc, vraiment, la même histoire.

C’est, éternellement, la même rengaine.

Car c’est entendu, le Kantisme n’avait pas de mains, mais au moins avait-il des yeux, et un cœur.

À se perdre dans des lubies étranges, Robert Redeker risque d’avoir et les paupières closes, et les ventricules scellés, et les moignons impotents.

Quand on s’indigne du CRAN et non pas de Breivik, il est temps de se ressaisir.

« Rien ne le révèle autant » que la mise au pilori d’Annie Ernaux.

1 « Annie Ernaux et le fantôme du Mal », Le Monde du 21 Septembre.

Un commentaire

  1. J’aimerais moi aussi que mon histoire soit anecdotique, mais je n’ai pas attendu les années 2001 pour me retrouver roué entre les portes battantes d’une Utopie à laquelle on a rarement cherché des poux passé le pont d’Avignon. Noyé dans mon café entre art et essai, haut lieu du Tout-Banlieue, je m’y sentais sentir l’odeur d’un animal malade de la peste. Vous me direz, dans le milieu underground international au sein duquel je fais figure de marginal, où l’antiracisme n’est pas une donnée tant le racisme n’y est plus une option, je ne vois plus qu’un seul dieu, doté d’un nom parfaitement énonçable, celui-là, puisqu’il s’agit du My-Best-Friend-Is-Jew number 1 mondial, mais vous l’avez déjà tous reconnu, roulement de caisse claire : Chomsky, coup de balai sur le «sky». C’est ce qui s’appelle boucler la boucle.
    J’ai gardé mes indics dans cette province où l’on trouve des Onfray tout près des Redeker. Cette province qui compose au bas mot les neuf dixièmes de l’électorat français. J’ai grandi dans une ville-dortoir conçue par Jean Nouvel. Un prototype de mixité sociale. Mitterrand était même venu nous rendre une visite symbolique avant la tombée du rideau, premier et dernier coup de projo sur la démonstration vivante que l’idéal socialiste pouvait dépasser le stade théorique et illuminer la citoyenneté dans la joie d’une coexistence pacifique des classes. Je ne sais pas à quel moment ça a merdé. Pour quelle raison la majorité a viré centre-droit. Peut-être ces types, en 93, ou plutôt 94, roulant en Mercedes haut de gamme, fringués comme l’émir du Qatar. Pas le genre à avoir de la famille dans nos tours, Non Non, plutôt le genre à laisser leurs femmes en plan à l’entrée d’une enseigne Rolex, avenue George V. Peut-être aussi le fait que bientôt on n’ait plus pu foutre les pieds dans un quartier central de la cité sans risquer une chasse au faciès, quand ce n’était pas une fouille au corps? Mon frère et moi étions monté vers Karim dans le bus un soir d’hiver, je me souviens des lampadaires qui fuyaient son fauteuil depuis chaque bord de la dernière rangée surplombant toutes les autres, toujours au fond comme au temps de l’école. Ça lui avait fait plaisir. À nous aussi. Il nous a tout de suite parlé de notre enfance, de notre grand-père autour duquel nous accourions tous lorsque du haut-parleur retentissait la petite musique de Gonzales, le marchand de glaces. Karim avait les larmes aux yeux. Karim auquel on pensait parfois, et à chaque fois avec un petit goût de fer. Karim de «la bande à Karim». Karim, parlant de mon grand-père comme s’il avait été un peu le grand-père de tous les enfants du terrain de jeu. La Cindy Lauper vissée à son flanc gauche n’avait pas décoincé un mot, décontenancée par ce mariage de l’étrangeté radicale et de la familiarité absolue, intimidée sous cette forme de tendresse immense qui avait envahi ces deux hommes qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam et le sien qu’elle croyait connaître. Je n’avais pas conservé que des bons souvenirs de la famille Z. Par exemple, c’est le jeune frère de Karim qui au moment de la guerre du Kippour m’avait traité de «sale Juif». Ma mère était allé voir ses parents, très pacifiquement, très années 70, enfin… très elle, je veux dire, à l’algéroise, afin que l’incident ne se reproduise pas. J’ai croisé Noureddine au centre commercial, un ou deux ans après Karim. Il n’a pas pu s’empêcher de me rappeler le jour où ma mère était venue chez eux après qu’on s’était «bagarré». Quand elle était repartie, son père lui avait filé une torgnole dont il semblait ne s’être pas remis. Je n’ai pas voulu lui remémorer la première réplique de sa grande scène partiellement refoulée. Je parie que vous auriez fait pareil.
    La banlieue obsessive, fantasmagorique, harlémisée, américanisée, objet d’une décollation visant le décollage, ce reflet orgueilleux du Narcisse humilié n’a rien à voir avec ma troupe de trognes broyées par le gueulard du haut fourneau, mais si je veux avoir une chance de toucher au but que je me fixe sans chercher à lâchement le tenir à distance, je dois aller chercher dans ce dessein quelque chose qui me touche. Mon enfance; mes guerres épiques dans le Sahara miniature du bac à sable. Noureddine avait pris la mauvaise habitude de s’en retourner chez lui avec un petit souvenir en poche à chaque fois que nous l’avions invité à jouer avec nous. Ma mère nous expliquait qu’il fallait le comprendre, que ses parents étaient trop pauvres pour lui acheter des jouets, alors nous décidâmes que dorénavant nous irions toujours jouer dehors. Dix ans plus tard, j’apprenais que Noureddine était devenu l’approvisionneur attitré des musicos de la région. Il pouvait vous ramener tout ce que vous lui demandiez. Un jour, il avait même réussi à piquer une paire de cymbales sous le nez des vendeurs de – bip – Music. Je crois qu’il avait fait la planque depuis le trottoir d’en face, guetté l’heure d’affluence, fait son entrée sous trois, quatre clients, décroché les cymbales et marché fièrement au-devant du patron auquel il avait présenté sa spécialité maison au miel de cactus (500 gr. de batteur-vedette-du-coin, 250 gr. de quel-prix-on-peut-en-tirer, 20 gr. d’elles-n’ont-pratiquement-jamais-servi). Qu’est devenu Noureddine? A-t-il dans son secteur décroché ses galons? Aura-t-il fait un temps le bonheur des autres, – je dois m’inclure, moi qui ai joué avec ses receleurs, – pour aller le payer tout seul derrière les barreaux (je précise que certains de mes amis qui lui passaient commande sortaient tout juste de la vase lorsque nous entamâmes notre collaboration; pour vous donner un aperçu de la profondeur à laquelle un Django Hendrix des années Frimes pouvait s’enliser, imaginez-vous vivre en couple avec deux chiens dans une caravane et vous contenter d’un chocolat au lait par jour afin que le Cerbère partiel de ces Enfers sociaux ne soit pas privé de son Canigou)? Peut-être eût-il fallu se montrer moins compréhensif, moins indulgent, rendre aussitôt visite aux parents du petit voleur au risque de se faire les complices d’une rouste impardonnable… Je ne sais pas. Vous, vous savez? Au vrai, on ne sait jamais vraiment si l’on fait davantage le bien que le mal.