C’est sans doute l’une des figures politiques les plus atypiques du 20è siècle qui vient de s’éteindre hier 18 décembre. Dissident, homme de lettre, chef de l’Etat tchécoslovaque puis de la République tchèque, Vaclav Havel restera dans les mémoires comme le chef de file de la révolution de velours, laquelle, on s’en souvient, signa sans effusion de sang la fin de quarante ans de dictature communiste à Prague. “Président-philosophe”, d’une acuité rare, pour qui Beckett était une sorte de dieu, Kafka un frère spirituel, une fois au pouvoir, ne se laissa pas griser par elle. Avec son sens aigu de l’Histoire et son mépris de la langue de bois, il s’adressait à ses concitoyens le 1er janvier 1990 (il vient juste d’être désigné comme nouveau président de la République tchécoslovaque) en ces termes : “Parce qu’il ne serait pas raisonnable de considérer le triste héritage des dernières quarante années comme quelque chose d’étranger, légué par un parent lointain. Nous devons tous au contraire accepter cet héritage comme quelque chose que nous avons nous-mêmes commis contre nous. Si nous le prenons ainsi, nous comprendrons qu’il dépend de nous tous d’en faire quelque chose.”

Le préjugé courant consiste à penser qu’art et politique ne font pas bon ménage ; qu’un artiste, qu’un homme de lettre, par définition, ne peut, sans se corrompre, s’engager en politique. Vaclav Havel fut la preuve du contraire : “L’idée que l’écrivain est la conscience de la nation est chez nous historiquement justifiée, écrira-t-il, les écrivains ont joué pendant des années le rôle des hommes politiques. Le renouveau de la communauté dépendait d’eux, ils maintenaient la langue vivante, ils encourageaient une prise de conscience nationale, ils étaient les interprètes de la nation.”

Issu d’une riche famille pragoise, le parti communiste lui interdit de poursuivre ses études, au nom de sa sacro-sainte lutte antibourgeoise. Havel se lance donc corps et âme dans le théâtre, d’abord comme machiniste, éclairagiste, et enfin comme auteur à part entière (ses pièces sont publiées en France aux éditions Gallimard). Lorsque les chars russes entreront dans Prague en 68, il sera de ceux qui préfèreront à l’exil la lutte clandestine. Il fréquente et soutient le milieu musical underground, lance des éditions samizdats, publie sous le manteau des ouvrages interdits. Une révolution, encore invisible, s’organise. Avec d’autres intellectuels dissidents, il écrira en 77 le fameux manifeste Charte 77 qui lui vaudra quatre années d’emprisonnement. Pour antidote contre l’arbitraire, il s’impose de : “1. Garder au moins la santé que j’ai maintenant ; 2. Me reconstituer en général sur le plan psychique et mental ; 3. Ecrire au moins deux pièces de théâtre ; 4. Améliorer mon anglais ; 5. Apprendre l’allemand au moins dans la mesure où je connais l’anglais ; 6. Etudier la Bible à fond.”

Très populaire, Vaclav Havel sera unanimement élu à la tête de la Tchécoslovaquie. Pro-européen, grand artisan de la réunification de l’Europe, son voeux le plus cher sera de ramener son pays à la démocratie. La Tchécoslovaquie intégrera de fait l’Otan en 1999, l’Union européenne en 2002. Son mandat expire en février 2003. Celui qui n’eut pas de mots assez durs pour dénoncer les exactions perpétrées par les régimes de Saddam Hussein et Milosevic, pour dénoncer aussi les bombardements russes sur Grozny, se consacre à la défense des droits de l’homme, à Cuba, en Biélorussie, en Birmanie ou encore en Russie.

Il se serait éteint dans son sommeil. Lui qui s’est battu toute sa vie contre le sommeil de l’Histoire. Pour ce monde de plus en plus désabusé par la politique, pour les générations présentes et à venir, nous nous devons de garder cette figure de dissidence et d’espoir à jamais vivace dans notre esprit.