Contrepoint de Raphaël Sorin

«Un Seuil bouché.» Je n’y allai pas avec le dos de la cuillère dans un texte publié en juin 1978 par la revue Subjectif ! Un vrai massacre. Il m’avait suffi d’ouvrir le catalogue de cette maison pour écrire ceci : «Les intolérablement nuls sautent aux yeux, comme des tiques sur un étang brumeux, avec leur bonne tête d’écrivains maison. Parmi les plus acharnés à se pousser : Alain Badiou (devenu terroriste verbalmao fou), Jean-Luc Benoziglio (bricoleur de trucs-trucs), Régis Debray (ah! celui-là), Didier Decoin (la plus belle raie de Paris), Éric Orsenna (ne m’a jamais fait rire), Rafaël Pividal (chaque fois pire), Marc Saporta (employé de l’Ambassade des USA).

On peut dire qu’au moins, dans son obstination à publier des ringards, le Seuil a effectivement une ligne. En un mot, ici comme ailleurs, un credo.» Cette démolition, même s’il me semble encore aujourd’hui qu’elle avait un fond de vérité, n’était pas inspirée par la gratitude. Comment oublier qu’en 1962 Jean Cayrol m’avait accueilli dans sa collection «Écrire» avec mon premier, et seul, roman, Serge à trois temps? Denis Roche y débutait aussi, avec Forestière amazonide. Claude Alexis était le troisième larron. J’avais aimé son texte, L’Interdiction ou le sommeil d’Antiope. Cayrol me proposa ensuite de lire des manuscrits. Je participais à la création de «Combats», la collection de Claude Durand, rafistolais des traductions pour Monique Nathan.

En 1978, je m’étais éloigné du Seuil, après un détour par le cinéma ultramilitant et un passage dans deux officines d’édition (Champ libre puis Le Sagittaire) où l’on mangeait un pain d’une autre farine. La diatribe de Subjectif, je la signais d’un pseudonyme, «Rosa Krapp», en hommage à Rosa Luxemburg et au personnage de La Dernière Bande, la pièce bouleversante de Samuel Beckett. Je l’avais vue en mars 1960 au Théâtre Récamier, interprétée par R.-J. Chauffard, un petit homme barbu. La présence d’un magnétophone suffisait à donner à ce long monologue d’un homme éparpillé une force difficile à oublier. Aussi quand je suis tombé, en cherchant un document éditorial à commenter pour répondre à une demande d’article, sur la note de lecture par laquelle, en 1947, le Seuil écartait le manuscrit des Quatre nouvelles de Beckett, ai-je vu là un de ces hasards objectifs dont je suis friand et, en plus, l’occasion de comprendre pourquoi un éditeur si attentif (il avait retenu Barthes et Lacan) avait pu méconnaître un auteur à ce point singulier et novateur.

Le refus de Beckett est donc une faute originelle dont il faut étudier avec soin les causes, puisqu’on en connaît les effets. La fiche de lecture, datée du 30-IX-47, contient deux commentaires. Le premier (signature illisible) est bref et favorable, avec une réserve qui fait sourire : «Quelques effets de style un peu faciles et quelques vulgarités moins voulues que l’auteur voudrait le faire croire…» Quand on relit L’Expulsé, on voit ce qui a pu choquer ce lecteur candide. Autrement dit ce qui fait tout Beckett, un mélange de préciosité et d’argot, comparable à la manière de James Joyce.

Le second lecteur, Albert Béguin, va plus loin dans le ratage en soulignant «une série de trucs à répétition». Il ajoute une remarque qui en dit long sur son incompréhension: «Et puis, c’est une littérature odieuse.» On comprend qu’il est contre pour des raisons morales et, au passage, qu’il vise assez bêtement une autre maison, Gallimard, où se retrouvent «les habitués des vendredis rue Sébastien-Bottin», les «amateurs de langage» (Jean Paulhan et consorts). Il y ajoute sa détestation d’une presse de gauche, où, de Combat aux Temps modernes, sévissent les admirateurs d’une littérature plombée par les noirceurs de l’époque. Cependant, pris d’un semblant de remords, il reconnaît dans un P.S. «des dons extraordinaires, et une vue du monde».

C’est Paul Flamand qui, en quelques lignes décisives, va trancher et se tromper lourdement. Pour ajouter du comique à son jugement, il affirme que, « ce n’est pas une traduction » et se demande si « l’on veut nous refaire le coup Boris Vian-Sullivan». En 1969, à l’occasion d’une interview, cet homme honnête et plutôt aimable (je me souviens qu’il avait un cheveu sur la langue touchant) admit s’être trompé, tout en précisant qu’il ne croyait pas à «ce noir absolu». L’histoire des grands «ratages» éditoriaux reste à écrire. Claude Simon, Nathalie Sarraute, Ionesco, ont débuté respectivement au Sagittaire, chez Robert Marin et au Terrain vague, avant d’être récupérés ailleurs.

J’aimerais lire la fiche de lecture de Tropismes qui dort dans les archives de Gallimard (chez Grasset, qui refusa aussi le livre, on a dû l’égarer). Et qui nous dira pourquoi les éditions Bordas ont publié en 1947 la traduction de Murphy de Beckett ?

Raphaël Sorin, éditeur.
Blog littéraire à Libération : «Lettres ouvertes»

LA LETTRE DE L’IMEC No 10, AUTOMNE 2009

6 Commentaires

  1. D’ou la question de l’arbitraire et du subjectif ……..

  2. Bonjour Simbad, il faut lire Badiou avant de le commenter . Mais Badiou est illisible, dans la mesure où il pique les phrases et idées des autres : style  » le communisme est un mot » ou « c’est transcendantal » . Aujourd’hui il ressort de sa naphtaline, parce que la gauche est en décomposition . Il se réclame de Lacan, ça me surprend; Lacan n’avait pas de mépris pour l’autre . Je suis désolée ; cordialement à vous .

  3. Qui a rédigé le premier commentaire? Je reconnais la signature, l’écriture: c’est Gennie Luccioni, devenue Lemoine, qui travailla en effet au Seuil ( traductrice de « Don Camillo », lectrice ) avant de devenir psychanalyste, et d’écrire elle-même. A l’attention de mon copain Raphaël.

    • Plutôt qu’accabler ceux qui refusèrent, rendons justice à Gennie Luccioni qui vit assez clair, au jour obscurci de l’après-guerre ; et l’écriture de SBB est un tel choc que je comprends très bien ce léger mouvement de recul

  4. On croirait entendre le sénateur Pococurante expliquant à Candide et Martin qu’Homère c’est rasoir, que Virgile c’est chiant, qu’Horace c’est nul, que Cicéron à force de douter de tout n’en sait pas pus que les autres et que Milton n’est qu’un plagiaire grossier et dégoûtant.
    Peut-être bien, mais en attendant, ce n’est pas du sénateur Pococurante qu’on se souvient le plus.

  5. Ils se sont trompés sur Beckett, la belle affaire! Prese tout les grands écrivains ont « ramé », étant jugés par plus faible qu’eux!
    Sur Badiou, il vous faudrait le lire avant de le commenter.