Si la foule se pressait aux portes du Cinéma Saint-Germain-des-Prés, ce mercredi 23 novembre, ce n’était pas pour se payer une toile. Ce qui a déclenché le véritable événement que pressentait la foule, c’est le nouveau livre de Bernard-Henri Levy. La généalogie de ce dernier (dont le grand-père, Shalom, était un berger algérien) nous éclaire sur sa capacité à engager tant de transhumances politiques, à former de telles agrégations stratégiques, et à capter, par la puissance de son souffle, un tel auditoire.
Cette soirée, menée par Jacques-Alain Miller, conviait, Jean-Claude Milner, Hubert Védrine, Anaëlle Lebovits-Quenehen, Alexandre Adler et Éric Laurent autour du dernier ouvrage de Bernard-Henri Lévy, « La Guerre sans l’aimer », publié aux éditions Grasset. Tous connaissent BHL pour l’avoir rencontré par le passé : Alexandre Adler, son « petit camarade » à l’École Normale Supérieure ; ENS où Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner faisaient déjà figure « de princes du savoir, de légendes vivantes, de génies précoces dont la juvénilité reste inentamée, et l’esprit de révolte intacte » ; Hubert Védrine rencontré en maintes occasions ; Anaëlle Lebovits-Quenehen, directrice de la revue Le Diable probablement, qui a eu l’occasion de rencontrer le philosophe autour de combats communs, et de conceptions partagées ; Éric Laurent, enfin, que Bernard-Henri Lévy avait rencontré, entre autre, lors des forums des psys, organisés déjà, par Jacques-Alain Miller. Ces brillants esprits ont ensemble concouru à un concert de réflexions sur le thème « Guerres du XXIème siècle, Souveraineté et ingérence, Les Empires et les nationalités ».
Jacques-Alain Miller a ouvert le débat en notant que BHL était avant tout un « provocateur de désir » qui « ne s’autorise que de lui-même » comme le disait Lacan du psychanalyste. Il a rappelé que « la politique, comme objet de pensée, importe aussi aux psychanalystes, non pas seulement en qualité de citoyens, mais parce qu’ils suivent les variations des signifiants-maîtres ». Selon Freud, en effet, le ressort de la politique, est l’identification, dans la mesure où le sujet est déterminé par un certain nombre de choses vues, et dites, qui le capturent, le mènent et lui dictent leurs lois. Ces mots, discours, slogans qui parcourent la trajectoire qui va de l’individuel au collectif, font le ressort du rapport entre l’inconscient et la politique. D’où d’ailleurs la thèse de Lacan : « L’inconscient, c’est la politique ». La politique, comme l’inconscient, est en effet attachée à des signifiants-maîtres qui produisent des identifications dans le discours du maître. Avec les révolutions arabes – dont JAM précise qu’il n’est pas sûr, d’ailleurs, que ce soit des « révolutions » à proprement parler – un certain nombre de signifiants-maîtres sont soudain frappés d’obsolescence : « Ben Ali », « Moubarak », « Bachar el-Assad », « Kadhafi », ces noms, ces mots, perdent leur valeur. Mais, là où il semble qu’il y ait une alternative entre la démocratie (signifiant-maître d’importation) et un signifiant antique comme la charia, BHL affirme justement qu’il ne croit pas à la compacité du signifiant-maître. C’est en cela qu’il éclaire, toujours selon JAM, l’écriture lacanienne du signifiant-maître (noté S1) comme « essaim d’S1″. À suivre les propos de BHL, JAM considère en effet que les signifiants-maîtres formeraient un ensemble coexistant logiquement, et non un bloc fermé.
BHL répond à ces propos en rappelant qu’à « l’âge de la disparition des noms au profit de la foule, ce qu’il y a de plus précieux, c’est l’insistance d’un nom ». Or un nom, c’est un désir. Le dernier mot dans la bataille des noms ne saurait revenir au nihilisme, à l’anonymat du rien. À cet égard, s’il ne pense pas écrire d’autobiographie, La guerre sans l’aimer est celui de ses livres qui s’en rapprocherait le plus, puisque son grand-père et son père y font irruption, faisant ipso facto passer le récit de l’évènement politique du côté du récit d’une rencontre avec l’intime.
La ligne fondamentale de démarcation entre les hommes, a-t-il ajouté à propos, se définit ainsi : il y a ceux qui croient à l’Histoire et ceux qui n’y croient pas, ceux qui croient à la littérature et ceux qui n’y croient pas, ceux, enfin, qui croient à la grandeur et ceux qui n’y croient pas. C’est que si la vérité compte, le lacanien qu’il est (entre autre) sait qu’elle « ne se dit pas toute ». Cela forme un noeud à travers lequel le travail de la vérité peut procéder. Voilà ce qui l’a conduit avec Gilles Hertzog, au risque du découragement, à aller fabriquer des « éléments de langage » pour aider Abeljalil et le CNT.
Jean-Claude Milner commente quant à lui La guerre sans l’aimer en se confrontant à la question de la guerre, telle que BHL la saisit. La notion de « guerre juste » s’oppose selon lui à la notion de « guerre oubliée ». En effet, la justice change de camp une fois la guerre remportée. Le fait est, qu’après une victoire, la cause juste disparait. « Mais, ajoute-t-il, la justice n’est pas une fugitive, car elle n’est pas captive ». Si le droit qui fonde la justice de la guerre survit à la guerre, la justice demeure. À ce moment-là, ce n’est plus seulement la cause de la guerre qui est juste mais la victoire. Selon BHL lu par JCM, il n’y a qu’un cas où la justice ne change pas de camp : celui des opprimés. Pour que la justice perdure, une guerre devrait avoir « assez de moyens pour être remportée, mais pas suffisamment pour accroître sa puissance ». En ce sens, la seule guerre que puisse mener une puissance moyenne et qui soit une guerre juste, à pour objectif d’abattre un tyran.
Jean-Claude Milner distingue ainsi deux types de « guerre juste » : 1) La guerre d’un droit contre le non-droit du tyran, 2) La guerre d’un droit contre un autre droit, comme par exemple le droit des Israëliens contre ceux des peuples musulmans. L’espoir c’est que chaque peuple qui gagne son droit dans une guerre juste, constitue une possibilité de combler le gouffre qui sépare la guerre d’un droit contre un non-droit, et d’un droit contre un autre droit.
Hubert Védrine lui emboite le pas en reconnaissant, pour commencer, les dissensions qui l’opposent à BHL ainsi que l’amitié qui les lie. Il avoue d’emblée le malaise suscité chez lui par la notion de « droit d’ingérence » qui a fait d’ailleurs l’objet d’une « ancienne dispute avec Kouchner ». Néanmoins, il n’est pas opposé à toutes formes d’intervention. Il est ainsi d’accord sur le fait que le régime libyen s’est comporté de telle façon qu’il fallait aller jusqu’au bout. Il trouve par ailleurs irrecevables les reproches adressés aux acteurs du printemps libyen, depuis les premières prises de parole du CNT suite à la mort de Kadhafi. La démocratie chrétienne, rappelle-t-il, ne peut sortir toute armée de la tête de je ne sais quel insurgé ou islamiste ! Hubert Védrine insiste sur le trait singulier de notre époque, marquée par le fait que l’Occident a perdu le monopole qu’il possédait au long de ces trois derniers Siècles – deux siècles de suprématie européenne et un siècle de primauté des États-Unis. Les questions qu’Hubert Védrine se pose sont donc les suivantes : « La zone euro va-t-elle être dirigée par le Bundestag ? Dans le rapport entre l’Occident et les pays émergents, quel sera notre poids, notre rôle ? » Il achève son propos en considérant que si l’action de BHL, du Conseil National de Transition et des insurgés libyens doit être saluée, on ne peut pourtant rien fonder sur cet évènement.
Afin de préciser de quelle type de guerre il s’est agit en Libye, BHL, répondant d’abord à Jean-Claude Milner, expose entre autre une typologie des guerres. Il en voit de trois sortes : 1) Les guerres oubliées (celles pour lesquelles on n’a même pas la possibilité du vacillement entre le juste et l’injuste), 2) la guerre tragique du type (d’ailleurs unique) du conflit israëlo-palestinien, où l’indécidabilité du droit reste entière, puisque tout individu qui passe dans cette région du monde et traverse ces frontières ne peut pas ne pas se sentir comme une girouette ballottée entre le droit et le non-droit, et enfin 3) les guerres justes, en effet, que JCM a mentionnées.
Pour convaincre Nicolas Sarkozy, que la guerre libyenne était juste, BHL avoue (non sans sourire et faire rire l’assistance) avoir fait vibrer les orgues, en lui lançant, sans même y penser une phrase mélodramatique : « Si le sang coule à Benghazi, il éclaboussera le drapeau français » ! Il s’agit en effet de « chercher dans le cerveau d’un ministre ou d’un président le point où la décision peut être remportée ». L’affaire libyenne est ainsi due à la conjonction de deux désirs qu’il a su animer : celui de Moustafa Abdeljalil, musulman pieux sous un régime jumeau de celui de la Corée du Nord, et celui de Nicolas Sarkozy. « Peut-être que l’islamisme radical se développera, ajoute BHL, mais il va tomber sur un os. Cet os, c’est la Libye, avec cette évidence qui a déboussolé les radars et sidéré les Libyens en premier lieu : le juif Sarkozy (comme on l’appelle là-bas) et le juif Levy, ont emmené le désir d’une coalition internationale s’employant à leur libération sans qu’ils n’y puissent déceler aucun complot. »
Répondant ensuite à Hubert Védrine, Bernard-Henri Lévy rappelle que le droit d’ingérence, tient sa légitimité du fait que « les frontières ne définissent pas le droit, que droit et souveraineté peuvent se rencontrer, mais ne sont pas nécessairement superposables, qu’on ne peut se laver les mains du massacre à Benghazi, et que celui qui en est convaincu a le devoir de manifester son souci de l’autre. » Toute sa vie, BHL dit avoir trouvé face à lui « les hommes obscures du quai d’Orsay, si bien croqués par Albert Cohen à travers sa description de la SDN dans Belle du Seigneur.
C’est au tour d’Anaëlle Lebovits-Quenehen de saluer l’acte réussi de BHL, intellectuel engagé au service des vies infimes sans destin ni ampleur. Elle propose pour ce faire de dégager les cinq conditions de l’acte tel que La guerre sans l’aimer permet de le concevoir : 1) Cet acte naît d’un pari : « n’être certain de rien et pour cela s’engager ». L’action n’a donc pas pour principe la moindre analyse indubitable, 2) l’acte procède d’une logique de choix forcé, il est requis par la circonstance et relève d’une alternative tranchée : la vie de part en part mortifiée ou la vie au risque de la mort. Le choix est ici dicté par un insupportable à supporter, 3) l’acte a encore pour particularité de se situer sur un fil entre deux positions : l’optimisme et le pessimisme qui, poussés à l’extrême, inhibent concrètement l’acte, 4) dans l’acte « n’est sauvé que ce qui est risqué », mais on ne peut risquer que ce que l’on n’a pas, dans l’exacte mesure où la mise n’appartient pas tant au registre des biens, qu’à celui de l’être. » 5) pour poser un acte, il faut en endosser la responsabilité dans cette solitude radicale propre à l’intellectuel et homme de combat qui ne s’autorise que de lui-même, et sait ne représenter que lui-même, conclut Anaëlle Lebovits-Quenehen.
Alexandre Adler, ami de longue date de BHL, prend ensuite la parole. Il salue l’ouvrage de son ami en rappelant qu’il y a longtemps déjà qu’il voit la nécessité d’un continuum entre pensée et action. Son premier livre déjà, (Bangla-Desh, Nationalisme dans la révolution), rédigé suite à son expérience au Bangladesh durant la guerre de libération du pays contre le Pakistan, en attestait. Alexandre Adler évoque aussi l’engagement commun de leurs pères respectifs dans la guerre d’Espagne. Ces pères, qui ont pourtant tant aimé cette guerre pour les valeurs qu’elle défendait, ont appris à leurs fils à ne pas aimer la guerre, rappelle-t-il encore. Alexandre Adler, armé de la puissante érudition qu’on lui connaît, apporte nombre de précisions essentielles sur la situation géopolitique de la Libye. Il affirme ainsi la possibilité d’invoquer le droit d’ingérence à certaines conditions qu’il définit. Selon lui, l’action commune menée par BHL, Gilles Hertzog et le CNT, peut être qualifiée du terme d’ »historiale » – terme employé dans certaines traductions des textes de Heidegger pour distinguer un événement majeur dans le cours de l’Histoire – affirmant par conséquent que la défaite ou la victoire à venir, ne change rien à la justesse de cette cause.
Eric Laurent intervient, pour finir, en mettant en avant ceci que la politique se définit davantage comme la confrontation entre une part d’aléatoire et d’un engagement personnel que comme de lourds enchaînements sociologiques. Ainsi Kadhafi a-t-il cédé comme « un fœtus de paille », alors que la corruption et la répression étaient, dans son royaume de morts, aussi fortes qu’arbitraires. La pratique personnelle et engagée de la politique « cherche en l’autre ce qui fait auteur, ce qui est susceptible de répondre ». Il faut ainsi apprendre à déceler le style, puisque « le style, c’est l’homme à qui on s’adresse ». D’autant que confronté à la bureaucratie, qu’Éric Laurent décrit comme « le régime de la citation, un régime sans auteur, un régime sans énonciation », il est impossible d’établir « un acte de langage ». Or, « passer dans le régime du dire », explique-t-il, « c’est faire au nom de la conscience collective ». Face au « malaise dans le désir de politique », face à « la destruction du désir à laquelle œuvre la bureaucratie », écrasés que sont ses mandatés par « l’atonie de leurs propres désirs », il faut, selon lui, donner toute sa valeur à « l’efficacité du UN non mandaté ». Dire c’est faire et faire c’est dire : voilà qui produit tout autre chose que le régime de discours du « oui » et du « non » et dont rend compte avec justesse le livre de BHL.
Pour clore brièvement cette soirée au sommet, après que BHL a répondu aux trois derniers intervenants de la soirée (dont il salue la finesse des propos) et à une question d’Alexis Lacroix, Jacques-Alain Miller conclura sur « l’x » que BHL a incarné pour Moustafa Abdeljalil, faisant valoir que, de la même façon qu’il avait occupé cette fonction face au Commandant Massoud, il répète cette fois l’expérience en Libye : il surgit comme un inconnu devant un combattant de la liberté, incarne l’x qui charme ce combattant en le persuadant que le monde le regarde, que le désir de l’autre est sur lui. Il est un levier des désirs de liberté et parvient ainsi à faire exister la fiction du genre humain unifié.
Il est minuit et demi quand l’assistance lève le camp, avec la certitude qu’un événement a bel et bien eu lieu sous ses yeux.