Il me paraît évident que les positions de Mortimer Ostow et Hannah Arendt ne sont pas radicalement incompatibles. En effet, l’objection majeure de Arendt à Ostow est à la fois juridique et morale : dire que l’antisémitisme est une « folie », ou une « pathologie », risque selon elle d’atténuer (mitigate) la culpabilité des bourreaux. C’est pourquoi elle affirme que Eichmann était responsable précisément parce qu’il n’était pas fou. Il comprenait ce qu’il faisait selon les termes de son monde. Selon elle, soutenir que l’antisémitisme est structuré comme la paranoïa, c’est refuser de reconnaître l’entière responsabilité de ses agents. Et même si ça n’est pas ce que soutient Ostow, le risque persiste, selon elle, de voir le langage véhiculer cette idée. C’est pourquoi elle pense que Ostow accorde trop d’importance au fantasme et sous-estime la faillite de la pensée. Le « mal » (evil) est selon elle terrifiant parce qu’il ne requiert ni haine, ni sadisme, ni psychose. Et le pathologiser, c’est en quelque sorte le réenchanter en le dramatisant, en le disant exceptionnel, et en considérant qu’il échappe à la logique. L’horreur, selon elle, réside en ceci qu’aucune monstruosité n’est nécessaire à son émergence. Pour Ostow, l’antisémitisme est nourri et soutenu par le fantasme, la projection, et le mythe. Pour Arendt, il se répand et se nourrit de clichés, de slogans, et du langage bureaucratique. La faillite de la pensée est due non au pouvoir du fantasme, mais au fait que le langage s’est vidé de son sens.
Cela dit, Arendt ne refuse pas tout à fait l’idée que l’idéologie antisémite emprunte certaines de ses structures à la paranoïa, non plus que le fantasme aide l’idéologie à perdurer. C’est pourquoi je pense que ce qu’elle appelle « idéologie » présuppose quelque chose qui n’est pas très éloigné de ce que Ostow appelle « paranoïa » – même si elle refuse de parler de pathologie. Car il y a, selon moi, un léger hiatus entre ce qu’elle décrit et ce qu’elle théorise. Elle définit en effet l’idéologie (surtout dans The Origins of Totalitarianism) comme un système d’explications déduites d’une prémisse unique et se dépliant comme une nécessité logique réfractaire à toute épreuve de réalité. L’idéologie telle qu’elle la comprend n’est pas irrationnelle : elle est hyperrationnelle, et elle explique tout par avance. L’idéologie totalitaire n’est pas, selon elle, délirante, elle est une logique qui déraille (logic gone rogue). Pourtant, sa description de l’idéologie antisémite est très proche de ce que Ostow appelle « paranoïa » : elle y voit une croyance en des forces cachées qui déterminent le cours de l’histoire ; une croyance en la vertu trompeuse des apparences; une mise en doute des faits les plus ordinaires et incontestables ; une conviction que tout s’explique ; une bonne conscience morale associée à la peur. Elle dit que l’idéologie totalitaire souffre de « superstition logicienne » (superstition of logicality). Ce qui veut dire que la logique est fétichiste, que la déduction remplace le jugement, et que les conclusions y sont atteintes en dépit de la réalité. N’est-ce pas là exactement le fonctionnement paranoïaque, pour lequel la « cohérence » fait fonction de preuve, la contradiction de confirmation, et où l’évidence factuelle est réinterprétée comme tromperie ? Les mêmes phénomènes sont décrits dans des vocabulaires différents. Pour le paranoïaque, le persécuteur est nécessaire et le système s’écroule si l’ennemi disparaît. Pour l’idéologue, le Juif doit exister en tant que force obscure, il est imaginé même lorsqu’il est absent, et il est remplacé dès qu’éliminé. Arendt décrit tout cela mais refuse le vocabulaire psychiatrique. Elle décrit l’idéologie antisémite d’une manière qui correspond à la structure paranoïaque, tout en utilisant un lexique qui dénie la pathologie. Autrement dit, elle reconnaît les effets de la paranoïa tout en refusant l’« excuse » de la folie. Ce qu’elle appelle idéologie est une paranoïa légitimée, normalisée, bureaucratisée. Nettoyée de son appellation clinique de manière à pouvoir la juger, la punir, et la combattre comme politique plutôt que comme maladie.
À suivre.
