Je ne citerai aujourd’hui que quatre noms : Alvin Francis Poussaint, Mortimer Ostow, Franz Fanon, et Hannah Arendt. Les deux premiers, Américains, étaient psychiatres ; ils ont consacré une partie importante de leur recherche au problème du racisme, surtout à l’endroit des Noirs pour le premier, des Juifs pour le second. Franz Fanon, mieux connu en France que Poussaint et Ostow, s’est pour sa part intéressé au racisme colonial, s’efforçant de faire apparaître comment celui-ci blesse psychologiquement autant le colonisé que le colonisateur. Quant à Hannah Arendt, je ne crois pas nécessaire de la présenter aux lecteurs de La Règle du jeu

Ostow a enseigné à Columbia et a beaucoup travaillé avec – entendez : a beaucoup reçu en consultation – des survivants de la Shoah, des descendants des bourreaux des camps, ainsi qu’avec de nombreux patients dont les symptômes s’organisaient autour de fantasmes antisémites. Son livre le plus important eu égard à ces questions, résultant de neuf années de travail, publié en 1996, est Myth and Madness: The Psychodynamics of Anti-Semitism. Son hypothèse centrale est que l’antisémitisme fonctionne comme un fantasme paranoïaque partagé. Ce fantasme est structuré comme un délire : il est fixe (comme on parle d’une idée fixe), il résiste à l’évidence, il a une cohérence interne, il prend appui sur des pulsions reniées (envie, agressivité, anxiété sexuelle, culpabilité). Et il est collectivement, socialement, renforcé, ce qui lui permet de se convaincre de sa rationalité. En d’autres termes, l’antisémitisme a toutes les allures de la folie, mais sa « distribution » sociale fait croire qu’il est une idéologie. Ostow insiste sur ceci, que si tous les antisémites ne sont pas psychotiques, l’antisémitisme, lui, est bel et bien un système de croyance pathologique. Cette distinction est importante, car elle évite la facilité qui consisterait à réduire le problème à une pathologisation des individus.

Quant au titre de son livre, il en explique les deux termes – Myth et Madness – de la manière suivante :

Myth : Le propos antisémite (meurtre rituel, conspiration mondiale, domination financière) se structure comme un système mythique : symbolique, émotionnellement chargé, impossible à falsifier.
Madness : ces mythes ont la même fonction psychologique que les délires paranoïaques pour les individus. C’est pourquoi Ostow insiste sur un certain nombre de mécanismes inconscients :

1. La projection : des souhaits et des peurs inacceptables sont projetés sur « le Juif »: l’envie, la déviance sexuelle, la corruption morale, le pouvoir secret. Le « Juif » devient ainsi le porteur de ce que l’antisémite nie de sa propre personne.

2. La paranoïa sans psychose. L’antisémite imite le paranoïaque : il croit en des ennemis cachés, il croit au complot, il se sent moralement pur.

3. Une pathologie surmoïque : le « Juif » doit être puni symboliquement ou réellement, la violence à son endroit est justifiée, la cruauté est nécessaire.

4. Un résidu théologique : les Juifs ont tué le Christ, ils « nous » ont légué une culpabilité (argument repris par George Steiner).

En résumé : l’antisémitisme est structuré comme une paranoïa ; il fonctionne comme une folie sans psychose, la pathologie est celle du système, pas nécessairement de l’individu. La haine n’est pas comprise comme un manque de rationalité, plutôt comme l’une de ses distorsions cohérentes.

À suivre.

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