Un de mes amis récemment au cours d’une soirée : « Mais vous, les intellectuels, les philosophes, pourquoi ne dites-vous rien sur le sida ? » Il veut dire, bien sûr : ce serait tout de même votre devoir… Je n’aime pas qu’on m’explique mes devoirs mais il a raison, je plaide coupable. L’horreur croît, le sida encore, le sida toujours, ici, en Europe, aux États-Unis, en Afrique, partout dans le monde, chaque jour, tout le temps, et nous ne disons rien, ou presque, sur cette Chose galopante qui nous rattrape les uns après les autres. Étonnant tout de même, c’est vrai, si l’on songe à la liste si longue de ceux qui dans nos milieux ont été emportés déjà, avec ou sans couronne. Si je me trouve avoir si peu à dire jusqu’à présent, est-ce par légèreté ? Par lâcheté ? Moi, je ne suis pas contaminé, pas encore en tout cas, je ne veux pas y penser et je fais avec d’autres comme si ma vie devait durer toujours. Mais puis-je mentir si longtemps, me mentir ? Voici qu’un proche, un ami d’ami, vient de disparaître à son tour, secondé ici par un médecin admirable (il y en a), abandonné ailleurs comme un chien, dans une solitude abominable. Est-ce le sentiment de mon impuissance qui me cloue le bec ? Mon impossibilité à penser ce jeu du sexe et de la mort qui déjà nous a pris Foucault, Aron, Hocquenghem, Guibert, ces jours-ci Daney et demain bien d’autres ?
Je crois qu’il faut l’admettre : cette horreur n’est pas entrée dans la tête des gens, elle n’est pas entrée non plus dans celle des dirigeants politiques, pour la plupart affolants d’inconscience et d’irresponsabilité. Mais raison de plus pour ne pas céder : il faut parler contre le silence, il faut penser contre la fuite et la dénégation. Cette mort qui nous frôle de si près n’est pas semblable à celles d’hier, elle ne nous est pas ce que furent à nos ascendants d’autres épidémies. D’abord parce qu’elle touche aux racines du sexe et de la vie, de l’amour donc. Ensuite, parce qu’elle met à nu terriblement ce que nos sociétés sont capables de faire du corps des hommes, de leur vie et de leur mort au milieu d’une déroute morale sans précédent. Ce que l’atroce affaire du « sang contaminé[1] » vient de révéler, au-delà de toute question de personne, c’est l’étendue de cette déroute et l’urgence de la prise de conscience. Que ceux qui au nom de la science gèrent la vie, nos vies, puissent ainsi programmer la mort avec la complicité active ou passive des politiques, cela n’est pas un accident, et il est ignoble de parler seulement d’erreur pour les uns, d’ignorance pour les autres. Celui que Daney appelait dans un de ses derniers papiers « l’assassin Garetta », « le tueur Garetta » est de toute évidence un salaud, mais on aura du mal à nous convaincre qu’il était seul en cause, que beaucoup d’autres avec lui n’ont pas de comptes à nous rendre, que ce n’est pas une abjection de fond de notre société qui est ainsi brutalement mise en lumière par-delà les déficiences de tel ou tel. Des hommes, des enfants, savent qu’ils vont mourir, que ce sont des médecins, des savants qui les ont condamnés à mort pendant que d’autres savants s’écharpent autour des milliards que rapporte aujourd’hui l’identification d’un virus : ces gens-là me font honte mais ils me font peur plus encore, je pense que nous sommes devenus fous.
Nous avons un devoir justement : refuser l’impuissance, dénoncer la déroute, écrire l’histoire de cette folie comme Guibert le premier l’a fait, en somme résister. Quelques-uns justement montrent la voie, auxquels il serait temps de rendre hommage : ne pas le faire serait continuer de laisser à leur isolement, à leur marginalité, ces premières victimes qui ont refusé de l’être et qui se sont battues pour demeurer des hommes. Les premiers à avoir regardé l’horreur en face, soyons clairs, ce sont les homosexuels, les « gays », ce sont eux qui, ici en France, ont donné à tous des leçons de dignité et de lucidité qu’on pouvait croire improbables dans ce siècle. Des leçons de dignité, parce qu’il s’agissait, parce qu’il s’agit toujours de tenir tête au moralisme ambiant increvable (ah, ces horribles « Chrétiens » vomis par Dieu qui ont osé parler de « punition » !), à ce racisme sexuel si insidieusement volubile, à la faillite d’un dispositif médical qui serait à repenser de fond en comble, à la carence des politiques. Des leçons de lucidité en même temps : ces minuscules héroïsmes, confinés dans des chambres sans joie d’hôpital où s’exerce chaque jour la toute-puissance du « bio-pouvoir », déposés parfois dans des écrits qui déjà font date, c’est eux qui tracent la voie pour les autres, pour tous les autres, puisque nous savons désormais que cette mort-là ne fait pas le détail. Ces homosexuels qu’on continue d’ostraciser malgré toutes les belles déclarations (quel ministre fameux, chanteur adulé, acteur viscontien mondialement connu, pourrait avouer publiquement ce secret de polichinelle sans voir sa carrière à l’instant brisée ?), qu’on continue de menacer dans leurs réseaux et leur presse (au moment où j’écris ces lignes le journal Gai Pied[2] vit ses derniers jours), ce sont eux les premiers qui ont inventé une solidarité qui n’était prévue nulle part en incarnant le seul mot d’ordre qui vaille : l’appropriation par chaque homme de son corps, de sa vie, de sa jouissance et de sa mort là où la science nous dépossède, où l’institution médicale est si déficiente (merci, Guibert, de l’avoir dit en lui tenant tête d’une manière si crâne), où les politiques obstinément se dérobent. Guibert n’écrit qu’en son nom ? C’est vrai, mais dans la singularité précieuse, il écrit pour tous : il sauve l’honneur, il m’aide à exister et vous aussi. Une morale je crois se dessine là face au grand désert de l’irresponsabilité et de l’indifférence, une morale de la responsabilité, du souci de soi, de la parole vraie, de la vie comme œuvre jusque dans l’agonie et de l’amitié plus forte que la haine. Cette maîtrise de soi arrachée de haute lutte à des dispositifs de contrôle et de gestion qui ne savent plus rien de ce qu’est un homme (vos hôpitaux, je les ai vus de près pendant plusieurs années et ils me font horreur), cette fraternité discrète au-delà des murs et du silence qui vaut la mort, sont en train de dessiner sur fond de très grande douleur les contours d’une éthique dont nous allons avoir besoin de plus en plus, tous.
[1] L’affaire dite du « sang contaminé » renvoie à un scandale sanitaire des années 1980 où des milliers de patients, notamment des hémophiles, ont reçu en France des produits sanguins contaminés par le VIH alors que des procédés de chauffage permettant d’éliminer le virus existaient déjà ; le Centre national de transfusion sanguine, dirigé alors par Michel Garreta, a été au cœur de l’affaire, ce dernier ayant été condamné pour avoir maintenu la distribution de lots non sécurisés. (NDLR)
[2] Gai Pied est un journal français fondé en 1979, devenu la principale publication de la communauté gay dans les années 1980. En plus de traiter de culture, d’actualité et de politique LGBT+, il a joué un rôle essentiel dans la lutte contre le sida, en informant, sensibilisant et relayant les campagnes de prévention dès les débuts de l’épidémie. Le journal cesse de paraître en 1992, affaibli par des difficultés financières. (NDLR)
