On fait avec ce qu’on a. Ses origines par exemple. Les miennes ne sont pas brillantes. Je sors d’un trou, je ne sais pas le dire autrement. Une ville de merde. On dira sûrement que je suis injuste, puisque ce trou est la première destination touristique américaine des Américains. Parmi les destinations américaines préférées des Américains on trouve encore Yosemite National Park, Boston (Massachusetts) et Las Vegas (Nevada). En 2016, le New York Times classait ce trou vingtième des « 52 Places to Go ». On trouve sur la même liste Abu Dhabi, Bordeaux et Mexico. Je suis sûrement injuste. Allez savoir.
Bref, je suppose que vous ne connaissez pas Grand Rapids. C’est une ville du Midwest. Le Midwest est la région du centre-nord des États-Unis d’Amérique. J’y suis né. À Grand Rapids donc, dans le Michigan. La ville a plusieurs surnoms. « River City » est le plus banal, dû à sa situation : elle est construite en bordure du fleuve appelé Grand River, à trente miles à l’est de Lake Michigan. Moins banal et plus révélateur, « Furniture City », la ville du mobilier, parce que cinq des plus importants fabricants de mobilier de bureau au monde y ont leur siège. Excitant. Enfin, depuis 2012, « Beer City » parce qu’elle gagna cette année-là, ex-aequo avec Asheville, onzième plus grande ville de Caroline du nord, le concours pour ce titre prestigieux. Et l’année suivante, bingo!, grâce aux efforts des brasseries B.O.B’s Brewery, Brewery Vivant, Founders Brewery Company, Grand Rapids Brewery Co., Hideout, Hop Cat et, ça ne s’invente pas, Schmohz, elle fut seule à gagner le concours. Je vous laisse imaginer si mon histoire, sur pareilles bases, prit de l’ampleur.
Et en effet. J’ai eu beau quitter Grand Rapids en 1972 pour aller m’installer à New York, rien n’y a fait : je reste un midwesterner. Tout le blabla new-yorkais ne m’a pas convaincu. Très peu de choses me convainquent d’ailleurs, je ne suis pas un croyant. Par exemple, j’avais fait campagne pour George McGovern cette année-là et Nixon fut élu. Mon père m’avait téléphoné pour me dire que c’était bien que j’aie fait cette campagne et qu’il était désolé que cela ait si mal tourné. Je lui ai juste répondu : « I’m done, Dad. » Et je n’ai plus jamais voté. J’ai un problème avec les idéologies, voyez-vous. Elles aveuglent les gens. C’est toujours la même chose : les Américains élisent quelqu’un puis le voient comme une espèce de dieu, ce qu’il n’est évidemment jamais, alors ils le détestent. Leurs choix sont représentés par deux partis suprêmement corrompus. J’ai cru un temps que c’était mieux ailleurs mais je me suis encore trompé, évidemment. Voyez chez vous.
Je me suis souvent trompé. Je ne comprends pas grand-chose à la vie. Enfin, je dis la vie ; ce que je veux dire c’est que je me débrouille mal avec les contraintes que la vie impose. Même les choses les plus simples me pèsent. Faire les courses pour la semaine, par exemple. Je n’ai pas d’imagination. Je ne sais pas prévoir quoi manger trois jours à l’avance, ça me dépasse. Et puis je n’aime pas faire la cuisine. Outre que ça m’ennuie, je trouve que c’est compliqué et que ça prend trop de temps. Alors je fais simple, je mange presque toujours la même chose. Ça m’est égal. Et c’est pareil pour tout.
Tenez, d’autres exemples. Mon appartement. Pas très grand, intégralement blanc, les meubles y sont les mêmes depuis que j’y ai emménagé il y a quarante-trois ans. Depuis toutes ces années je n’y ai rien rajouté, rien changé. Et personne n’y entre jamais. Mon boulot. Sans intérêt mais payant ; je ne travaille plus depuis longtemps, j’ai les moyens, mais je ne m’occupe pas de mon argent. Aucun placement, rien à la bourse, je n’y comprends rien et ça ne m’intéresse pas. Le bricolage. Je ne sais ni construire ni réparer quoi que ce soit et je ne veux pas apprendre. Tout est à l’avenant je vous dis.
Souvent, des journées entières je ne sais que faire. Je manque d’inspiration. Je gaspille le temps. Alors je m’ennuie. Pourtant il arrive que cette espèce de vide dans lequel je me maintiens depuis si longtemps me procure une grande jouissance. J’y trouve, j’y éprouve ce que je ne peux pas appeler autrement que le sentiment de la vie. Pur, intense, glorieux et parfait. C’est ma bipolarité. Ou bien je me sens paumé, c’est la misère absolue, je ne peux plus parler, je n’ai plus de mots, ou bien je suis dans une espèce de jubilation ardente, je suis vivant. Mais alors c’est très vite angoissant. Parce que c’est dans ces moments de plénitude de vie que je me rends compte de la manière la plus aigüe que je suis seul. J’ai toujours été seul, j’ai toujours vécu seul, je n’ai jamais su faire autrement. J’ai essayé, je n’ai pas supporté. Ma tante Dorothy, la sœur de ma mère, une femme dont la gaieté constante m’était insupportable, disait de moi tout gamin déjà : « He is such a lone wolf! Such a pity, don’t you think? » Quelle conne ! Toutes les femmes de mon enfance et de mon adolescence portaient ce genre de prénom à la noix : Dorothy, Wendy, Gail, Brenda, Janice, Betty, Gloria, Martha, Peggy, Phyllis, Doris, Darlene, Sue. Et les garçons n’étaient pas mieux nantis. Ils s’appelaient Gary, Larry, Bill, Donald, Bruce, Barney et même Ernest, Clarence, Theodore, Walter, Ralph. Ou, pire encore, comme moi, Eugene. Où voulez-vous aller avec un nom pareil ? Eugene Kepesh, de Beer City, Michigan. Quel destin peut-on imaginer à un homme portant un nom pareil et sortant d’un trou aussi improbable ? Étonnez-vous que je vive comme un reclus, que je ne sache rien faire, que j’aie peur des femmes, que je n’aie pas d’enfants, que je sois aigri, que je déteste la lumière de l’été, les soirées mondaines et les dîners en ville, que je ne sache pas danser, que j’en veuille à la terre entière. Vous voulez que je vous dise ce que je pense ? Je porte un nom de proctologue, voilà ! Je ne sais pas porter la vie. Alors j’ai envie de hurler : « Aimez-moi, je suis un type bien, je vaux plus que ce que je parais, vous verrez ! » J’ai vécu dans les limbes, ma vie a été un enfoncement. J’ai fait du retrait et du renoncement un système de vie. C’est comme ça qu’est venu le désir de ne plus parler, d’annuler toute ambition, toute libido, d’éteindre tout désir, toute envie, toute velléité. Et que vivre est devenu un métier funeste auquel je ne cesse d’imaginer que je vais renoncer. Seulement voilà : à force de vouloir disparaître, je me suis rendu compte que j’étais devenu mon propre fantôme – ce qui est beaucoup moins poétique que je l’avais imaginé. Les fantômes, les vrais, traversent les murs, hantent les vivants, font trembler les planchers. Moi, je me contente de traverser les journées, de hanter mon frigo, et le seul plancher que je fasse trembler, c’est celui qui gémit sous mes scrupules métaphysiques. Vous comprenez ? Je m’étais persuadé que le renoncement était une vocation. Certains deviennent prêtre ou rabbin, moi je suis devenu renonçant professionnel. J’en étais presque venu à espérer qu’on crée un ordre religieux pour les gens comme moi : « Les Frères du Grand Abandon ». Habit : gris. Règle : s’abstenir de tout. Miracle : aucun. Nous aurions été nombreux.
Mais voilà qu’un matin – un mardi, évidemment, les catastrophes personnelles aiment la banalité – j’ai réalisé que ce retrait systématique avait quelque chose de louche. On peut renoncer à tout, sauf à l’impression fâcheuse que l’on s’observe renoncer. Et cette observation, cette conscience, eh bien, il m’a fallu reconnaître que c’était déjà une sorte de désir. Le pire. Le désir de ne plus désirer, cette invention tordue, un peu comme vouloir arrêter de fumer en fumant un dernier paquet pour se convaincre qu’on déteste ça. Alors j’ai compris que même dans les limbes, même dans l’effacement, je restais tragiquement moi-même : un type qui fait des bilans. Non, mais, quel con ! Et, surtout, quel piège ! On croit faire la synthèse de son existence, et on se retrouve à inventer un feuilleton. Un mauvais feuilleton, avec un narrateur qui se prend pour un prophète du désastre. Il m’a donc fallu me rendre à l’évidence : j’étais nul en renoncement. Je n’avais même pas su disparaître correctement. Il me restait trop de sarcasme, trop d’orgueil, trop de petites indignations pour prétendre au néant. Vous voyez, le problème est simple : on croit qu’on se retire du monde, qu’on devient une sorte d’ermite existentiel, un moine laïque de la dépression sublimée – alors qu’en réalité, on fait exactement ce que j’ai toujours fait, on dramatise. On transforme son insignifiance en opéra. Mieux : en confession publique. Un fantasme de culpabilité avec orchestre complet. Il m’a donc fallu me rendre à l’évidence : je ne renonce pas, je fais semblant de renoncer – mais avec l’emphase d’un acteur raté. Je suis un renonçant qui surveille son renoncement, qui commente son propre effacement comme si c’était une performance artistique. Voyez le tableau : moi dans mon salon, assis sur le canapé élimé, à analyser en direct ma disparition psychique. J’étais devenu mon propre critique littéraire.
Et les gens croient que c’est simple d’éteindre ses désirs, comme d’éteindre la lumière en sortant d’une pièce. Peut-être que pour certains. Mais chez moi les désirs sont comme était ma mère : ils s’invitent, ils insistent, ils font du bruit, ils veulent avoir le dernier mot, même quand j’essaie de faire semblant d’être mort. C’est simple, je ne suis pas un sage renonçant, je suis un Portnoy du vide. Un névrosé de la résignation. Un obsédé de l’absence d’obsession. Une sorte d’acrobate mental qui se bat avec ses propres fils invisibles pour produire le spectacle le plus lamentable – et pourtant, le plus authentique – de sa vie. Voilà la vérité. Je suis un homme qui s’excuse d’être triste, d’être fatigué, d’avoir une libido, de ne pas en avoir, de penser, de ne pas penser. Un homme qui s’excuse d’être vivant – mais qui râle quand le voisin tousse. Vous voyez le tableau ? Tous les jours je sors du lit comme si on m’avait tiré d’une tombe, et je me surprends à marmonner : « Assez, je renonce à tout, je m’arrête aujourd’hui. » Comme si c’était un programme, comme si d’autres personnes, normales, notaient : « acheter du lait », « appeler le plombier », « renoncer à tout ». Fier comme Artaban, j’inscris ma résolution apocalyptique au menu du jour. Pathétique. Et vous savez le pire ? C’est que tous les matins, en nourrissant ces pensées, je me prépare un café. Comme n’importe quel imbécile qui se contente de vivre.
