La première fois que je le reçus, c’était il y a plus de trente ans, il me dit à peu près ceci :

« Je me dis toujours que la vie doit valoir la peine d’être vécue. Je le veux, je veux le croire, je l’espère. Cet espoir me fait parfois pleurer à en perdre le souffle. Ma vie, toute ma vie, fut une tentative d’aimer. Il n’est rien de plus beau que l’amour. L’amour est un adieu au bloc d’envie qu’est la société. Il coupe l’herbe sous le pied au langage qui se veut plus fort que le silence, plus fort que l’évidence. L’amour est l’autre monde. J’ai connu l’autre monde avec S. Puis elle m’a quitté. Elle m’a dit en me quittant que je lui étais arrivé tel un miracle, qu’elle avait découvert avec moi un amour qu’aucun mot n’était assez fort pour le décrire. Elle me l’a dit parce qu’elle savait que la même chose était vraie pour moi. 

Nous avions été surpris par l’amour que nous avons fait. Nous en avions été sidérés. Nous avions été sidérés par ce qu’il y avait d’ineffablement accordé qui passait du corps de l’un à celui de l’autre. Ce qui ineffablement nous accordait nous séparait de toutes les choses et de tous les êtres. La première fois que nous nous sommes aimés nous avons découvert à notre plus grande surprise que nous nous aimions déjà alors que nous ne nous connaissions ni d’Ève ni d’Adam et que nous ignorions jusqu’à nos noms. Ce que nous avons vécu, nous l’avons vécu à la colle l’un de l’autre. Nous marchions sur les pas l’un de l’autre. Chacun voulait le regard de l’autre, la main de l’autre, l’odeur de l’autre. Ce qui nous accordait nous avait toujours été inimaginable. Lorsque j’étais avec elle je ne me distinguais pas moi-même, je me désidentifiais. Et je savais enfin qui j’étais, immobilisé dans l’imperméabilité à la société et au siècle. Comme elle. Chacun sous les mains de l’autre devenait l’instrument accordé à la sonorité et à la technique qu’il espérait. Chaque fois que nous nous aimions, ce qui était autre et ce qui était soi devenaient indiscernables. C’était cela, le bonheur : nous nous scellions l’un et l’autre. Je tremble en vous disant cela comme je tremblais en la pénétrant, comme elle tremblait quand je la pénétrais.

Elle m’a quitté, me dit-elle, parce qu’elle m’aimait trop et qu’elle s’était convaincue que je ne tiendrais pas la promesse de vie commune que je lui avais faite, ce qui était une folie.

Quelqu’un a écrit que l’amour est un don sans pitié parce que rien ne console de sa perte, laquelle est la plus intense des douleurs. Qu’il n’est jamais fini. Que rien ne rembourse le don qui s’y est abandonné. Car rien n’y équivaut. »

Et, en effet, il n’y a pas survécu.