Commençons par cet extrait d’un poème célébrissime :
« Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité. »
Ainsi s’achève le poème de Baudelaire Les Phares, qui faisait de Rubens, Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix, les hérauts de la condition humaine. Baudelaire leur aurait-il adjoint un peintre aujourd’hui partout à l’honneur, Georges de La Tour, si celui-ci n’avait pas disparu corps et âme chez les contemporains deux siècles auparavant ? Rien n’est moins sûr. Bien trop dévot ce Georges La Tour aux yeux de l’imprécateur Baudelaire. Mais cette invocation à Dieu du poète des Fleurs du Mal fait irrésistiblement penser aux tableaux de piété de ce même Georges La Tour, où les âmes s’illuminent à la lueur d’une simple bougie, ainsi que les Parisiens le (re)découvriront au musée Jacquemart-André cet automne.
La disparition mystérieuse de La Tour dans les arcanes de la grande peinture à l’âge classique se donnait encore à voir par défaut dans Le nouveau Larousse illustré, de 1898, qui recensait quatre porteurs du nom de Latour, dont le peintre Quentin Latour, et ignorait l’existence d’un cinquième homonyme. Les choses ont changé lors de la première guerre mondiale, et la redécouverte de La Tour aujourd’hui est quasiment chose faite. Toutes les pistes, toutes les archives ont été explorées, les attributions documentées, débattues, entraînant d’importantes avancées. Pour autant, le mystère Georges La Tour n’est pas entièrement dissipé.
Si l’on possède par le menu les grandes et petites dates de sa double vie de peintre reconnu et de négociant en grains âpre au gain, avide d’exemption d’impôts, prompt à la querelle et aux coups ; si l’on a reconstitué en détail son existence de petite nobilité locale et de peintre ordinaire du roi Louis XIII sur fond de Guerre de Trente Ans en Lorraine entre Français et Impériaux ; si l’on n’ignore aucun décès des sept enfants qu’il a perdus face aux épidémies à répétition ni aucune de ses alternances domiciliaires entre Lunéville et Nancy ; si l’on a identifié ses principaux commanditaires et collectionneurs ; on ne connaît, en revanche, aucun portrait ou autoportrait de lui, on ne sait où il fit son apprentissage de peintre, pas davantage s’il est allé ou non à Rome s’initier au ténébrisme auprès des caravagesques qui, partout en Europe, dominaient l’époque et dont son œuvre s’inspire explicitement. On n’a nulle chronologie de la quarantaine d’originaux qui la composaient, dont plusieurs sont supposés perdus ou dorment encore quelque part, et qu’on repère grâce aux copies, dues parfois à la main-même du Maître, dont il faisait abondamment commerce.
Venons-en au peintre universellement connu. Nous avons tous en tête ses œuvres les plus fameuses quand vient à être évoqué Georges La Tour. Citons-en quelques-unes : Le nouveau-né, du musée de Rennes, un bébé emmailloté qui n’est autre que le Christ veillé par sa mère, sans le moindre signe de distinction divine ; les deux Madeleines pénitentes, venues de Los Angeles et de San Francisco ; Le tricheur à l’as de carreau, venu en voisin du Louvre, La servante à la puce du musée de Nancy ; chef d’œuvre des scènes de genre, La diseuse de bonne aventure est restée au Metropolitan de New York.
L’exposition à Jacquemart-André rassemble, en sus de ces scènes qui ont fait la gloire de Georges La Tour, une kyrielle de Saints en extase, à l’étude, en pénitence, ainsi que des joueurs de vielle, des vieillards impassibles. Tous sont silencieux, privés de toute action en cours, figés dans une posture hiératique, l’âme tourmentée, en attente, composant de véritables tableaux de méditation. Il n’existe pas d’extérieur à ces scènes, dont elles seraient l’antichambre. Milieux clos. Pas de fenêtres, de portes, de murs, à peine un sol. Pas de dehors, de ciel, jamais de paysages. Rien, excepté ici un lit, là une chaise ou une table. Rien d’autre du monde matériel. Cellule, prison, retrait du monde. Et toujours, brûle la petite flamme fragile d’une bougie, d’une chandelle, d’une lanterne, sans laquelle régnerait le néant. Elle vient signifier le triomphe de la vie intérieure, l’ascension de l’âme vers le ciel, la foi en Dieu, le rachat.
Le même homme qui s’emploie à s’exempter d’impôts, qui se rend odieux à ses voisins dont il dévaste les terres avec ses chiens, qui roue de coups à l’occasion quelque manant, a produit une œuvre d’une rare spiritualité, hors des catégories de ce monde déchu, comme pour racheter ses intempérances à lui, assurer son salut. Il n’était pas dans son art un ami des hommes ni un émule de Fra Angelico ou de Piero della Francesca et de leurs saints à auréoles. Mais peu ont rendu comme lui l’intériorité des êtres en proie aux affres de la foi.
Georges de La Tour ? Un phare à sa façon ? Peut-être.
Georges de La Tour
Musée Jacquemart André, Paris (75008)
Du jeudi 11 septembre 2025 au dimanche 25 janvier 2026
